Entretien avec David Chambille à propos de "France", de Bruno Dumont
France de Meurs est une journaliste vedette de la télévision française. Sa célébrité et un enchaînement d’événements vont entraîner sa chute.
Basé sur le roman de Charles Péguy, Par ce demi-clair matin.
Avec Léa Seydoux, Blanche Gardin et Benjamin Biolay
Comme un roman photo
David Chambille : C’est la première direction que Bruno m’a donnée pour aborder le film. Une représentation du monde volontairement fabriquée, artificielle ; un décor comme une toile peinte, un fond de scène. S’éloigner du réalisme pour faire évoluer le personnage interprété par Léa Seydoux dans un univers délibérément factice, mettant en évidence le peu de prise qu’elle a avec son propre environnement et l’illusion dans laquelle elle vit. Cette esthétique entre en résonance avec l’univers de la télévision où elle travaille, avec les images de plateau en direct, les multiples écrans qui diffusent les reportages de la journaliste star, les réseaux sociaux évoqués, les magazines.
Dans son appartement personnel, et dans la même idée, c’est une grande photo de la place des Vosges qui est placée derrière les fenêtres pour évoquer un Paris figé de carte postale.
Et quand les personnages sont dans des véhicules, c’est une projection sur écran de cinéma qui défile par les fenêtres. La réalité de l’habitacle du véhicule disparaît totalement pour laisser place à un paysage reconstruit et fantomatique. Pour une fois, on n’a pas cherché à refaire en studio une scène de voiture réaliste ; mais, au contraire, à conserver et renforcer les décalages de ce système de rétroprojection : vibration de la pelure en arrière-fond et accélération de son défilement, rétroprojection en boucle, erreur de parallaxe, différence de rendu d’image entre l’avant et l’arrière-plan.
Une esthétique très travaillée, volontairement voyante
DC : Dans l’approche générale de l’image pour Jeanne [le précédent film de Bruno Dumont], nous nous étions basés plutôt sur une peinture primitive. Pour France, l’inspiration était tout autre, plus baroque, outrancière, débordante. La richesse pléthorique des décors, qu’ils soient d’intérieur (appartement de France, plateau TV, salle de réception) ou d’extérieur (montagne bavaroise enneigée, fontaine Médicis automnale, ville bombardée) s’harmonise avec les tenues extravagantes de France dans un foisonnement de couleurs et de motifs. Nous avons soutenu cette esthétique avec des cadres en contre-plongée, en courte focale, pour rendre les décors imposants, parfois écrasants ; et par un étalonnage saturé, riche de nuances colorées.
Des optiques adaptées à cet esthétisme
DC : Cette volonté nous a amenés à choisir des optiques précises et contrastées, les Master Prime, associées à une Alexa Mini en OpenGate. Bruno n’apprécie pas l’effet de la longue focale et préfère toujours garder un angle de prise de vues très ouvert, quitte à se rapprocher fortement des acteurs pour les gros plans. Les focales les plus utilisées étaient le 25 mm, le 32 mm et le 40 mm. Bruno favorise des mouvements dans l’axe, que ce soit un personnage qui se déplace vers la caméra pour venir la frôler ou, au contraire, la caméra qui se rapproche doucement des personnages en travelling avant. Les focales courtes rendent ces mouvements dans l’axe plus forts, plus expressifs. Elles permettent aussi d’embrasser tout un décor extrêmement vaste tout en restant proche des comédiens (l’appartement de France avec sa décoration foisonnante, la montagne du sanatorium, la Tour Eiffel…).
Ce qui est primordial pour Bruno Dumont…
DC : C’est le piqué de l’image, la restitution des détails et la brillance de l’œil. C’est pourquoi nous n’avons jamais utilisé de filtres diffuseurs, au contraire nous avons essayé de garder une image contrastée et dynamique. Le travail spécifique sur le visage de Léa Seydoux consistait à créer une douceur et une direction enveloppante pour la magnifier, tout en gardant une lumière brillante et vive permettant de soutenir son regard et son émotion. Léa a vraiment une photogénie incroyable, un magnétisme à l’image dont on s’est rendu compte immédiatement aux essais filmés et qui ne s’est jamais démenti.
Sortir de la zone de confort : la météo
DC : Si Bruno s’en tient de manière systématique à son découpage, il n’en reste pas moins très ouvert aux aléas du tournage. Tout ce qui peut secouer un peu le tournage, malmener ses prévisions, est accepté et intégré très rapidement. Par exemple, les aléas de la météo ne sont jamais un problème pour lui, il s’adapte immédiatement et sait tirer profit de ce qu’il trouve le jour du tournage. Le meilleur exemple est la scène du sanatorium en Bavière où nous devions tourner en été, profitant de la nature luxuriante, de l’herbe verte et grasse, des piscines d’extérieur, etc. Au final, le tournage s’étant décalé, nous y avons tourné en hiver, deux jours après une énorme chute de neige. Tous les paysages étaient différents, le lac était gelé, les champs recouverts d’une épaisse couche de neige. Cela n’a pas été un problème et le scénario a été adapté pour tirer le meilleur de cette nouvelle situation.
Sortir de la zone de confort : les comédiens, les cascades
DC : De la même façon, il est très respectueux des acteurs qu’il a choisis, professionnels ou non. Il sait accepter leurs fulgurances comme leurs hésitations, les dérapages ou les approximations. Certaines cascades, ou certains effets spéciaux, peuvent finir par être un peu hasardeux, mais cela est vite admis et intégré comme quelque chose de bénéfique, ou au moins comme quelque chose qui peut nous faire sortir du conventionnel.
L’indispensable travail en amont
DC : Bruno fait lui-même son découpage très tôt, avant même parfois que les décors soient entièrement validés. C’est un élément important, structurant, lui permettant par ailleurs d’être très ouvert à la surprise, à l’inopiné, à la recherche, à l’originalité. Il lui reste fidèle et tout le monde essaie de s’y tenir le plus possible, ce qui nous a occasionné pas mal de défis pour certaines scènes ou certains décors.
Défi 1/
Pour la scène de l’accident de voiture, que Bruno souhaitait irréelle et morcelée, nous avons mélangé des plans tournés en Italie, sur la côte d’Azur, en studio à Paris, avec des paysages en rétroprojection… Avec parfois deux mois d’intervalle entre deux plans qui se suivent au montage.
Défi 2/
Le découpage de Bruno est à la fois très simple, évident et, en même temps, parfois complexe à mettre en place… Comme dans la longue scène sur l’eau où la journaliste accompagne des migrants, pour laquelle nous avons dû gérer, avec des moyens limités, une chorégraphie de bateaux en pleine mer.
Défi 3/
Ou encore la scène où la journaliste traverse un village bombardé tout en continuant à faire son reportage sous les explosions.
Sur France, où nous avons utilisé plus de VFX et de SFX que sur Jeanne, il nous a fallu une préparation conséquente pour tout mener à bien.
L’univers de la télévision contraste avec le reste du film
DC : Après plusieurs tests, nous avons choisi, avec Bruno, d’utiliser directement le matériel installé sur le plateau de CNews où nous avons tourné. Les caméras de télévision avaient ce rendu à la fois très défini mais peu nuancé qui nous permettait de trancher avec notre univers cinéma. Nous avons accentué cette différence à l’étalonnage pour obtenir des couleurs très fortes et des contours appuyés. Pour certaines parties des reportages à l’étranger nous avons préféré tourner avec une Amira configurée en S16 HD pour se rapprocher d’un capteur 2/3 de pouces et de sa profondeur de champ caractéristique.
Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC