Entretien avec Yorick Le Saux et Denis Lenoir, AFC, ASC, à propos du film "Carlos" d’Olivier Assayas

En Sélection officielle du Festival de Cannes 2010, hors compétition

by Denis Lenoir

Carlos : Olivier Assayas propulse la série télé vers le grand écran
Pour boucler les trois téléfilms consacrés au parcours du terroriste Carlos, Olivier Assayas a fait équipe avec Yorick Le Saux et Denis Lenoir. Une collaboration assez unique liée à la durée record du tournage (95 jours répartis sur près de 6 mois). Une série télé tournée dans un esprit cinéma, puisque deux versions devraient bientôt sortir en salle. Signe du caractère unique de ce téléfilm, la version intégrale de 5h30 est projetée pour la première fois à Cannes hors compétition.
Yorick Le Saux
Yorick Le Saux


Comment vous êtes-vous réparti la tâche ?

Yorick Le Saux : En fait, on s’est callé sur les anniversaires de nos filles respectives… !
J’ai débuté les prises de vues en Angleterre, toute la partie française et le début de l’Allemagne. Denis pris ensuite le relais en Allemagne, puis le tournage l’a emmené en Autriche, en Hongrie et au Liban. Il y a eu ensuite une interruption de tournage pour qu’Edgar Ramirez prenne du poids et nous nous sommes finalement partagés les dernières semaines au Liban.
Il y a même des séquences comme la tentative ratée d’assassinat sur le commerçant juif londonien où l’on passe d’un pays à l’autre dans un cut. La séquence quand Carlos frappe à la porte à l’extérieur est filmée par moi et quand il rentre, c’est Denis qui prend le relais… Finalement au montage, j’ai une majorité de scènes dans le 1er épisode, tandis que Denis a surtout filmé le second. Le troisième étant vraiment réparti moitié-moitié.

Denis Lenoir
Denis Lenoir


Denis Lenoir : Ce qui est fascinant sur ce film, c’est qu’il est impossible de voir une quelconque différence entre nos images. Ce qui prouve une chose à laquelle je crois depuis longtemps : ce n’est pas le chef opérateur qui fait la photo d’un film, mais bien le réalisateur…

Quand c’est un grand… non ?

DL : Pas forcément ! (rires) Quand c’est un mauvais, il la fera par défaut en laissant l’opérateur en faire des caisses, ou au contraire être fainéant en jouant la carte du minimum syndical… Forcément, quand c’est un grand, et je pense notamment à Eastwood, ou au Godard des années 1970-80, tous les films se ressemblent et sont photographiés magistralement, bien que plusieurs opérateurs se soient succédés au cours des années…

Il y a t il eu un travail de recherche sur la réalité historique ?

YLS : Olivier Assayas était très à cheval sur la véracité des lieux réels… Par exemple pour la séquence de la prise d’otage de l’Opep, il a reconstitué en studio exactement l’espace avec la même distribution et les mêmes dimensions pour chaque pièce… Cette recherche s’est aussi portée sur la scénographie, le type d’armes utilisées, ou la localisation des impacts de balle, et même les pistolets qui s’enrayent !
Tout était extrêmement documenté et précis, basé sur les rapports de police et les différents témoignages collectés pour les procès.

DL : Pour ma part, je n’ai pas le sentiment d’avoir fait beaucoup de recherche sur l’image de manière intrinsèque pour coller à l’époque. Certes, on a regardé toutes les images d’infos et les news de l’époque sur Carlos, Vergès et les événements de l’époque. Mais la véracité à l’écran est à mettre au crédit de François Renaud Labarthes au décor et Jurgen Doering aux costumes. Ils ont, malgré la justesse de leurs budgets respectifs, réussi un très beau travail. Honnêtement, de tous les films d’époque que j’ai faits, c’est finalement l’un des plus aboutis sans doute grâce à cette volonté de rester simple… et de filmer avant tout ce qu’il y avait devant la caméra.

Édgar Ramírez
Édgar Ramírez


Aviez-vous des références ? Quand on parle de cette période et de ce sujet, on pense tout de suite à Munich de Steven Spielberg…

YLS : On a revu ce film surtout par rapport aux séquences d’attentats… de meurtres et d’explosions. Pour voir comment eux avaient fait et comment on pouvait trouver subtilement une idée en sachant pertinemment qu’on n’avait pas les moyens de faire pareil ! Pour autant, on a aussi revu des films plus anciens, comme le premier Parrain, pour s’inspirer de certaines séquences de meurtres et gérer par exemple des impacts de balles sur les visages sans effets numériques. En revoyant ces séquences image par image, on s’aperçoit souvent que l’effet vient du montage cut et du maquillage plus que d’un effet en direct… et ça marche !

DL : Je dirais qu’Olivier n’est pas quelqu’un qui donne beaucoup de références. Il est convaincu que les analogies entre photo de film et peinture par exemple sont un peu du flan… sauf bien entendu si le sujet du film est la peinture… Quant aux références venues d’autres films, il est très cinéphile, mais il n’a pas l’habitude de citer telle ou telle inspiration. Je crois qu’il est convaincu que chaque film se détermine peu à peu en se définissant tout seul son propre style. Qu’on ne peut réellement déterminer l’image d’un film avant de se mettre à la tourner. Et je ne suis pas loin d’être d’accord avec lui…

Comment se déroule le tournage avec lui ?

DL : Il a développé un mode de tournage basé sur de longs plans séquences complémentaires, souvent basés sur les regards par exemple. Au montage, il décide ensuite soit de passer d’un plan à l’autre soit de conserver la longueur et l’unité. Ces changements de rythme se font selon ce qu’il préfère pour la narration du film et il se laisse à chaque fois la possibilité de choisir par la suite.
Du coup, on tourne assez peu de plans dans une journée, mais ce sont des vrais plans en longueur et des vrais plans de cinéma… Pas juste du simple " coverage " comme on dit aux USA pour les plans larges qui sont destinés à assurer l’ensemble de la scène entre les gros plans de comédiens…

YLS : En terme de filmage pur, la focale de référence sur la caméra était le 27 mm. On a tout de suite vu avec Olivier qu’il ne fallait pas être trop serré sur ce film. Le fait de tourner un peu plus large nous a permis de récupérer les costumes, la situation des personnages dans le décors, et d’une certaine manière un effet de réel, un ancrage historique.

Quels ont été vos grands choix techniques ?

YLS : Malgré les 100 jours de tournage, il nous a fallu aller très vite pour boucler les trois épisodes, avec la multitude de décors et de pays rencontrés. Le budget serré avait orienté la production vers un tournage en Super 16, et puis l’arrivée de la caméra Penelope en 2P nous a permis de passer en 35 mm. Finalement le film est en format 2,35, tourné à 24 im/s, donc dans une logique technique beaucoup plus proche de celle du cinéma.
Par contre, la version intégrale (destinée à la diffusion sur Canal+) a suivi la chaîne de postproduction classique de ce qu’on fait pour la télé, c’est-à-dire un télécinéma et un étalonnage pour PAD en HDCAM SR. L’étalonnage numérique a été fait avec Isabelle Julien, chez Digimage, en évitant la plupart du temps l’étalonnage par zone et les effets trop complexes.
Ce qui est vraiment dommage, c’est qu’on ne peut pas exploiter toute la richesse du négatif 35 dans ces conditions. D’autant plus quand on a tourné comme nous dans des conditions de lumière très difficiles, comme au Liban, avec des contrastes extrêmes dans l’image sans avoir vraiment le temps ou les moyens de contrôler… Les surexpositions, dans la version télé, deviennent forcément moins belles. De l’autre coté du spectre, dans la partie allemande ou londonienne, les noirs sont plus vite tristes et bouchés…

DL : Oui, la version raccourcie de 2h30 pour certaines salles de cinéma est au contraire issue d’un scan 2K et on récupère objectivement beaucoup de choses. Mais à mon sens ce montage n’est pas comparable en terme d’ampleur et d’ambition avec celui de la version longue… C’est pour moi vraiment dommage que les producteurs et la chaîne n’aient pu s’offrir cette postproduction dès le départ. Un plus indéniable à l’image qui ne profitera pas à l’autre version salle de 5h30 distribuée internationalement…

Dans ce contexte de production télé, a-t-il été envisagé de tourner le film en numérique ?

YSL : Non parce que le numérique c’est bien quand on peut contrôler la lumière. Et sur Carlos on était à 80 % dans des conditions extrêmes, en s’adaptant la plupart du temps et en poussant les capacités du film à ses limites. Je pense qu’un tournage en numérique nous aurait vraiment ralentis, et surtout n’aurait pas eu la même qualité d’image à la fin.

Avez-vous alterné les pellicules en fonction des périodes ?

YLS : Non. Vu le nombre monstrueux de décors, d’ambiances différentes et de pays, il était inenvisageable de panacher plusieurs émulsions. Il fallait choisir pratiquement une seule pellicule au moins pour les 4 premiers mois, et c’est la 5219 (Kodak vision 500T) qui s’est imposée. Pour la partie Moyen Orient, on est passé sur de la 5212 et 5217 (100 et 200T) pour s’adapter au soleil écrasant.
Parallèlement, on a essentiellement joué sur de la diffusion, à base de White Promist pour décontraster l’image et donner des halos sur les zones claires. L’idée n’était pas d’être voyant, mais d’adoucir le rendu plutôt dur de la 5219 et démarquer le film d’une image moderne contraste, saturée et brillante.

Yorick Le Saux, à côté de la caméra - Sur le tournage de <i>Carlos</i>
Yorick Le Saux, à côté de la caméra
Sur le tournage de Carlos


Quel bilan tirez vous de cette expérience en binôme ?

YLS : Je suis extrêmement fier du film. C’est une œuvre ambitieuse et il me semble particulière dans la filmographie d’Olivier Assayas. Et puis fier d’avoir pu partager ce projet avec Denis sans qu’on puisse à la fin nous même faire la différence entre qui a fait quoi…
A l’image de la séquence clé de la prise d’otage de l’Opep que nous nous sommes concrètement partagé à deux caméras. Une expérience de collaboration rare qui n’est envisageable que sur un projet aussi long.

DL : Moi aussi. Ayant tourné 7 films et demi avec Olivier Assayas, je trouve même que c’est son film le plus abouti. Et ce n’est pas pour me lancer des fleurs, parce que comme je le disais, le travail avec Yorick est complètement fusionnel au montage final. C’est pour moi aussi la marque d’un vrai metteur en scène.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)