Entretien avec Marcel Zyskind, DFF, à propos de "Falling", de Viggo Mortensen

Au nom du père

Contre-Champ AFC n°313

[ English ] [ français ]

Marcel Zyskind, DFF, est un directeur de la photo danois qui a signé, entre autres, les images des films du réalisateur britannique Michael Winterbottom. Il a également travaillé sur plusieurs documentaires, clips ou campagnes publicitaires. Proche de Viggo Mortensen depuis leur expérience commune de tournage sur The Two Faces of January, de Hossein Amini (le scénariste de Drive), c’est lui que la star internationale a choisi pour mettre en image son premier film en tant que réalisateur, Falling, en Compétition principale de Camerimage. Un film qui oscille constamment entre passé et présent pour évoquer la relation compliquée d’un fils à son père. (FR).

John vit en Californie avec son compagnon Eric et leur fille adoptive Mónica, loin de la vie rurale conservatrice qu’il a quittée voilà des années. Son père, Willis, un homme obstiné issu d’une époque révolue, vit désormais seul dans la ferme isolée où a grandi John. L’esprit de Willis déclinant, John l’emmène avec lui dans l’Ouest, dans l’espoir que sa sœur Sarah et lui pourront trouver au vieil homme un foyer plus proche de chez eux. Mais leurs bonnes intentions se heurtent au refus absolu de Willis, qui ne veut rien changer à son mode de vie...

Comment est né ce film ?

Marcel Zyskind : J’ai rencontré Viggo Mortensen en 2013 sur le tournage de Two Faces of January dont je signais l’image. Parlant comme moi danois (c’est une de ses deux langues maternelles), on a sympathisé très vite et échangé sur la photo (qui est une autre passion du comédien). Il m’a également parlé d’idées de longs métrages qu’il préparait en tant que réalisateur depuis déjà quelque temps. Parmi ceux-ci, il y avait l’adaptation d’un roman baptisé The Horsecatcher, dont le personnage principal est un jeune Indien cheyenne qui se passionne plus pour les chevaux que pour la guerre ou la chasse. Un très beau script, mais un film pas facile à tourner avec des enfants et des animaux ! Le film traînant à se monter financièrement, une autre opportunité s’est présentée à Viggo pour pouvoir mettre en chantier au Canada Falling, cet autre projet, plus personnel, qu’il avait lui-même écrit. Dès la lecture du scénario, j’ai été enthousiasmé par le film et je l’ai immédiatement appelé pour l’assurer de mon engagement sur le projet, même si le budget n’était pas, à ce moment-là, tout à fait bouclé...

Viggo Mortensen et Marcel Zyskind - Photo Brendan Adam-Zwelling
Viggo Mortensen et Marcel Zyskind
Photo Brendan Adam-Zwelling

Comment avez vous choisi les lieux ?

MZ : Je me souviens qu’on a démarré très tôt des repérages sur place dans l’Ontario. J’ai moi-même la chance d’avoir des amis qui possèdent une société de location de matériel à Copenhague. J’ai donc pu emprunter facilement une caméra et quelques optiques, et partir faire le tour des endroits potentiels pour le film. Le scénario repose beaucoup sur la mémoire, et ça me semblait très important d’avoir un maximum d’ambiances pour le montage, à des moments et à des saisons différentes. D’autant plus qu’au Canada, quand le plan de travail d’un film est situé en plein hiver, c’est objectivement difficile d’obtenir autre chose que de la neige !
Quoi qu’il en soit – même au-delà de Falling –, ça me semble être un des avantages majeurs du numérique. Avoir la caméra pour les repérages, c’est une chose que je demande désormais pour chaque film. Cette liberté de partir presque seul et de ramener des plans d’endroits qu’on ne traversera peut-être qu’une seule fois dans sa vie, c’est un vrai plus. Que ce soit pour trouver peu à peu le style ou les ambiances qui vont être au cœur de la cinématographie, ou tout simplement pour donner aux monteurs du matériel qu’il sera de toute façon impossible à recréer lors du tournage.

Quels plans avez-vous pu ramener ?

MZ : Parfois, c’était juste des paysages filmés depuis la fenêtre de la voiture avec l’Arri Alexa Mini alors qu’on passait d’un lieu à un autre... D’autres fois, des plans de paysages beaucoup plus classiques, sur pied, dont certains apparaissent dans le montage final, ou qui nous ont même servi pour tricher avec les comédiens tournés sur fond vert. La présence avec nous de Carol Spier (la directrice artistique de Cronenberg), lors de ces repérages, a également été très utile, nous permettant de lister tout ce qui nous venait à l’idée, en termes de décoration, d’accessoirisation. Je me souviens que Viggo a pu parfois jouer la doublure de son père jeune (Sverir Gudnason), en amorce sur certaines prises, sortant d’une grange ou de dos sur un tracteur...

Il y a dans le film un contraste de tons assez fort entre le passé et le présent...

MZ : D’un point de vue général, notre sentiment était d’aller photographiquement vers des ambiances assez chaudes pour le passé, tandis que le froid et la neige envahiraient plutôt le présent. Avec naturellement le contrepoint du tournage californien contemporain, où le soleil, même hivernal, trancherait avec les ambiances glacées canadiennes. C’est en partie cette décision qui a déterminé plus ou moins l’ordre de tournage, sachant qu’on devait se caler sur la neige. Tout en prenant en compte l’évolution du décor de la ferme familiale, passant des années 1960 pour les flash-backs au temps présent (essentiellement dans la dernière partie du film). C’est pour cette raison qu’on a commencé par la fin du film, sous la neige, l’équipe de Carol Spier s’occupant ensuite de retoucher la ferme pour pouvoir tourner tous les flash-backs, comme notamment le décor de la cuisine qui est un de ceux qui reviennent entre le passé et le présent.

Marcel Zyskin, Viggo Mortensen et Hannah Gross - Photo Brendan Adam-Zwelling
Marcel Zyskin, Viggo Mortensen et Hannah Gross
Photo Brendan Adam-Zwelling


Viggo Mortensen, Sverrir Gudnason, Grady McKenzie et Hannah Gross - Photo Brendan Adam-Zwelling
Viggo Mortensen, Sverrir Gudnason, Grady McKenzie et Hannah Gross
Photo Brendan Adam-Zwelling

Enfin, les quatre derniers jours de tournage ont été consacrés à la partie californienne, et notamment à cette longue scène de repas familial dans le jardin qui représentait près de quinze pages de dialogue dans le scénario.

Parlons un peu de cette scène...

MZ : Ce n’était pas facile à gérer. D’autant plus qu’on a dû la tourner à deux caméras très mobiles, au contraire du reste du film. Comme Viggo avait décidé d’utiliser ces travellings autour des personnages attablés pour augmenter cette sensation de malaise ressenti par Willis (Lance Henriksen), il fallait impérativement veiller à la continuité de prise à prise, notamment sur le timing des répliques. Pour filmer ce moment, je me souviens, par exemple, avoir revu la séquence d’ouverture de Reservoir Dogs, avec le fameux monologue sur Madonna. C’était exactement l’idée, avec un travelling circulaire et la caméra qui s’arrête à un certain moment, pour repartir dans le sens opposé. C’est la seule scène pour laquelle j’ai fait appel à des cadreurs, ce qui m’a permis de prendre un peu de recul et d’être peut-être encore plus vigilant aux raccords et à la lumière.

Le film est en anamorphique, pourquoi ce choix ?

MZ : Bien que ce soit manifestement beaucoup plus un film de personnages que de paysages ou d’ambiances, il me semblait juste de partir en anamorphique, surtout pour gommer ce côté un peu plat de la prise de vues sphérique. Je n’utiliserais pas le terme "plus cinématographique", dont les agences de publicité raffolent, mais bien cette sensation d’être dans une réalité un peu différente...
Ce qui me semble évident, c’est que depuis l’avènement du numérique je trouve que l’anamorphique a retrouvé une reconnaissance sur les plateaux qu’il avait perdue depuis l’âge d’or du cinéma jusqu’aux années 1990. C’est peut-être aussi une certaine envie de nostalgie du temps où on tournait encore en pellicule ? Une chose est sûre, d’un point de vue purement pratique, c’est que je ne me suis pas facilité la tâche en tournant en Scope sur ce film. Surtout avec la présence à la fois d’enfants et d’adultes dans le cadre, ce qui pose toujours, en anamorphique, des problèmes de gestion de hauteur de cadre, et donc, parfois, de trop grande largeur de champ.

Quelles optiques avez-vous choisies ?

MZ : Panavision Toronto m’a fourni l’excellente série G qui a servi pour la plus grande partie du film. Avec également deux zooms (37-85 mm et 70-200 mm) en complément pour les séquences de jeu un peu complexes, comme dans le restaurant thaï ou le repas dans le jardin que je viens d’évoquer. Pour les parties du passé, j’ai opté pour une série Lomo vintage, ainsi que quelques objectifs modernes Atlas Orion.

Quelle est cette marque ?

MZ : C’est un nouveau fabricant, cofondé par un directeur de la photo américain, Dan Kanes. Des objectifs un peu plus modernes dans le look que les séries Lomo, mais surtout radicalement différents dans leur conception mécanique, ce qui les rend beaucoup plus faciles à utiliser. J’aime bien ces optiques, comme la série G de Panavision, elles offrent un peu de distorsion, mais pas trop, par exemple...

Une autre séquence de dialogue assez longue à deux est celle, nocturne, de la cuisine chez John, avec la bouteille de whisky...

MZ : C’est vraiment la première grande scène entre eux dans le présent. Comme la scène est longue, on se demande forcément, à la caméra, ce qu’on va bien pouvoir faire pour dynamiser un peu la chose. Là, il n’était pas question de faire des mouvements d’appareil (comme dans la scène du repas dans le jardin). On a donc décidé d’abord de scinder la scène en trois parties. En passant de l’autre coté de la ligne des regards sur la deuxième partie, et en arrivant ensuite à des gros plans très frontaux au milieu... pour repasser à la fin au dispositif de champ-contre-champ du début, mais avec des hauteurs caméra un peu plus basses et une légère contre-plongée pour rendre un effet un peu plus apaisé. Parallèlement – et vous ne le remarquerez peut-être pas à la première vision –, j’ai décidé d’assombrir graduellement l’arrière-plan du décor pour laisser, à la toute fin, les personnages seuls sur un fond de pénombre. Ce n’est pas un effet manifeste, mais plus des petites touches où, çà et là, quelques lumières de jeu sont peu à peu éteintes sans pour autant attirer l’œil du spectateur...

Il y a une scène dans le passé où la mère quitte la ferme avec ses enfants. Ça se passe dans l’entrée de la ferme avec une découverte très grise sur l’extérieur. Une ambiance presque crépusculaire...

MZ : C’est amusant que vous choisissiez de parler de cette scène... car c’est l’une de celles dont je ne suis pas totalement satisfait de l’image. Personnellement, je trouve les personnages un peu trop éclairés à la face ! En fait, j’ai dû me battre un peu avec le lieu où la lumière est censée venir presque uniquement en contre-jour, dans un couloir d’entrée assez exigu et les personnages presque collés au mur. Le porche d’entrée étant très profond, il m’était simplement impossible de faire venir une source unique depuis dehors – sans la voir dans le champ de la caméra. J’ai donc dû tricher en plaçant une sorte de Kino LED suspendu au-dessus des comédiens. Ça reste pour mon œil une source rajoutée, même si on essaie de la rendre la plus douce et naturelle possible à l’étalonnage... Mais on ne peut pas rattraper ce genre de choses sans tomber dans un truc gris un peu terne... En outre la porte s’ouvre dans la scène, donc il fallait trouver le bon rapport de contraste entre le début et la fin de la scène... pas facile, vraiment !
Et puis sur ce genres de scènes, avec des enfants, on est concentré sur la performance des comédiens... et on ne s’en aperçoit pas de tout. De toute façon, filmer des acteurs collés à des murs, ça reste un grand classique des sujets casse-gueule au cinéma pour un chef op’. Tout comme filmer quelqu’un allongé dans un lit... on se retrouve en permanence piégé par ce genre de situation. En même temps, comme ce genre de scène se reproduit parfois de films en films, vous apprenez de vos erreurs... et puis même parfois, avec le recul, vous aimez ce que vous n’aviez pas apprécié sur le moment… C’est marrant de voir comment on évolue soi-même sur ces questions très basiques.

De quoi êtes-vous le plus fier ?

MZ : C’est la première fois que je tourne avec un metteur en scène qui joue un des rôles principaux. A la base, je ne pense pas que Viggo souhaitait forcément incarner John à l’écran, mais bien entendu, le financement était beaucoup plus simple si c’était le cas... C’était, en tout cas, un vrai challenge et une couche supplémentaire à mon travail. Viggo n’étant pas fan de revoir chaque prise sur le retour vidéo ou n’ayant tout simplement pas le temps, car on faisait souvent de très longues prises, c’est parfois vers moi qu’il se tournait pour savoir si on en tournait une autre ou pas... Je suis très fier d’avoir pu l’accompagner et qu’il m’ait accordé sa confiance sur un tel projet.

(Entretien réalisé par François Reumont, pour l’AFC)

  • Falling doit sortir sur les écrans le 4 novembre à Paris, et sera projeté en ouverture de la 28e édition du festival EnergaCamerimage, qui se tiendra du 14 au 21 novembre 2020, à Toruń, en Pologne.

Mise en scène et scénario : Viggo Mortensen
Production : Daniel Bekerman et Chris Curling
Directeur de la photographie : Marcel Zyskind, DFF
Directrice artistique : Carol Spier
Montage : Ronald Sanders.