Entretien avec Jackie Buet, directrice et fondatrice du Festival de Films de Femmes de Créteil

par Claude Garnier, AFC
Impressionnée par la longévité du Festival international de Films de Femmes (31 ans) et sensible aux questions que soulève sa spécificité, j’ai proposé à sa fondatrice et programmatrice, Jackie Buet, de l’interviewer.

Claude Garnier : Qu’est-ce qui explique pour toi la longévité de ce festival ?
Jackie Buet : Pour moi, ce festival, c’est un lieu d’observation du monde. Il accompagne depuis trente ans l’évolution entre cinéma et politique. Les films de femmes présentés ici ne cherchent pas seulement à répondre à la préoccupation des femmes mais ils se font l’écho de cette dualité du monde qu’est : le féminin et le masculin. Cette question bouge, elle n’est jamais enfermée et c’est passionnant à vérifier ici.
Dans les documentaires, les sujets sont particulièrement politiques. Mais les femmes s’emparent aussi de sujets assez intimes à l’intérieur du foyer ou de l’habitation " entre les murs ". Mais entre les murs c’est politique aussi. C’est une façon d’avoir des nouvelles de l’intérieur. Le front politique n’est pas seulement à l’extérieur, dans la rue, il est aussi dans les maisons. Et ça les réalisatrices savent très bien le montrer.

Est-ce que ce n’est pas aussi l’obstination qui paie. Creuser le sillon, c’est ça qui fonctionne et peut-être explique que ce festival dure depuis trente ans ?
JB : Oui, c’est sûr, nous avons tracé des chemins de traverse et de liberté pendant ces trente dernières années. J’ai eu des utopies pour que la société bouge autrement. Le festival est un peu héritier de tout ça.
A la base il y a deux attaches très importantes pour ce festival :
La première, c’est mon investissement sur le mouvement des femmes, la défense des femmes. C’est une attache que je n’ai jamais reniée. C’est ma génération, mon histoire. Je ne vois pas comment je pourrais me détourner de cette préoccupation.
Même si la situation a évolué, il reste que, à l’intérieur du cinéma, tout n’est pas résolu. Et si en France les réalisatrices représentent 12 à 15 % de la totalité des réalisateurs, dans de nombreux autres pays elles ne sont que 2 ou 3 %.

La deuxième attache à l’origine du festival c’est la recherche obstinée des réalisatrices à travers le monde. Au début il fallait aller très loin. Seul le festival de Berlin nous a beaucoup aidées car il a eu une grande ouverture.
Je suis très motivée par la démarche des réalisatrices : ça me touche énormément, personnellement et artistiquement. L’exemple de détermination montré par ces femmes donne envie d’être assez autonome, acteur ou actrice de sa propre vie. La petite réalisatrice des Bahamas (Maria Govan) qui a eu le prix " Graine de cinéphage " (avec Rain) est assez extraordinaire. C’est son premier film. Elle est née dans un pays très pauvre, au lourd passé colonial. Elle a fait un film à la fois politique et qui met en avant la liberté individuelle malgré les difficultés.

La troisième attache c’est l’engagement auprès des artistes, des auteurs : défendre leur prise de position dans le domaine culturel, soutenir les démarches innovantes. Il n’y a pas une écriture de femme, mais chacune a son écriture.
Si l’on prend trois films de ce festival : le russe, le chinois, le brésilien, chaque film a sa manière d’aborder le rapport masculin féminin, trois réponses dans la liberté de filmer.

Est-ce que l’éloignement de Créteil ne pose pas de problème par rapport à la fréquentation du festival ?
JB : Non pas vraiment, et puis c’est important qu’il y ait des choses qui se passent en banlieue. Il y a aussi une espèce d’osmose entre la vie de banlieue où il y a beaucoup de communautés mélangées et le festival qui porte un grand questionnement sur ce qu’est l’interculturel. Cette dimension-là est très présente chez nous. Il ne s’agit pas seulement du masculin et du féminin, mais de toutes les différences interculturelles, du respect des différences.
Les gens qui viennent ici vivent souvent le festival en immersion. C’est un public mixte, tout comme le jury est mixte. Ils voient beaucoup de films. Le voyage qui leur était proposé cette année était un voyage tumultueux à travers les grandes questions de société et de vie. L’impact de la crise mondiale et économique était sensible dans les réactions du public. Cette année ils sont repartis avec une cartographie du monde imprimée sur la peau. Ce sont des moments qui te chargent au lieu de te plomber.

Qu’est-ce qui a motivé la programmation " Frontières invisibles " ?
JB : Il s’agissait de mettre en lumière toutes ces frontières invisibles qu’on ne connaît pas mais qui rendent les choses difficiles, qui font que les communautés ont du mal à se rencontrer. Et puis aussi regarder qu’est-ce qu’on perd quand on franchit ces frontières invisibles, frontières de l’intime, frontières entre toi et l’autre. Il y a des liens mystérieux. J’aimerais continuer un programme sur ce qui fait qu’il y a une rupture, un passage.
Cette sélection laissait une large place aux cinéastes américaines qui sont peut-être plus marginales dans le cinéma américain mais continuent de faire un cinéma audacieux et souvent plus expérimental.
Elles parlent de l’espace, de la lutte des classes, de la marginalité, des nouveaux migrants, de la pauvreté, des communautés et de la diversité culturelle, de la guerre en Irak, de l’économie, des espoirs portés par Barak Obama.

Comment envisages-tu l’avenir de ce festival ? Quelle est ton ambition pour le futur ?
JB : Pour moi ce qui est important c’est de continuer à aller chercher là où le cinéma est vivant. La compétence qu’ont acquise les réalisatrices est forte de démarches et de thématiques extrêmement enrichissantes.
Bien sûr je souhaite un élargissement de l’audience, mais c’est en train de se faire. Pour moi trente ans de festival, c’est presque le début de quelque chose.
L’intitulé du festival nous a bloquées dans une image fausse qui nous a un peu emprisonnées.

Alors que notre programmation traverse les âges, les époques, l’histoire. Ce n’est jamais fini.
Je crois que ça m’embêterait de changer d’intitulé. On a accompagné un mouvement. On a un sens dans l’histoire. Peut-être faudrait-il adjoindre un sous-titre.
Les gens qui ont un peu catalogué ce festival comme un ghetto ont un apriori d’image arrêtée. Alors que même si cela s’appelle " Films de femmes ", ça ne veut pas dire qu’elles ont une seule manière de faire du cinéma. Elles sont toutes différentes. Il y a une ouverture de point de vue passionnante. Ce festival est le plus ancien au niveau des films de femmes. Il est très apprécié à l’étranger et moins en France, c’est dommage. J’aimerais que la presse quotidienne et la presse spécialisée se déplacent plus. Notamment les Cahiers qui ne sont pas venus une seule fois faire un reportage à Créteil en trente et un ans.
J’aimerais qu’il y ait des chercheuses qui se penchent sur le festival de Créteil, des ouvrages qui rendent compte de la richesse de la démarche des réalisatrices, de la richesse des films qu’on a découverts.

En attendant, nous travaillons déjà sur la programmation du festival 2010 qui se déroulera du 2 au 11 avril et offrira entre autres un panorama du cinéma africain, de l’Afrique du Nord à tout le continent en suivant les itinéraires de réalisatrices incroyables. Quand on voit les obstacles qu’elles ont franchis pour réaliser leur film, ça donne envie de se bagarrer.

Propos recueillis par Claude Garnier, le 7 avril 2009