Entretien avec le directeur de la photographie Philippe Le Sourd, AFC, à propos de son travail sur "Les Proies", de Sofia Coppola

"Moonlight en Louisiane"

by Philippe Le Sourd

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Pour son nouveau long métrage, la réalisatrice américaine Sofia Coppola a décidé de porter à l’écran le roman de Tomas Cullinan, Les Proies, qui narre l’irruption d’un soldat ennemi blessé dans un pensionnat de jeunes filles au beau milieu de la guerre de sécession. Un remake (sans l’être) de la première adaptation faite par Don Siegel en 1971 avec Clint Eastwood dans le rôle du soldat. Pour cette nouvelle version, les femmes sont à l’honneur et composent un casting prestigieux autour du personnage de John Mac Burney (Colin Farrell). Philippe Le Sourd, AFC, signe les images de ce film tourné en Louisiane. (FR)

En pleine guerre de Sécession, dans le Sud profond, les pensionnaires d’un internat de jeunes filles recueillent un soldat blessé du camp adverse. Alors qu’elles lui offrent refuge et pansent ses plaies, l’atmosphère se charge de tensions sexuelles et de dangereuses rivalités éclatent. Jusqu’à ce que des événements inattendus fassent voler en éclats interdits et tabous.

Comment avez vous atterri sur ce projet ?
P.LS : Ma rencontre avec Sofia Coppola s’est faite grâce Harris Savides. Il y a une dizaine d’années, quand j’ai commencé à essayer de travailler aux États-Unis, ce dernier m’a été d’une grande aide. Il m’a ouvert son carnet d’adresses, prodiguant toujours d’excellents conseils . Nous nous sommes même liés d’amitié, et je me souviens notamment lui avoir envoyé un tirage d’une photo de nous deux lors d’un de ses séjours parisiens.

Alors qu’il était très malade en 2012 et qu’il perdait la mémoire, Sofia Coppola lui a rendu visite et lui a demandé de lui recommander un opérateur pour un projet de publicité. Par chance la photo était encore dans son bureau, et même s’il ne se souvenait plus de mon nom, il lui a montré le tirage en lui parlant de ce français qu’il appréciait. C’est comme ça que j’ai travaillé pour la première fois avec elle, et qu’on a pu depuis continuer l’aventure sur des publicités ou cette captation de La Traviata mise en scène par Sofia à Rome en 2016.

Comment définiriez vous le film ?

P.LS : C’est avant tout un film sur les femmes. La fin de la guerre de sécession, on connaît déjà l’issue du conflit, et ce groupe de femmes vit reclus dans cette grande maison du sud des États-Unis. Dehors, c’est la misère, on sent, bien sûr, les privations et la survie. Le but était de faire un film très documenté, très réaliste, qui commence comme un conte et qui se termine presque comme un film d’horreur.

Au contraire du film réalisé par Don Siegel en 1971 adapté du même roman, Sofia a essayé de conserver l’introspection de chaque personnage féminin très présente dans la structure du livre. Son film est donc raconté beaucoup plus du point de vue des femmes, que de cet homme qui surgit de manière imprévue au milieu d’elles. En même temps, et ça faisait partie de l’enjeu narratif, on a essayé en permanence de rendre ce personnage masculin le plus viril, le plus séduisant possible. Que ça soit en terme de cadrage, d’angles caméras ou de lumière.

"The Beguiled" - Photo Ben Rothstein / Focus Features
"The Beguiled"
Photo Ben Rothstein / Focus Features

Comment avez vous tourné le film ?

P.LS : On a tourné les extérieurs à 1h30 de la Nouvelle-Orléans, dans une très belle plantation, un endroit chargé d’histoire. Quand on se trouve dans ce lieu, on ne peut que penser à toutes ces souffrances qui ont y ont été endurées. Je pense que c’est d’ailleurs dans une démarche de respect que Sofia n’a pas conservé le personnage de l’esclave qu’il y avait dans le film de 1971. Le lieu est traité comme une sorte de couvent, où nos références de départ sont allées de Autant en emporte le vent, pour l’aspect historique, à l’ouverture de Tess, de Roman Polanski, pour des influences plus photographiques.

Il faut savoir que Sofia filme à l’économie. 26 jours de tournage, presque tout le temps à une seule caméra, peu de couverture et pas de fioritures. Pas de story-board, plutôt une nécessité de voir les acteurs en place pour mettre au point les choses, et aller à l’essentiel. Je dirais qu’on est plus dans la manière de travailler de Bresson ou d’Haneke que dans un film hollywoodien ! C’est aussi une personne qui n’est jamais dans le conflit. A chaque imprévu sur le plateau, elle essaye de trouver des solutions. Et c’est très agréable de travailler avec elle.

Et les intérieurs ?

P.LS : Les intérieurs ont été filmés dans une autre maison dans la Nouvelle-Orléans, qui convenait mieux au scénario, mais qui m’a un peu déstabilisé. Je me souviens que Sofia m’avait montré une scène tirée d’Adéle H, de François Truffaut, avec Isabelle Adjani en robe bleue sur un fond presque noir. En découvrant cette grande demeure, j’ai vite compris que le film allait se tourner sur murs blancs sans espoir de pouvoir corriger quoi que ce soit (les propriétaires ne le souhaitant pas). Du coup, ça a été un peu un défi pour moi d’isoler les comédiens des fonds en jouant avec une certaine hauteur sous plafond pour mes sources.

Un autre des choix qu’il m’a fallu trancher sur les nuits est la balance colorimétrique entre la pleine lune- par convention bleue au cinéma- et ces intérieurs bougie très chaud. J’ai toujours un problème esthétique pour le passage de l’un à l’autre, ou les découvertes qui se mélangent dans certain décors. Pour cela j’ai finalement abouti à réchauffer cet effet pleine lune, et m’éloigner peu à peu du clair de lune à 5 500 K.

"The Beguiled" - Photo Ben Rothstein / Focus Features
"The Beguiled"
Photo Ben Rothstein / Focus Features

Les Proies est tourné en 35 mm. C’est votre choix ?

P.LS : C’est le choix de Sofia. Elle a d’ailleurs dû se battre un peu avec la production pour faire accepter le 35 mm. Pas uniquement pour des raisons de budget, mais surtout du fait de l’appréhension d’avoir à filmer beaucoup de scènes de nuit, avec des éclairages bougie.
J’ai l’impression que depuis l’arrivée du numérique les gens ont peur de se lancer dans une telle aventure, alors qu’objectivement des centaines de films ont été faits dans ces conditions il n’y a pas si longtemps. On a du donc faire des tests, pour rassurer tout le monde. Du coup je me suis replongé dans toute une série d’articles sur le côté réaliste de la lumière bougie. Comme on voulait avec Sofia une image très douce, je suis dirigé vers un développement grain fin de la pellicule, et donc assez peu de sensibilité à la prise de vues. L’important était surtout de ne pas créer des effets désuets, ou de ne pas multiplier le nombre de bougies.

Le contexte historique de pénurie et le produit de luxe qu’était devenu la bougie à l’époque étaient en totale contradiction avec ce genre de décision. Je me suis donc efforcé d’éclairer au minimum les décors, en me concentrant surtout sur les visages, avec des sources très douces.

Pourquoi le format 1,66 ?

P.LS : Ce choix du 1,66, qui a quasiment disparu du cinéma actuel, était pour nous une manière de traduire une sensation d’enfermement dans les intérieurs. Une sensation qu’on retrouve dans le cinéma d’Ozu par exemple, et qui permet dans les plans moyens de cadrer à la fois les mains et les visages sans être pour autant très large.

Un autre aspect important de la photographie du film a reposé sur le travail des flous en arrière-plan, inspiré du rendu particulier des objectifs Petzval de la fin du XIXe siècle. Les photos de Julia Margaret Cameron et de Edward Steichen utilisaient ce genre d’optiques et font partie des sources d’inspiration. Pour se rapprocher de ce résultat, j’ai fait fabriquer par le service optiques de Panavision une sorte de bonnette qui se fixait à l’avant des optiques via une bague magnétique et qui permettait d’obtenir ce rendu assez particulier des flous.

Sur quelles optiques primaires ?

P.LS : J’ai utilisé une combinaison de Cooke S2 et de Panavision Ultra Speed. Guy Mc Vicker et son équipe à Panavision sont intervenus pour préparer et assembler au mieux les deux séries d’optiques en termes de flare et de piqué. Le 50 mm qui ouvre à 1,1 et le 35 mm qui ouvre à 1,4 m’ont souvent servis en nuit.

La qualité de rendu du film argentique, sa texture, restent selon moi quelque chose d’unique pour ce projet. Mais je ne veux pas pour autant en faire une affaire nostalgique. On sait que certains grands opérateurs, comme Roger Deakins, sont passés au numérique avec beaucoup de talent et d’enthousiasme. Pour moi, la pellicule reste un outil et se doit d’être choisi ou pas selon le projet. Tourner Les Proies en numérique aurait abouti à un rendu forcément très différent.

Cinematographer Philippe Le Sourd on the set - Photo Ben Rothstein / Focus Features
Cinematographer Philippe Le Sourd on the set
Photo Ben Rothstein / Focus Features

Comment contrôliez-vous votre travail ?

P.LS : Un détail qui a son importance, que ce soit en publicité ou en fiction - comme sur ce film-, Sofia Coppola tourne sans regarder le retour vidéo, et surtout sans enregistreur. Elle fait donc entièrement confiance au cadreur (moi en l’occurrence sur ce film) et au pointeur sur chaque prise, en restant au plus près des comédiens. Cette méthode permet de gagner pas mal de temps sur le plateau, surtout quand on sait comment un tournage moderne peut être envahi par la présence des écrans.

En ce qui concerne les rushes, le laboratoire Fotokem a mis au point une chaîne moderne et très efficace. Nos bobines étaient envoyées quotidiennement au laboratoire de Los Angeles, développées dans la nuit, et scannées en 2K dans la foulée. Je recevais immédiatement via le réseau une série de Keyframes de chaque plan que je pouvais visualiser le lendemain matin sur un iPad fourni par Fotokem. Cette machine étant équipée d’une interface simple d’étalonnage maison, je renvoyais quotidiennement des intentions de travail à l’étalonneur, qui nous renvoyait des rushes étalonnés pour le soir même. Sofia pouvait alors les regarder sur un écran haute définition étalonné, dans une salle de projection 2K aménagée près du tournage.

On the set of "The Beguiled" - (L to R) [Top Row:] Addison Riecke, Elle Fanning, Emma Howard, Angourie Rice, [Bottom Row:] Kirsten Dunst, Director Sofia Coppola, Oona Laurence, and Nicole Kidman. - Photo Ben Rothstein / Focus Features
On the set of "The Beguiled"
(L to R) [Top Row:] Addison Riecke, Elle Fanning, Emma Howard, Angourie Rice, [Bottom Row:] Kirsten Dunst, Director Sofia Coppola, Oona Laurence, and Nicole Kidman. - Photo Ben Rothstein / Focus Features

Quels ont été vos choix en matière de lumière ?

P.LS : Ma base de travail en lumière était très classique. Des Dinolights gélatinés en trois quarts de bleu et diffusés, et des 18 kW HMI fresnels venant de dehors pour le jour. En intérieur-nuit, j’ai plus utilisé des Kino LEDs, fortement diffusés à travers des toiles de coton. Ces projecteurs sont pour moi précieux, car le réglage en intensité et en couleur se fait très rapidement. Ça fait partie des avancées indiscutables que propose désormais le matériel LEDs en comparaison avec le fluo par exemple...

Nicole Kidman as Miss Martha Farnsworth
Nicole Kidman as Miss Martha Farnsworth

Le film sera-t-il projeté en 35mm ?

P.LS : Il y aura effectivement une copie film des Proies. Mais elle ne devrait pas être prête à temps. La postproduction du son se terminant juste avant le Festival, les contingences de délai pour le sous-titrage non pas pu être respectées. Le film sera donc projeté en numérique.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

Bande-annonce en VOST


https://vimeo.com/218903236