Entretien avec Pierre Aïm, AFC, à propos de "Boy from Heaven", de Tarik Saleh

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Après Le Caire confidentiel, Tarik Saleh, réalisateur suédois d’origine égyptienne, poursuit son exploration du film de genre. Il glisse vers le drame plus réaliste pour Boy from Heaven mais nous tient toujours en haleine avec, cette fois-ci, une guerre de pouvoir au cœur de l’islam sunnite. Le chef opérateur Pierre Aïm, AFC, qui a déjà collaboré avec Tarik Saleh pour Le Caire confidentiel, propose une image plus retenue, naturaliste qui nous pousse à effacer la frontière entre réalité et fiction. Boy from Heaven est présenté en Compétition officielle au 75e Festival de Cannes. (BB)

Pauvre(s) pêcheur(s)

Adam, simple fils de pêcheur, intègre la prestigieuse université Al-Azhar du Caire, épicentre du pouvoir de l’Islam sunnite. Le jour de la rentrée, le Grand Imam à la tête de l’institution meurt soudainement. Adam se retrouve alors, à son insu, au cœur d’une lutte de pouvoir implacable entre les élites religieuse et politique du pays.
Avec Tawfeek Barhom, Fares Fares, Mehdi Dehbi, Mohammad Bakri.

Pour cette co-production qui réunit le Maroc, la Suède, la Finlande et la France, le tournage a eu lieu presque exclusivement en Turquie. Après Le Caire confidentiel, le réalisateur ne pouvait plus travailler dans son pays d’origine, l’Egypte. Il était d’autant plus difficile d’y tourner un tel scénario qui dénonce de manière assez critique des actes immoraux des Imams et de la police d’État.
Pour embarquer son public, Tarik Saleh choisit de raconter ce thriller machiavélique en utilisant le moins possible les codes de ce genre.

Pierre Aïm et Tarik Saleh
Pierre Aïm et Tarik Saleh


Pierre Aïm, le directeur de la photo, a donc proposé une lumière moins expressive que pour Le Caire confidentiel. « Il fallait que tout l’univers visuel du film soit réaliste pour que le spectateur adhère à ce récit comme une possible histoire vraie. Je n’avais pas besoin de faire une belle image, d’embellir les hommes présents à 99 % dans le film. La lumière est très souvent en douche, ce qui est impossible lorsqu’on veut soigner la plastique des visages. Je n’ai pas essayé de gommer les défauts de peau du jeune héros (Tawfeek Barhom/Adam) pour lui donner un côté encore plus juvénile. Cela me permettait aussi d’apporter une touche de film noir à l’instar du Parrain. »

Cour de la mosquée
Cour de la mosquée


Le décor principal de Boy from Heaven, l’université Al-Azhar au Caire, a été tourné dans une immense mosquée à Istanbul.
« Dans la cour de la mosquée, pour les séquences en nuit, j’avais peu de niveau sous les arcades. J’ai donc ajouté des LEDs sur chaque barre dans les deux directions vers le plafond et je les ai laissées dans le champ dans les plans larges. Pour donner du volume, un 10 kW Fresnel crée un contre-jour par la porte de la cour ».
L’intérieur de la mosquée offre un sublime décor avec des tapis d’un rouge profond. « Pour les séquences jour, deux HMI 18 kW et un 9 kW permettent des entrées franches et renforcent le contraste et les volumes », confie le directeur de la photographie.

Intérieur mosquée
Intérieur mosquée


Tourné en plein Covid, il a fallu rassembler environ 300 figurants qui ont été dupliqués sur une vingtaine de plans pour les scènes de concours de chant ou encore au début du film quand le premier Imam meurt et que la foule se prosterne.

Un autre décor assez récurrent a été traité un peu différemment, avec une lumière plus sophistiquée. « Le café où le flic (Fares Fares/Ibrahim) donne ses rendez-vous secrets la nuit est un décor où la lumière est plus fictionnelle. Pour dramatiser les scènes, j’ai souligné les différences de couleur entre les contres et les faces, avec des SL1 répartis dans le décor. »

D’autres décors étaient très petits, comme le dortoir, la prison, le bureau de la police d’État. « Je n’ai fait que changer les tubes existants dans le décor pour y mettre des Asteras. Ces tubes sont très pratiques, très simples, pilotables à distance pour la couleur et l’intensité. Et on peut les garder dans le champ ! »
Le minaret sert lui aussi de lieu de rencontre pour un tout autre but : celui de tuer l’un des infiltrés de la police d’État. Pierre Aïm explique : « C’est le seul décor qui n’est pas entièrement naturel. Seuls deux personnes pouvaient monter en haut du vrai minaret, nous avons donc pu filmer les deux comédiens d’en bas pour des plans larges. Mais pour pouvoir filmer la séquence complète des deux personnages en champ contre-champ, avec l’équipe caméra/son, un faux minaret a été construit et placé sur un toit. J’ai recréé la lumière du vrai minaret avec des réglettes de 60 cm de long et 3 cm de large, très utilisées dans le théâtre, placées dans sa circonférence. La lumière est forte, venant du dessous et renforce le côté diabolique de Fares Fares. Les arrières-plans sont filmés depuis le vrai minaret pour être incrustés ensuite dans ces plans tournés dans le décor reconstitué. »

Le film est quasiment tourné entièrement à la main, sauf quelques plans au Steadicam et renforce ainsi une proposition à la limite du documentaire. Nous sommes entrainés par cette caméra très mobile qui ne lâche pas Adam, le jeune étudiant pris au piège. Boy from Heaven a aussi la particularité d’avoir été tourné avec une seule focale… Pierre se souvient : « Tarik a eu cette envie de n’utiliser qu’une seule focale et nous avons choisi le 40 mm de la gamme Scorpio (Vision service), c’était comme un challenge, un test… Avec le grand capteur de l’Alexa LF, la profondeur de champ est réduite et nous avons fait beaucoup de gros plans sans l’effet de la longue focale. Physiquement j’étais à 50 cm en moyenne des visages, souvent en contre-plongée. Ce choix de n’utiliser que le 40 mm a beaucoup guidé ma direction de lumière. »
Et Pierre Aïm conclut avec un grand sourire : « Cette nouvelle collaboration avec Tarik Saleh confirme que le nom de cinematographer a encore une fois pris toute sa dimension tellement il me laisse faire des propositions pour le film. »

(Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC)