Entretien avec le directeur de la photographie Alain Marcoen, SBC, à propos du film "Le Gamin au vélo" de Jean-Pierre et Luc Dardenne

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Alain Marcoen a fait ses études au sein de l’Institut des arts de diffusion à Bruxelles. Peu attiré par la précision et la rigueur du poste de pointeur, il préfère démarrer en tant qu’électro. Travaillant peu à peu en documentaire et en fiction, il rencontre Jean-Claude Riga avec qui il commence à travailler en tant qu’opérateur.
Issu de la région de Liège, il est rapidement habitué à tourner des films traitant des problèmes sociaux de cette grande ville sidérurgique. En collaboration avec le cadreur Benoît Dervaux, autre fidèle des frères Dardenne, ils ont signé la mise en image de tous leurs films depuis La Promesse.

Comment s’inscrit ce nouveau film dans votre collaboration avec les frères Dardenne ?

Alain Marcoen : Mon travail reste dans la même veine, à savoir le naturalisme avant tout. Une photographie qui s’inscrit dans la véracité des décors, et surtout qui ne gène en rien les mouvements de caméras orchestrés par les frères et exécutés par Benoît Dervaux, leur cadreur depuis des années. Une des particularités justement en ce qui le concerne, est qu’il a dû cadrer la plus grande partie du film non pas caméra posée sur l’épaule, mais posée sur la poitrine, avec un moniteur LCD, de manière à se placer à hauteur de notre jeune protagoniste de 14 ans… Un tour de force physique et artistique !

Néanmoins, le film semble bien plus chaleureux, plus riche en couleurs que les précédents…

AM : La grande différence au niveau photographique, c’est que ce film a été tourné en été, et on a recherché la présence du soleil dans pas mal de séquences. Ça change pas mal des conditions habituelles avec les frères, qui ont plutôt tourné leurs films soit en hiver, soit dans des conditions de lumière peu contrastée…
Comme dans Rosetta, où je me souviens qu’on attendait que le soleil s’en aille pour tourner les plans… Pour autant, le ton ou le sujet abordé par ce film n’est pas spécialement moins grave que les autres. Cet enfant traverse une véritable épreuve, avec certains moments violents… Mais comme on est littéralement emporté par la spontanéité du jeune comédien, son enthousiasme ne permet pas de qualifier ce film de triste.

Comment s’organise l’image des différents décors ?

AM : Il y a une unité de lieu très grande dans le film. Tout se passe dans un périmètre très restreint… Parmi ces décors " récurrents ", il y a le salon de coiffure de Cécile de France, sur lequel j’ai dû effectuer un gros travail de préparation, en association avec le chef décorateur Igor Gabriel. Que ce soit sur les couleurs, les accessoires ou la topographie, rien ne doit être signifiant. Il faut toujours rester dans le réalisme et le naturel… C’est pareil pour les emplacements de caméra qui ne sont subordonnés qu’à l’action des comédiens.
C’est pour cette raison qu’on ne sait jamais à l’avance dans quel axe ou avec quel mouvement les séquences vont être filmées. Du coup on a dû travailler avec une batterie de tubes fluorescents intégrés dans le plafond. Ces projecteurs (des Twins Avolon) placés sur jeux d’orgues nous permettaient de s’adapter très vite en fonction des ambiances jour ou nuit, et surtout du niveau de lumière extérieur des découvertes qui pouvait varier. En plus j’avais fait placer une série de soft HMI, en déport depuis le 1° étage, ce qui permettait d’éclairer à travers les vitrines pour conserver une certaine continuité sur cette entrée de lumière du jour.

Et les quelques séquences d’extérieurs nuits ?

AM : Connaissant l’aversion des frères pour les grosses installations techniques, je dois avouer que je craignais un peu ces séquences de nuit… J’ai eu d’ailleurs un peu de mal au début à les convaincre que ça ne pourrait pas se faire sans éclairage. Mais après quelques tests, ils ont rapidement admis que c’était un peu incontournable… Il faut dire que la petite ville de Seraing où on a tourné est très sombre la nuit.
Pour la séquence comme celle durant laquelle Cécile de France rentre et sermonne les deux garçons, ça représente un travail assez considérable de prélight pour éclairer suffisamment loin dans la profondeur de champ, tout en anticipant sur les mouvements de caméra et les panoramiques… La majeure partie de la lumière provient d’ambiances 1 kW sodium placées sur des nacelles en plus de tubes visibles accrochés sur le décor pour créer la profondeur.

La présence d’une star comme Cécile de France dans un des rôles principaux peut surprendre de la part des frères, habitués d’habitude à la recherche de visages inconnus…

AM : Les frères Dardenne ont mis en elle une très grande confiance. Bien que je ne connaisse pas la nature des discussions qu’ils aient pu avoir avec elle en préparation, il est certain que sa présence sur le film était pour eux un moyen de se soulager face à la direction d’acteur très exigeante d’un jeune comédien principal de 14 ans. Et je dois dire que même si il est époustouflant tout au long du film, il y avait une très grande pression lors du tournage.
La présence de Cécile, sa gentillesse et sa grande complicité avec Thomas a été déterminante. Son aide – et ses remarques –, toujours extrêmement pertinentes, sont aussi un des éléments dans la réussite de séquences comme celle du pique-nique ou du repas chez elle… C’est la marque des grands comédiens, comme Olivier Gourmet par exemple, qui lorsqu’ils viennent, même pour une seule scène cette fois-ci, ne joue pas pour eux, mais bien pour le film.

Quels ont été vos choix techniques ?

AM : En matière de caméra, nous avons tourné en 35 mm, avec une Arricam Lite équipée de Master Prime. La pellicule était principalement de la Kodak 5207 (250D) pour les jours et 5219 (500D) pour le reste. Certains extérieurs nuit ont parfois été poussés à 1 000 ISO, mais honnêtement j’aurais pu me passer de ce diaph supplémentaires car nous avions bien préparé les choses en prélight. Lors de la préparation du film, nous avions aussi fait quelques tests préalables avec l’une des premières Arri Alexa et un Canon 7D monture PL équipés des mêmes Master Prime… Mais le manque de richesse dans les tons de couleurs nous a fait rebrousser chemin, et préférer la pellicule. Il faut dire qu’en cet été 2010, l’Alexa n’était encore qu’une sorte de prototype, et il semblerait que les choses aient évolué depuis… Néanmoins, j’étais très attaché à tourner ce film en 35 mm, ne serait-ce que pour le rendu des mouvements de caméra, et aussi des objets (ou du vélo) en mouvement dans le cadre… De ce point de vue, rien ne remplace selon moi la sensation de persistance rétinienne et le fait qu’un nouveau photogramme se place dans la fenêtre de prise de vues à chaque 50e de seconde…