Entretien avec Denis Lenoir, AFC, ASC, ASK, à propos de "Bergman Island", de Mia Hansen-Løve

Les solstices de Farö, par François Reumont, pour l’AFC

by Denis Lenoir

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Bergman Island est le septième film de la réalisatrice Mia Hansen-Løve. Cette ballade pour cinéphiles prend comme décor unique l’île de Farö, où le maître suédois a vécu, filmé et repose depuis sa mort en 2007. Un pèlerinage incarné à l’écran par le couple Tim Roth et Vicky Krieps ; interprétant eux-mêmes un couple de cinéastes qui ne peut qu’évoquer celui que la réalisatrice forma jadis avec Olivier Assayas. Denis Lenoir, AFC, ASC, ASK, fidèle compagnon de route à la fois de l’un et de l’autre, nous raconte les particularités de ce film d’été scandinave. (FR)

Le film a connu une production compliquée, racontez-moi donc ces péripéties...

Denis Lenoir : Alors que le début du tournage se rapprochait et que nous étions en pleins repérages sur place au mois de mai 2018, Mia perd ses deux comédiens principaux. Le film aurait pu s’arrêter avant même d’avoir commencé... Mais Mia, pleine de ressources, rebondit en proposant un rôle à Vicky Krieps. La comédienne luxembourgeoise accepte le rôle mais le personnage de Tony reste sans interprète... Néanmoins, Mia parvient à convaincre les producteurs de s’engager dans une première session de prises de vues, en commençant par toute la partie "film dans le film", interprétée par Mia Wasikowska et Anders Danielsen. Mais comme elle sait qu’il est important de verrouiller son casting, elle insiste pour filmer le plus possible de scènes avec Vicky Krieps. Le tournage démarre alors début août pour s’achever mi-septembre. Nous nous séparons avec ce film inachevé, espérant que le comédien manquant sera trouvé pour redémarrer l’été suivant. Finalement Tim Roth rejoint le film durant les mois d’hiver et nous repartons début juin 2019 pour un mois de plus sur l’île de Bergman...

Screenshot from trailer | Les Films du Losange


C’est un des rares films tournés en pellicule de la Sélection Officielle...

DL : Ce n’est pas le premier film que nous faisons ensemble, je connaissais donc la passion de Mia pour l’argentique. Il n’y avait que sur son film Eden qu’elle avait accepté de tourner en numérique, par manque de budget. Mais sur ce film, elle était bien décidée à retrouver la pellicule, comme nous l’avions fait sur L’Avenir, en 2 perfs pour économiser le métrage négatif et les frais de laboratoire. Une décision qui ne m’enthousiasmait pas du tout !

Êtes-vous devenu allergique à l’argentique ?

DL : Non, bien entendu. J’aime le 35 mm mais je n’en suis pas nostalgique. Je trouve que le gain de sensibilité apporté par les caméras numériques permet désormais au directeur de la photo de ne plus avoir à éclairer pour exposer. Ce qui n’est pas tout à fait vrai en film. Sauf à exploiter sans complexe la sous-exposition, ce qui ne m’arrivait jamais auparavant, veillant toujours à livrer un négatif bien dense. Mais sur ce film, j’ai peu à peu mis les bons préceptes de la rue de Vaugirard de côté, m’aventurant de plus en plus loin dans le pied de courbe, sachant bien que les solutions de dé-bruitage offertes aujourd’hui pourraient ensuite rattraper certains plans si nécessaire.

Selon vous, tourner en film ne conserve plus aucun avantage ?

DL : Si, il y en a un dernier que je dois encore concéder : le "motion blur". Il faut reconnaître qu’il n’est pas aussi beau en numérique. Chaque image lors d’un panoramique, par exemple, restant plus nette, qu’en argentique, trop nette. Mais même face à cette différence objective, des solutions numériques sont en cours d’élaboration. Des offres expérimentales en post aux USA ayant déjà démontré la possibilité de recréer ou de diminuer le "motion blur" à l’échelle de chaque image numérique... Donc, on peut très bien imaginer appliquer bientôt des traitements en postproduction sur les plans du film qui en auraient besoin....

Vous revendiquez n’avoir aucun style en tant qu’opérateur... c’est grave docteur ?

DL : Je vais sans doute m’attirer les foudres de certains de mes collègues mais sans coquetterie, ou fausse modestie, je suis convaincu que les décors, les costumes et les comédiens forment l’essentiel du travail d’image au cinéma. Sur Carlos, par exemple, la minisérie en trois épisodes d’Olivier Assayas sur laquelle j’ai partagé la caméra avec Yorick Le Saux, il est absolument impossible de reconnaître qui a filmé quoi. Pourtant, aucune directive nous dirigeant vers un choix d’image particulier n’avait été donnée par Olivier Assayas. Quant à nos échanges techniques entre DoP, ils s’étaient résumés à utiliser la même pellicule et la même manière de filtrer les optiques... Une observation qui s’est reproduite sur Cuban Network, le film produit par Netflix que Yorick et moi avons de nouveau partagé. D’un film à l’autre, je pense sincèrement offrir une photo différente qui est la résultante de comédiens, de costumes et de décors différents. Les photos d’exploitation qu’on affichait jadis dans les entrées de cinéma, et qu’on découvre désormais en ligne, ne sont-elles pas finalement l’image du film ? Ce que le spectateur identifie du film : à savoir une époque, un visage, un décor... ? La matière brute cinématographique en quelque sorte avant même que le directeur de la photo s’en empare.

La part de la lumière est donc négligeable ?

DL : Non, la part du directeur de la photo n’est pas négligeable, mais il doit surtout être là pour exploiter au mieux ce qu’on lui donne à filmer. Une responsabilité qui, il faut le reconnaître, est bien moins lourde depuis l’avènement du numérique puisqu’on voit maintenant, sur d’excellents moniteurs, l’image exactement telle que nous l’enregistrons.

Screenshot from trailer | Les Films du Losange


Prenons, par exemple, la scène de mariage nocturne dans Bergman Island : je la trouvais très belle dans l’œilleton de la caméra, elle pourrait aisément faire partie de la bande démo de tout directeur de la photo normalement constitué. Mais en réalité peu d’éléments de cette scène sont à porter à mon crédit : le décor est juste somptueux, le crépuscule splendide, la déco avait placé des lampions et des torches au bon endroit... N’importe lequel de mes collègues aurait sans doute fait à peu près la même chose en matière de lumière d’appoint sur le plateau, et l’image n’aurait pas souffert de grandes différences.

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Bergman Island est un film très solaire... on se croirait presque sur une île grecque !

DL : Mia avait la volonté, tout comme nous l’avions déjà fait sur L’Avenir (2016), de proposer une image estivale, légère, pour servir de contrepoint au côté assez dramatique de l’histoire. Certes le propos de Bergman Island est moins sombre que son précédent film, mais elle avait délibérément situé cette histoire au milieu de l’été. Autour de ce 21 juin que les Scandinaves appellent le "midsommar".
Chez nous, c’est le solstice qui marque seulement le début officiel de l’été mais qui, à leur latitude, n’a pas exactement la même signification. Le film est donc devenu un authentique film solaire. L’été 2018 étant même très sec là-bas, il y a moins de vert dans l’image que nous aurions aimé, les bruns et les jaunes de l’herbe sèche s’invitant dans la palette des extérieurs. J’avais même envisagé un temps de retoucher certains plans pour ramener ponctuellement du vert, mais le budget ne nous l’a pas permis.


C’est aussi un grand film de travellings...

DL : Notre chef machiniste belge Témoudjine Janssens a vraiment été un des piliers du film. Mia souhaitant utiliser énormément de mouvements, il a été quotidiennement sollicité pour installer avec ses deux machinistes des mètres et des mètres de rails. Pour autant la caméra ne s’est jamais lancée dans des mouvements trop manifestes. Le rythme donné par la réalisation, et la chorégraphie avec les comédiens, rendent ces mouvements assez discrets, naturels. L’utilisation fréquente de rails étroits a également été pertinente. L’encombrement réduit au sol facilitant par exemple des mouvements arrière de face avec les acteurs de part et d’autre du rail.

Un mot sur le format 2,40 en TechniScope ?

DL : Mia souhaitait tourner le film à l’origine en 1,85. Même si je lui suggérais depuis les repérages de travailler en 2,40, elle n’en était pas convaincue, pensant que son premier film en langue anglaise n’avait pas besoin de cette touche un peu trop "américaine" à son goût. Travaillant alors avec un laboratoire argentique de Stockholm, qui avait manifestement négligé nos essais, nous nous sommes retrouvés avec des rushes en format large (le 35 2P étant par défaut du 2,40). Si on rajoute les quelques rayures et poussières mal gérées, ces premiers résultats peu rassurants m’ont immédiatement poussé à délocaliser le développement et le scan vers la Belgique. L’autre conséquence, plus inattendue, a été que Mia a visionné ces essais au format large, et a finalement convenu que le 2,40 était bel et bien fait pour l’île de Farö. À mon immense satisfaction !

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De quoi êtes-vous le plus fier sur ce film ?

DL : En fait je me rends compte que beaucoup de réalisateurs me demandent une photo "invisible". J’avoue que c’est un concept très français et que je suis peut-être parti aux USA au moment de ma carrière où j’ai cherché à faire des films "plus marqués visuellement". Mais avec le temps, je dois reconnaître que la photo invisible, c’est finalement ce que je fais le mieux ! Sur Bergman Island, j’espère donc avoir réussi à obtenir une lumière discrète, mais tout de même extrêmement plaisante. En quelque sorte réussir l’inconciliable : une photo dont je suis fier, mais que personne ne remarque !

Un couple de cinéastes s’installe pour écrire, le temps d’un été, sur l’île suédoise de Fårö, où vécut Bergman. À mesure que leurs scénarios respectifs avancent, et au contact des paysages sauvages de l’île, la frontière entre fiction et réalité se brouille…

Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC