"Peinture monochrome", par François Reumont

Entretien avec le directeur de la photographie Łukasz Żal, PSC, pour "Cold War", de Pawel Pawlikowski

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Après le très remarqué Ida (Oscar du Meilleur film étranger), en 2013, le cinéaste polonais Pawel Pawlikowski revient sur le devant de la scène avec Cold War, une histoire d’amour sur fond de musique et de tension entre l’Est et l’Ouest. C’est son compatriote Łukasz Żal, PSC, Grenouille d’or à Camerimage en 2013 pour Ida, qui signe les images, de nouveau en noir-et-blanc et au format 1,37. Le film est en Compétition officielle pour la Palme d’or 2018. (FR)
Łukasz Żal and Pawel Pawlikowski on the shooting of "Cold War" - Photo Łukasz Bak
Łukasz Żal and Pawel Pawlikowski on the shooting of "Cold War"
Photo Łukasz Bak

Cinq ans se sont écoulés depuis la sortie de Ida. Comment s’est fabriqué ce nouveau film ?

Łukasz Żal : Cold War a bénéficié d’une longue période de préproduction d’environ six mois, entre mai 2016 et janvier 2017, pour cinquante-six jours de tournage. En tout presque un an, ce qui est inhabituel pour un film... Mais c’est comme ça que Pawel aime avancer sur un projet. Nous sommes allés voir des répétitions de Joanna Kulig et de la compagnie de danse folklorique Mazowsze, nous avons tourné des essais, avons cherché des cadres, des manières de capturer les mouvements et la danse. C’était un travail excitant. Ensemble, nous avons cherché des solutions visuelles pour chaque scène, ce qui fonctionnait et ne fonctionnait pas, et pourquoi.
De plus, nous avions des réunions hebdomadaires avec nos formidables décorateurs, Katarzyna Sobanska et Marcel Slawinski, et les chefs des autres départements, au cours desquelles on dépouille, on fait le point sur les repérages, on avance peu à peu sur la signification et l’enjeu cinématographique de chaque scène... L’écriture évolue et Pawel, à travers ces discussions, affine son projet.

On a aussi écouté de la musique, regardé des vidéos de concerts - sur ce film, c’était du Thelonious Monk et du Miles Davis - on a revu des films de la Nouvelle Vague et certains Tarkovski. Le projet étant fortement ancré dans une époque et dans des lieux (Paris, Berlin...), on a dû aussi revoir des images documentaires et des images d’archives pour s’en inspirer.
Par exemple, le choix du noir-et-blanc s’est fait au cours de cette période de prépa. On avait d’abord envisagé la couleur, mais nous n’avons pas trouvé la bonne palette et nous ne voulions pas que ça ressemble à de l’Orwo. La Pologne n’est pas l’Amérique du Nord, magnifiquement montrée dans Carol, de Todd Haynes, (image Ed Lachman, ASC) et ses couleurs vibrantes, le pays à cette période se fond en nuances de gris.

Y a-t-il des passerelles avec Ida ?

ŁŻ : Certainement. Déjà, il y a le choix du format 4:3 et le noir-et-blanc. Et le travail de caméra en plans fixes qu’affectionne tout particulièrement Pawel, qui peut s’apparenter parfois à des sortes de tableaux. Pour autant, le film change beaucoup de style au fur et à mesure de la narration. Le début est plus marqué par une référence au documentaire, pour s’en détacher par la suite et aller vers quelque chose de plus stylisé qui peut rappeler Ida. Dans la troisième partie, la caméra bouge plus car elle suit les personnages, qui eux-mêmes bougent et s’enflamment sentimentalement au fur et à mesure que les émotions deviennent plus fortes. A la différence d’Ida, ou au plus dans une certaine mesure, le contraste joue un rôle fondamental dans Cold War. Il est présent à chaque étape, depuis la construction du plan et du cadre, jusqu’à la façon dont les scènes s’articulent, en passant par les niveaux d’émotion entre les personnages et leur dynamique.

Avec Pawel, on a un peu l’impression que chaque plan est comme un petit film autonome à son échelle. C’est quelqu’un qui essaie de faire passer le plus de choses possibles à chaque photogramme, comme dans cette séquence à Berlin où une tonne de trucs se passent dans la profondeur, toutes voulues et dosées pour maximiser la valeur de chaque plan.

La profondeur. Vous aimez jouer avec ?

ŁŻ : Oui, effectivement. Quand on a commencé le tournage et que j’ai annoncé à Radek Kokot, notre pointeur, qu’on allait tourner entre 8 et 11, il était très étonné ! Mais je n’ai pas toujours conservé cette profondeur tout au long du film. Par exemple les parties à Paris sont tournées plutôt aux alentours de 2 pour diminuer volontairement la présence de la ville dans les images. Les focales aussi sont plus longues au fur et à mesure que l’histoire se déroule, changeant la perspective en resserrant le champ visuel. A la fin du film, nous sommes revenus à une grande profondeur de champ et au grand angle.
Outre ce jeu sur la profondeur, on voulait éviter un peu le cliché du Paris de Cartier-Bresson ou de Doisneau. Notre Paris est monumental, luxueux et parfois hostile. A l’exception de la séquence sur le bateau-mouche, qui fait écho à celle de la rivière et du champ. J’aime beaucoup la scène du club avec la danse de Zula sur Rock Around The Clock. C’est un très beau travail de caméra portée de mon cadreur, Ernest Wilczynski.

Ernest Wilczynski, behind the camera - Photo Łukasz Bak
Ernest Wilczynski, behind the camera
Photo Łukasz Bak

Revenons sur cette séquence primordiale dans le film...

ŁŻ : Cette séquence dans les champs près de la rivière est effectivement une des plus importantes du film. D’abord narrativement, c’est le moment où l’on voit qu’ils tombent vraiment amoureux l’un de l’autre. Ils se retrouvent dans cet écrin de nature, qui à la fois les protège et leur offre une sorte d’équivalent de paradis, à la différence des lieux qui s’enchainent dans la première partie du film. C’est pour cette raison qu’on a trouvé ce champ vallonné avec ces hautes herbes, et cette petite rivière qui serpente au milieu. C’est aussi la première fois où ils s’engueulent – signe en quelque sorte de la suite de leur relation – et une scène qui peut être prise comme un résumé parfait de leur histoire. C’est d’ailleurs ce lieu qu’on retrouve dans l’épilogue. Enfin, c’est la première scène où la caméra se met à bouger, avec ce long travelling le long de la rivière alors que Zula se laisse porter par l’eau vive... Sa force et son énergie remplissent le cadre et ne vont plus lâcher la caméra désormais...

On remarque aussi souvent des cadrages audacieux, avec beaucoup d’air au-dessus des personnages tout au long du film...

ŁŻ : C’est une manière de donner autant d’importance au décor et au lieu dans lequel l’action se passe, sans pour autant avoir à cadrer l’intégralité du personnage. Ce n’était pas une chose qu’on faisait à chaque fois, mais ça venait en fonction des lieux et au fur et à mesure que se construisait cette recherche du cadre idéal avec Pawel… En tout cas, je trouve que le format 4:3 se prête extrêmement bien à ce genre de compositions, exactement comme une peinture ou une affiche.

Quelles optiques vous ont permis d’arriver à ce résultat ?

ŁŻ : En matière d’objectifs, on a hésité entre les Cooke S5 et leur douceur très séduisante, et les Zeiss Ultra Primes (déjà utilisés sur Ida), un peu plus contraste, mais dans l’ensemble très fidèles au niveau du rendu. Ce sont ces derniers qui ont été repris car ils donnent une image très neutre, sans aucun flare ni déformation, mais sans le fort contraste que peuvent sortir par exemple les Master Primes. J’insiste sur le fait que ce ne sont peut-être pas les objectifs qui vont donner un caractère ou une image naturellement séduisante à premier abord en lumière naturelle. Il faut les travailler ensuite pour obtenir ce que l’on souhaite. Mais leur extrême cohérence de focale à focale et leurs très hautes performances permettent de faire à peu près tout, il me semble.

Pourquoi ne pas avoir tourné en film ?

ŁŻ : Au départ, nous avions évidemment envie de tourner en pellicule, mais nous avons dû chercher des alternatives pour des raisons de contraintes budgétaires. Ce choix aurait pu limiter nos possibilités créatives, particulièrement si l’on considère nos méthodes de travail. Il est devenu clair, à un certain moment, que nous devions tourner en Alexa. Nous avons voulu voir comment nous approcher de l’idéal qu’était le 35 mm et avons décidé de comparer des essais en 35 mm et en Alexa XT, réalisés avec les mêmes optiques, sur le même décor et dans la même lumière. Le chef décorateur a monté un décor dans un appartement parisien et nous avons organisé des répétitions avec les comédiens pour des essais de costumes et de maquillage, avec différentes nuances de noirs, de blancs et de gris pour les décors.
Après développement et scan de la pellicule Kodak 5222, on est allé dans la suite d’étalonnage avec Michal Herman, l’étalonneur, pour chercher l’esthétique qui nous plaise. Nous avons alors cherché un équivalent avec les images de l’Alexa, jusqu’à ne plus voir de différence.

S’en est suivi la mise au point d’une LUT pour raccorder parfaitement les images numériques à la référence du film argentique, en contraste et en matière. La grande différence entre les deux médias réside essentiellement dans la profondeur des noirs, bien plus détaillés en numérique qu’ils ne peuvent l’être quand on tourne en 5222. En intégrant ce travail sur la caméra, nous avons pu optimiser la construction des trois décors qui sont utilisés dans le film, et gérer au mieux la palette de couleurs utilisées. Par exemple, la salle de bains, avec beaucoup de nuances entre les gris clairs et les blancs, ou même le choix des costumes, pour voir comment chaque couleur passait ensuite à travers la chaîne numérique. Finalement, sur le tournage, deux LUTs ont été utilisées, l’une pour les jours, l’autre pour les nuits, ce qui a abouti à des rushes et une sortie de montage déjà très fidèles à l’image voulue au départ. En rouvrant les noirs avec des masques selon les besoins, ou en jouant sur du micro contraste, la passe d’étalonnage final a abouti à une image que je trouve très riche, qui ressemble à s’y méprendre à de la pellicule, mais avec plus de force de détails, dans les noirs notamment.

Avez-vous néanmoins décidé de tourner avec la même sensibilité nominale qu’en film ?

ŁŻ : Non pas du tout. On a utilisé la caméra à 800 ISO, parfois même à 1 600, notamment sur les scènes de nuit, quand on ne pouvait pas tourner avec des optiques fixes et qu’on devait utiliser un zoom (pour des mouvements complexes de caméra par exemple). Pawel est un amoureux du plan-séquence, et dans ce cas de figure, les zooms Angénieux sont des outils bien pratiques. Que ce soit le 24-290 mm Optimo que je préfère utiliser à 3,5, ou le 28-76 mm Lightweight qu’on prenait souvent à 2,8. Dans ce genre de situation, seule la rapidité compte, surtout comme quand on tourne au crépuscule, tel que sur ce long plan séquence à la dolly entre Berlin-Est et Berlin-Ouest.

Parlez-nous un peu plus de ce plan.

ŁŻ : Sans doute le plan le plus compliqué et le plus cher du film ! Outre la longueur de travelling, la gestion méticuleuse de la figuration et de tout ce qui se passe en arrière-plan - comme je l’évoquais précédemment - un immense écran vert de soixante mètres de long sur six mètres de haut était installé sur le plateau à Wroclaw, pour ce plan. Je me souviens qu’il y avait huit électros, placés derrière des variateurs pour pouvoir ajuster à la dernière minute la lumière en fonction du crépuscule qui arrivait. Et je ne parle même pas de la postproduction, où les équipes d’effets spéciaux ont reconstruit entièrement en image de synthèse la découverte sur Berlin-Est à la place de l’écran vert, la partie Berlin-Ouest étant traitée à partir de rotoscopies des comédiens. Un tour de force quand on replace la démarche de Pawel qui tourne toujours autour de cette espèce de recherche de la vérité à l’image. Comment reconstruire littéralement un monde du passé à partir d’archives et le mélanger à ce qu’on a filmé qui est bien réel ?

Et en lumière ?

ŁŻ : Ce qui est facile et rapide en noir-et-blanc, c’est qu’on peut mélanger les sources. J’aime beaucoup les tungstènes sur variateur, et là, ça ne pose aucun souci. Pour autant je n’ai pas hésité à mélanger des Kino, des 6 kW ou des 18 kW HMI et des LEDs, comme les plaques Aladin qui sont très versatiles et qu’on peut planquer à peu près n’importe où dans un décor. Les séquences autour du groupe de musique ou des concerts ont donné lieu aussi à l’utilisation de PAR 64... Bref un vrai mix de sources selon chaque besoin. Sur la méthode, ce que j’aime faire, c’est ajuster la lumière jusqu’à la dernière minute, voire même entre les prises selon ce qui se passe avec les comédiens et la mise en scène. Pour cela, Przemek Sosnowski, mon chef électro, met chaque source sur variateur, et je reste avec Pawel au moniteur pendant les prises, en écrivant avec lui le film à la lumière. Je confie le cadre à Ernest Wilczynski, un ami fidèle, et cette position me permet de garder la distance nécessaire pour la construction de l’image.

Pendant la guerre froide, entre la Pologne stalinienne et le Paris bohème des années 1950, un musicien épris de liberté et une jeune chanteuse passionnée vivent un amour impossible dans une époque impossible.

Łukasz Żal - Photo Łukasz Bak
Łukasz Żal
Photo Łukasz Bak

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

Extrait:
https://vimeo.com/292654681

Décors : Katarzyna Sobańska, Marcel Slawinski
Son : Mirolslaw Makowski
Montage : Jaroslaw Kaminski