Entretien avec le directeur de la photographie Julien Poupard, AFC, à propos d’"En Liberté !", de Pierre Salvadori

by Julien Poupard

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Julien Poupard, AFC, éclaire de nombreux premiers films dont Party Girl, de Claire Burger, Marie Amachoukeli et Samuel Theis, Les Ogres, de Léa Fehner, Divines, de Houda Benyamina ou encore Compte tes blessures, de Morgan Simon. Puis il rencontre un réalisateur confirmé, Pierre Salvadori, et va signer l’image de son dernier film, En Liberté !, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs. (BB)

Yvonne, jeune inspectrice de police, découvre que son mari, le capitaine Santi, héros local tombé au combat, n’était pas le flic courageux et intègre qu’elle croyait mais un véritable ripou. Déterminée à réparer les torts commis par ce dernier, elle va croiser le chemin d’Antoine injustement incarcéré par Santi pendant huit longues années. Une rencontre inattendue et folle qui va dynamiter leurs vies à tous les deux.
Avec Adèle Haenel, Pio Marmaï, Audrey Tautou, Vincent Elbaz

Pour En Liberté !, Pierre Salvadori change une bonne partie de son équipe, et il choisit de travailler avec toi. Comment s’est déroulée votre première rencontre ?

Julien Poupard : Pierre Salvadori est un cinéphile incroyable ! La première fois que nous nous sommes rencontrés, on a très vite parlé des réalisateurs et des films qui nous ont marqués. Après en avoir énuméré un certain nombre, on a évoqué Jonathan Demme. On a parlé du Silence des agneaux, qui est pour moi un chef d’œuvre, et Pierre m’a parlé des premiers films de Jonathan Demme : Veuve mais pas trop (Married to the Mob) et Dangereuse sous tous rapports (Something Wild).

"Widow, but not too much"
"Widow, but not too much"


"Something Wild"
"Something Wild"


"Something Wild"
"Something Wild"

Pierre souhaitait faire un film coloré avec du mouvement. Et il me proposait d’aller fouiller dans ces films pour y trouver une inspiration. Il voulait que je m’imprègne de leur couleur et que l’on transpose tout cela avec une certaine modernité.

Qu’entends-tu concrètement par « une certaine modernité » ? 

JP : Le scénario d’En liberté ! est brillant, c’est un croisement de plusieurs genres, de plusieurs styles - c’est presque un film postmoderne. On navigue entre le film d’action, la comédie, le film romantique, le film policier... C’est un hommage au cinéma, c’est autoréférentiel et, en même temps, il y a quelque chose de très ludique. Il fallait trouver une image qui raconte tout cela avec toujours un léger décalage.
Concrètement, les scènes comiques étaient découpées avec précision, des plans fixes, des mouvements de dolly précis, à la recherche d’une certaine efficacité et le souci du rythme.
Parallèlement, il y a des scènes qui s’apparentent à une esthétique d’opéra, comme lorsque Yvonne suit Antoine et que les deux personnages déclament faussement en s’ignorant mutuellement. Ici, on a choisi un décor assez isolé et abstrait et on a filmé le plus possible les acteurs face caméra au Steadicam pour mettre en avant les exclamations théâtrales.

Enfin, pour la partie action, on était plutôt à l’épaule, avec beaucoup de mouvements et une chorégraphie réfléchie entre la caméra et Santi (Vincent Elbaz), et évidemment, une partie plus technique avec l’intervention de nombreux corps de métier (VFX, SFX, cascadeurs...).
Bref, on s’est amusé à "jouer" avec les codes des différents genres - il y a un réel plaisir de jeu avec le cinéma, avec cette pluralité des genres...

From L. to R.: Romain Riche, Alex Chapelard, Pierre Salvadori, Julien Poupard
From L. to R.: Romain Riche, Alex Chapelard, Pierre Salvadori, Julien Poupard

Peux-tu nous parler davantage de ces scènes d’action qui ponctuent le film ? 

JP : Dans le film, Yvonne - Adèle Haenel - raconte des histoires à son fils pour qu’il s’endorme. Elle lui parle de son père comme d’un père héroïque. On filme donc un récit fantasmé, une mise en abyme qui contraste avec l’esthétique du reste du film.
C’était très excitant à faire. On a regardé pas mal de Jason Bourne. Il fallait s’inspirer de certaines ambiances, du découpage, tout en gardant une certaine ironie...

C’était assez technique, avec des portes qui explosent, des tirs, des cascades et pas mal d’effets spéciaux numériques. Ce sont des moments où l’on pouvait oser des lumières très fortes, plus contrastées, plus désaturées, avec de la fumée, plus de caméra à l’épaule. Ce sont des plans qui surgissent d’un coup dans le film, il fallait donc que l’image soit très différente tout en dosant pour ne pas aller à l’extrême inverse.

Pio Marmaï, Adèle Haenel, Ronan Boudier, Julien Poupard
Pio Marmaï, Adèle Haenel, Ronan Boudier, Julien Poupard

Comment s’est déroulée la préparation ? Vous aviez prévu le découpage ?

JP : Pierre m’avait surpris en préparation en me disant qu’il ne voulait surtout pas faire d’essais avec les comédiens avant le tournage. Dans le scénario, il y a quelque chose d’assez théâtral, une musique pas évidente à trouver pour les acteurs. Et, du coup, il accepte de chercher, de se tromper, de recommencer. Il accepte cette position dangereuse. Et à l’image aussi il a fallu tâtonner...
Pierre me parlait beaucoup de caméra épaule en préparation, mais finalement on a vite abandonné car il aime avoir un cadre avec un champ et un hors-champ bien défini. On plaçait aussi les acteurs en fonction du cadre. Et ça va avec cette idée de théâtralité, la mise en scène doit supplanter le reste. On passait beaucoup de temps à réfléchir aux déplacements sans les acteurs.

Dans le film, on remarque une harmonie des couleurs entre les costumes, les décors et la lumière. Comment êtes-vous parvenus à cela ?

JP : J’étais très heureux de travailler avec Virginie Montel, la chef costumière et directrice artistique, et Michel Barthélémy, le chef décorateur, qui sont deux personnes dont j’admirais beaucoup le travail avant de commencer le film. On a fait plusieurs réunions ensemble notamment pour préciser le choix des couleurs. L’idée était d’avoir toujours deux couleurs primaires dans l’image.

Virginie a travaillé, aux costumes, une palette de "couleurs écrasées". Elle voulait de la couleur mais que celle-ci ne prenne pas trop de place. Les couleurs fortes doivent venir des décors ou de la lumière, afin d’éviter aussi un film sur-saturé.
Michel a apporté beaucoup de couleurs selon les décors, on a vraiment travaillé ensemble. Pour la chambre du fils d’Yvonne, par exemple, on voulait accentuer l’idée d’un espace où l’imaginaire prédomine. On a travaillé un décor dans des tons froids et une lumière chaude.

En Liberté ! est une comédie mais l’image ne rentre pas dans son stéréotype...

JP : Oui, on ne voulait surtout pas une image sur-éclairée comme certaines comédies. Cette frontière est assez ténue entre une image contrastée, avec un parti pris, et la nécessité de voir les visages.
A la lumière, je cherchais quelque chose de joyeux, une certaine légèreté, et en même temps la sensation qu’on est toujours au bord du précipice. On a donc travaillé une image assez contrastée et, à la fois, des visages lumineux. C’est pourquoi j’ai utilisé la série Leica Summilux, des optiques très sensibles, avec une fidélité dans le rendu des couleurs. J’ai choisi l’Alexa pour sa douceur dans les hautes lumières.
A l’étalonnage, on a utilisé une LUT Kodak et on a resaturé certaines couleurs afin d’avoir au moins deux couleurs fortes que l’on fait ressortir dans le plan.

Julien Poupard, AFC
Julien Poupard, AFC

Tu dis que le cinéma de Pierre Salvadori a quelque chose de presque postmoderne dans son rapport à la mise en scène. Peux-tu donner un exemple de cette mise en scène et de son lien avec l’image ?

JP : La scène des retrouvailles après la prison en est un parfait exemple, c’est d’ailleurs une des scènes les plus drôles du film. Cette scène résume à elle seule le cinéma de Pierre Salvadori, c’est-à-dire une certain éloge de la mise en scène dans son essence même. Pierre aime que le spectateur ait conscience de l’artificialité des procédés. L’image en est un, elle contribue à rendre apparente cette artificialité.

Antoine (Pio Marmaï) retrouve Agnès (Audrey Tautou) après huit années passées en prison. Mais il rentre plus tôt que prévu. Sa femme est complètement désarçonnée. Elle lui demande de repartir au portail et de refaire son arrivée ! Puis elle lui demande une troisième fois car elle trouve ça tellement magique...
La première arrivée d’Antoine est filmée à l’épaule, on est avec Agnès. La deuxième fois, on est dans la maîtrise, c’est plus dramatisé : il y a plus de temporalité, plus d’émotion, on commence par un lent travelling sur Agnès, on est dans son point de vue. La troisième fois, on découvre qu’Yvonne est cachée derrière le grillage et observe la scène de son point de vue, avec des focales plus longues.

Une belle première expérience avec Pierre Salvadori ?

JP : Sincèrement, c’était un tournage très heureux. Pierre est très ouvert aux propositions et il impulse un réel plaisir de tournage. Il faut le voir derrière le combo vivre les scènes, rire aux éclats... C’était un film sur le plaisir et j’espère qu’il sera partagé...

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)