Entretien avec Barry Ackroyd, BSC, "Hommage Pierre Angénieux" 2023

"Laisse-moi zoom zoom jazz", par François Reumont pour l’AFC

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Le lauréat de l’Hommage Pierre Angénieux 2023 est un cinéaste qui aime le mouvement. Ayant fait ses armes dans le documentaire, sa passion pour l’image l’amène à croiser le chemin du grand réalisateur britannique Ken Loach qui lui propose de signer les images de Riff Raff, en 1991. C’est avec ce dernier qu’il va faire équipe sur plusieurs films majeurs (Raining Stones, Ladybird, My Name is Joe...) jusqu’à remporter la Palme d’or en sa compagnie avec Le vent se lève, en 2006. Changeant de direction par la suite, il collabore avec Paul Grenngrass (United 93, Captain Philips) et la cinéaste Kathryn Bigelow, dont il signe notamment Démineurs et Detroit. Barry Ackroyd, BSC, revient avec nous sur sa carrière exceptionnelle et nous parle de sa manière de faire du cinéma. (FR)

C’est quoi Cannes pour vous ?

Barry Ackroyd : Cannes, c’est vrai que j’y suis allé déjà plusieurs fois avec Ken Loach ! La salle est assez impressionnante. Je me souviens de ma première projection en compétition, je n’avais pas osé m’asseoir à côté du reste de l’équipe. Je m’étais mis dans mon coin tout seul dans les premiers rangs. À la fin du film j’avais même raté le cortège qui se dirigeait vers la fête ! Avec le recul ça me rend encore nerveux d’y repenser ! C’est d’ailleurs une heureuse surprise de retrouver Ken en compétition cette année. Sinon Cannes, pour moi, c’est aussi l’arrivée à Nice sur Ryan Air, se débrouiller pour trouver un bus jusqu’à la Croisette, enfiler son smoking, et se retrouver tout d’un coup dans la salle lumière... et passer un moment inoubliable. Je me souviens en particulier de l’année où on a présenté My Name is Joe. Une soirée s’en était suivie, avec tous ces Écossais qui étaient venus avec nous faire la fête ! Le lendemain matin, vous avez à peine dormi, vous vous baladez à proximité du palais avec les gars qui nettoient les rues... et puis vous retournez à votre vie normale en reprenant l’avion ! A chaque fois c’est un peu comme une tornade, mais honnêtement c’est fabuleux ! Spécialement je pense depuis le Brexit, ça fait chaud au cœur de passer des moments comme ça, car on sent que le cinéma peut dépasser toutes les barrières à travers son langage universel.

Vous êtes un directeur de la photographie qui aimez le zoom... parlez-nous de cette passion !

BA : Moi je viens d’une formation artistique. Pas une école de cinéma. Et ça a eu une grosse influence sur ma manière de voir les choses. La sculpture, et le sens du poids, du mouvement de l’œuvre est très important pour moi. C’est exactement pareil quand j’éclaire un plateau. Cette relation au mouvement venant ensuite de la manière dont je cadre. C’est peut-être un peu bizarre de penser aux mouvements du sculpteur, mais c’est un peu ça qui me vient en tête quand je me mets à la caméra. Et cette passion pour le zoom vient de mon apprentissage dans le documentaire. Je me souviens de mes premiers films avec une Eclair 16 et un Angénieux 12-120. Prendre la caméra à bras-le-corps, la caler tout contre votre épaule et faire corps avec elle. Votre main gauche se place naturellement sur la bague du zoom, et vous êtes partis !
Cette sensation, je ne peux pas m’en passer. Même aujourd’hui, avec une caméra numérique moderne plus encombrante, je fais installer un Slider et la bague du 24-290 Angénieux tombe naturellement dans ma main comme à l’époque de l’Aaton Super 16. Parfaitement équilibré, l’œil dans la visée, la course du zoom est vraiment idéale pour être utilisée directement à la main. Pas besoin de moteur - ni de commande électronique - ni même de tige. C’est un peu comme jouer du jazz. On se sent au cœur du rythme du film. La seule chose qui me manque bizarrement, c’est le son de la pellicule qui défile dans le corps caméra. Ce petit ronronnement qui accompagnait la prise. Et qui faisait que tout le monde tout d’un coup se concentrait sur le plateau. C’était le marqueur d’une intensité. Et quand, en tant que cadreur, vous vous lancez dans une prise, croyez-moi, vous devez être à l’écoute autant que votre œil fixe le cadre !

Barry Ackroyd en tournage avec un zoom Angénieux Optimo 24-290 mm - Photo Mark Mainz
Barry Ackroyd en tournage avec un zoom Angénieux Optimo 24-290 mm
Photo Mark Mainz

Que pensez-vous de la mutation vers la ultra haute définition qui s’opère depuis l’arrivée des plates-formes ?

BA : Cette course à la définition me semble stérile. Car combien de gens à la fin regardent vraiment les films dans des conditions dédiées ? Moi je continue à croire qu’on peut faire d’excellentes choses avec le S16 mm. Prenez l’exemple de Detroit, le dernier film en date que j’ai pu faire avec Kathryn Bigelow il y a six ans, personne ne m’a fait de remarque sur le manque de définition ou la qualité d’image. Exactement comme Démineurs, le film précédent qu’on avait tourné aussi intégralement avec quatre caméras Aaton Super 16 et que la plupart des gens avait pris pour du 35 mm. Si vous voulez qu’on parle du futur, moi je suis surtout inquiet au sujet de l’intelligence artificielle. Quand on voit maintenant ce que les machines sont capables de fabriquer de manière autonome en termes de photos, je crains que dans un futur plus ou moins proche on arrive à des films générés de la même manière. Les positions caméra, l’emplacement des projecteurs, tout peut être peu à peu enregistré, rentré dans des bases de données sur un plateau pour être ensuite imités n’est-ce pas ? Dès lors, ne verrons-nous pas bientôt des films entièrement réalisés sans même l’utilisation d’un objectif ? Ça, pour le monde du cinéma, ça sera vraiment la fin quand ça arrivera.

Vous parliez de Démineurs, outre le fait que le film ait reçu à la fois l’Oscar du Meilleur film et de la Meilleure réalisation, est-ce un tournant dans votre carrière ?

BA : Ma rencontre avec Kathryn Bigelow a certainement marqué un tournant. C’est par exemple elle qui m’a incité à travailler à plusieurs caméras. Jusqu’alors, avec Ken Loach, je ne travaillais quasiment qu’avec une seule à la fois, en focale fixe la plupart du temps. Soudain, se retrouver confronté à filmer en permanence avec deux ou trois caméras à la fois, ça change profondément votre manière d’aborder un film. Je ne sais pas si ça peut résumer si simplement les deux parties de ma carrière, mais en tout cas il est sûr pour moi qu’il y a un avant et un après Démineurs.

En même temps, le rapport à la réalité est toujours au centre de votre travail, que ce soit à Glasgow ou à Hollywood...

BA : Cette relation à la réalité m’a toujours habitée. Au Royaume-Uni, à mes débuts, il y avait vraiment une très forte présence du cinéma documentaire. Des gens comme Chris Menges par exemple qui faisait des films formidables. Et avant même que je ne devienne directeur de la photographie moi-même sur une fiction, j’avais déjà voyagé dans près de cinquante pays en tournant documentaires sur documentaires. Je pense que ça m’a marqué, et que cette joie de capter le monde avec la caméra est devenue une sorte de seconde nature. Mon choix donc s’est peu à peu orienté vers des films qui pouvaient résonner avec ce constat. Et même si soudain je pouvais par exemple faire un plan avec une grue ou un travelling, j’ai continué à me poser la question de la réalité et de comment j’aurais montré la scène lors de mes années documentaires. Plus tard quand Paul Greengrass par exemple m’a contacté, il m’a confié que ce n’était pas à cause des films de Ken Loach. Au contraire, ce qui l’ avait marqué c’était mon travail sur des docudramas comme Hillsborough ou Sunday.

Barry Ackroyd réglant un plan - Collection personnelle
Barry Ackroyd réglant un plan
Collection personnelle

Vous parlez beaucoup du cadre, et de sa musicalité. Mais à la lumière avez-vous évolué ?

BA : Je pense qu’avec le temps on réussit en tant qu’opérateur à laisser un peu de côté son envie de lumière parfaite pour s’approcher plus de la réalité. Et puis les outils changent, et vous rendent la tâche sans doute plus facile. Par exemple, maintenant avec les Leds, la question de la couleur des sources se règle en un clin d’œil. Avec l’aide d’un pupitreur et d’un bon gaffer, vous pouvez presque, comme je l’ai fait récemment sur The Old Guard 2, éclairer un plateau immense à Cinecittà entièrement avec des lumières de jeu contrôlées en direct. En revanche, certains aspects comme le rendu des visages de deux comédiens aux carnations différentes peut poser plus de problèmes en prise de vue numérique qu’à l’époque du film. Bon, mais ça reste des problèmes annexes, car, avec la postproduction numérique on peut la plupart du temps régler ça … d’ailleurs pour moi c’est la révolution majeure dans notre métier. L’étalonnage numérique a changé profondément les mentalités, notamment avec l’avènement de la phrase magique « On le fera en postproduction ! ».

Revenons aux zooms. Pourquoi ont-ils tant d’importance pour vous ?

BA : La pièce la plus importante d’une caméra est pour moi l’objectif. C’est son œil. Si vous la perdez, vous perdez l’humanité. Et c’est pour cette raison que je trouve que le zoom a beaucoup plus de valeur pour moi sur un plateau qu’une focale fixe. Grâce à lui je peux aller chercher l’émotion, en écoutant la performance. Même si vous êtes en train de filmer au Cambodge ou en Roumanie, et que vous ne comprenez rien à ce qu’il se dit, le langage de l’humanité est toujours là et le zoom vous permet de suivre cette émotion. Tenez, je me souviens de moments sur Démineurs où Kathryn Bigelow venait me voir à la fin d’un plan, « Allez Barry, on se tente une dernière prise, et tu fais ce que tu veux à la caméra... tu la mets sur ton épaule et tu me montres ce que tu vois ! ».
C’est exactement dans ces moments où le zoom devient votre œil. Vous pouvez soudain aller chercher un personnage au milieu d’une foule, vous pouvez faire panoramique filé, vous pouvez soudain donner une troisième dimension très sculpturale à l’image. C’est exactement comme ça que je considère le zoom sur la caméra.

Pourtant certains cinéastes détestent le zoom. Ils trouvent par exemple que ça éloigne la caméra des comédiens…

BA : C’est totalement l’opposé. En focale fixe j’ai l’impression qu’on envisage le découpage plan par plan de manière très hachée. Au contraire, avec un zoom on peut filmer l’intégralité d’une scène en un seul plan, tout du moins enchaîner très facilement plusieurs valeurs sans même que le comédien ne s’en aperçoive. Je me souviens par exemple d’un des premiers jours de tournage sur Capitaine Phillips. Tom Hanks se retourne à la fin d’une prise vers Paul Greengrass, le réalisateur, lui demandant de quelles valeurs de plan il a ensuite besoin pour la scène... Paul lui répond en souriant : « C’est OK, Tom, Barry a déjà filmé tout ce dont j’ai besoin dans la dernière prise ! » 
La question n’est bien sûr pas de faire des zooms avant zoom arrière, comme un jouet, non... c’est juste de trouver le bon équilibre, la bonne échelle de plan à chaque moment, et le bon rythme. Que l’acteur décide de se lever ou pas… qu’il aille au fond de la pièce ou qu’il reste à côté de la caméra... C’est impossible de faire la même chose si vous êtes en focale fixe en grand-angle. Vous savez, c’est tout un art d’utiliser le zoom. C’est comme un instrument de musique ! Du jazz, exactement du jazz.

Une scène de votre filmographie qui vous revient en tête et dont vous êtes particulièrement fier ?

BA : Sur le film Green Zone, de Paul Greengrass. Une séquence de poursuite dans les rues de Bagdad de nuit avec Matt Damon. Pas mal de pages de script à couvrir, et soudain la nouvelle qui tombe : notre star doit absolument repartir plus tôt que prévu. Je me souviens très bien qu’on a pris 1h30 avec l’équipe pour tout organiser et parvenir à filmer la séquence presque en une seule prise. En disposant trois caméras tout au long du trajet, la première à l’épaule que je cadrais, la seconde sur un Cable Cam qui prenait le relais, la troisième sur Steadicam l’attendant en bout de trajet du câble, moi-même le récupérant pour la fin de la scène à l’épaule dans une voiture, tandis que j’avais couru hors champ parallèlement à l’action. L’enjeu n’était pas bien sûr de faire un plan séquence, mais juste de pouvoir couvrir autant de minutes utiles en si peu de temps. C’était un vrai challenge, et quand Matt est parti prendre son avion en catastrophe après trois prises on était tous très fiers d’avoir sauvé cette scène.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)