Festival de Cannes 2024

Entretien avec le directeur de la photographie Mihai Malaimare Jr., ASC, à propos de la mise en image de "Megalopolis", de Francis Ford Coppola

Contre-Champ AFC n°358

À l’occasion de sortie sur les écrans, le 25 septembre 2024, de Megalopolis, de Francis Ford Coppola, voir ou revoir une vidéo où le directeur de la photographie Mihai Malaimare Jr., ASC, revient, en anglais, sur les défis lancés par le film, sélectionné en Compétition officielle au 77e Festival de Cannes.

Bande-annonce officielle


https://youtu.be/3doT4KL3KlU

La photographie de Megalopolis, par Mihai Malaimare Jr., chef opérateur (extrait du dossier de presse du distributeur français du film, Le Pacte)
En 2005, alors qu’on était en prépa pour L’Homme sans âge, je me souviens d’avoir vu un dessin extraordinaire d’un homme et d’une femme perchés sur le cadran d’une horloge surplombant une ville. On m’a dit que c’était un graphique pour Megalopolis. C’était tellement fort visuellement que je n’ai jamais pu l’oublier. Je me souviens aussi d’avoir visionné les images de Ron Fricke, réalisateur 2e équipe, tournées en 2001 avec une Sony F900, toute nouvelle caméra numérique à l’époque. On tournait encore majoritairement en pellicule à ce moment-là. J’avais admiré le travail de Ron dans Koyaanisqatsi, La Prophétie et Baraka et tous les plans d’ensemble portaient sa signature. J’avais vraiment envie que ce film se fasse. 22 ans plus tard, nous avons achevé Megalopolis – le plan du cadran de l’horloge géante est désormais une scène du film et nous nous sommes servis de quelques images de Ron Fricke.

Avec Francis, nous avons mis au point un langage visuel très en amont pour L’Homme sans âge. Nous étions inspirés par Yasujirô Ozu et la caméra était immobile. Si un acteur était assis, puis se levait, on ne le suivait pas, on ne penchait pas la caméra et on ne recadrait pas. On plaçait une deuxième caméra à la hauteur du visage de l’acteur debout. L’idée pouvait sembler contraignante, mais elle nous a obligés à mieux composer le plan, comme en photographie. On a fini par tourner quelques plans à la dolly, mais c’était surtout pour qu’ils tranchent résolument avec tous les plans fixes. On a utilisé le même style visuel pour ses deux films suivants, Tetro et Twixt [remonté depuis dans une version intitulée B’Twixt Now and Sunrise].

Quand on a évoqué Megalopolis pour la première fois, Francis m’a dit qu’il voulait que la caméra soit un peu plus mobile cette fois. Certains plans à la grue et à la dolly l’intéressaient, mais il souhaitait que l’essentiel des plans soient filmés en bloquant les mouvements d’appareil et en réduisant au minimum les plans panoramiques et les plans inclinés.
Par ailleurs, il souhaitait qu’on sorte le film en IMAX. On a testé quelques caméras, et même si plusieurs d’entre elles étaient adaptées à une résolution destinée à un très grand écran, l’Arri Alexa 65 sortait vraiment du lot. À mes yeux, l’IMAX est identique au 65 mm. On a utilisé deux Alexa 65 et une Alexa LF pour l’équipe principale, et une Alexa Mini LF pour la deuxième équipe. Panavision nous a fourni les optiques : une Sphero 65, des objectifs sphériques Panaspeed, et des optiques spécifiques comme des Primo Artiste de 200 et 250 mm délibérément dégradés, des Helios et même un Lensbaby pour certaines scènes.

Megalopolis ne se situe pas à une époque spécifique. Francis aimait l’idée de mélanger des éléments anciens et récents, notamment pour les voitures, et des accessoires comme des appareils photo (on a utilisé aussi bien un Speed Graphic des années 1940 qu’un Sony a7). Visuellement, c’est à la fois un vrai bonheur et un enfer car quand on sait qu’un film se déroule à une date précise, cela limite le champ des possibles tout en fournissant un cadre. C’est pour cela que Francis a travaillé pendant quelques semaines avec Dean Sherriff [illustrateur visuel de concept] en prépa pour créer des visuels de référence qui nous ont servi de points de repère esthétiques pour tout le film. Ce n’étaient pas que des références, mais des directions précises pour sa vision du film, qui évoquaient la composition, les couleurs, les éclairages. C’était extrêmement complet. Ces visuels de référence nous ont servi de matrice et on a pu s’en inspirer pour le langage visuel du film. Mais même quand on dispose de points de repère solides, la situation peut changer.

Nous avons une relation intéressante, Francis et moi. De temps en temps, il me faisait part d’une idée délirante qui changeait totalement ma perception d’un plan ou d’une scène. Il sait que j’adore les défis et que je me débrouille toujours pour trouver une solution et faire en sorte que cela fonctionne. À chaque fois qu’il faisait cela, la scène était meilleure. Je trouve qu’il n’y a rien de plus dangereux, sur le plan artistique, que de rester dans une zone de confort. Les contraintes et les idées délirantes sont bénéfiques à la création. Il me parlait aussi de scènes bien précises issues de films obscurs, comme celle du reflet dans un bol d’eau sombre dans La Femme en vert, enquête de Sherlock Holmes datant de 1945. Ou encore, il voulait qu’on tourne la première rencontre entre Julia et César comme dans la scène "Baby It’s Cold Outside" de La Fille de Neptune de 1949. Ou encore, il se demandait comment Busby Berkeley s’y serait pris pour la séquence du Madison Square Garden. Il y a quelque chose de très beau dans toutes ces références.

Ma scène préférée du film est celle où Julia suit César et Clodio suit Julia. On a d’abord filmé un véhicule immobile, sur un arrière-plan artificiel, et on a déclenché la pluie sur le plateau en réduisant la luminosité pour créer un effet de nuit. Mais on a continué à proposer des idées un peu loufoques, à déplacer les éclairages et de petits éléments de décor, et à ajouter quelques plans extérieurs de voiture tournés par Ron Fricke. On a ainsi mélangé d’authentiques plans de voitures en train de rouler et une incroyable voiture miniature avec des statues représentant des hommes et des femmes que Roman Coppola, notre réalisateur 2e équipe, a filmés avec beaucoup de talent.

On a tendance à s’imaginer que le spectateur tient aux images ultraréalistes, mais le cinéma manie avant tout des idées. À chaque fois qu’un membre de l’équipe craignait qu’un élément de décor n’ait pas l’air suffisamment réaliste, Francis répondait : « Il s’agit d’une réalité poétique ».