Entretien avec le directeur de la photographie Yves Cape, AFC, SBC, à propos de son travail sur "Les Filles d’Avril", de Michel Franco

by Yves Cape

Yves Cape, AFC, SBC, a commencé sa carrière avec Bruno Dumont puis il a collaboré avec Claire Denis, Patrice Chéreau, Cédric Khan, Guillaume Nicloux et dernièrement avec Arnaud des Pallières. En 2014, il rencontre le réalisateur mexicain Michel Franco avec lequel il tourne à Los Angeles Chronic, qui remporte le Prix du scénario à Cannes en 2015. Pour ce 70e Festival, le réalisateur revient à Cannes avec Las hijas de Abril (Les Filles d’Avril) en sélection à Un certain regard.

Le film s’est tourné au Mexique à Puerto Vallarta, Guadalajara, et Mexico City. Michel Franco avait déjà été très remarqué à Cannes avec Después de Lucia qui remporta le prix Un certain regard en 2012. (BB)

La relation entre une mère, Avril, et sa fille de 17 ans tombée enceinte.

Les Filles d’Avril est mené par des femmes, et quelles femmes ! Une histoire machiavélique, à donner des frissons. Ta lumière n’est pas pour autant dramatique, pourquoi ?

Yves Cape : La demande de Michel était la même que pour Chronic, une lumière discrète et naturelle. Que ce soit pour la décoration, les costumes, la lumière, les mouvements de caméra et même le jeu des comédiens, dès que c’est trop présent, trop visible, Michel essaye de trouver d’autres solutions.
J’ai donc suivi cette direction de simplicité. De jour comme de nuit, en intérieur ou en extérieur, j’ai travaillé avec ce qui existait et si ça n’existait pas j’ai essayé de l’intégrer dans le décor. Je tente toujours d’utiliser la lumière existante et je la travaille.

De jour, j’utilise pour ça des tissus noirs, écrus, gris ou blancs pour soustraire, adoucir, compenser. Mes installations lumière sont là au cas où ça ne suffirait pas ou si la lumière naturelle, même travaillée, ne me plaît pas. Les installations sont donc simples et viennent soutenir ce qui existe naturellement. Si les scènes sont longues et que la lumière change trop au fur et à mesure de la scène, je suis alors obligé de tout refaire. Inversement, il arrive parfois que j’éteigne tout parce que la lumière naturelle qui arrive est devenue plus belle que ce que j’ai fabriqué.

De nuit et de jour je travaille depuis un certain temps avec principalement du matériel LED bicolore. Des LiteMate de LiteGear, des Boas de Ruby Light et maintenant des Skypanel de Arriflex et des Nano LED de Maluna. Pour les sources plus fortes, cela reste du matériel plus classique.
Lors d’une projection du film, on m’a fait remarquer qu’il n’y avait presque pas de "lumière". C’est le plus beau compliment que l’on puisse me faire ! Parce que ce n’est pas vrai ! Il y en a, mais elle est discrète et naturelle !

Avec les années qui passent, je me rends compte que la partie de mon travail d’opérateur et cadreur qui m’intéresse le plus c’est le travail de mise en scène avec le réalisateur autour du scénario, des comédiens et enfin de la mise en place qui donnera naissance au plan. Yves Vandermeeren, un opérateur avec qui j’ai eu la chance de travailler jeune assistant, m’a beaucoup appris. Il m’a dit un jour : « Le cadreur n’appartient pas à l’équipe caméra mais à l’équipe mise en scène. » J’ai mis du temps à comprendre complètement cette phrase, mais maintenant c’est fait ! Je sais maintenant ce que j’aime dans mon travail d’opérateur.

 Les réalisateurs que tu accompagnes ont en général envie de ce genre de lumière ? 

Y.C : On peut dire ça, mais c’est par goût aussi. J’aime quand les ambiances lumineuses sont simples. Donc je recherche cette simplicité esthétique et technique. Les réalisateurs aiment que la lumière ne les contraigne pas dans leur mise en scène, c’est donc devenu pour moi une façon de travailler, un angle d’attaque technique, puisque je veux donner le plus de liberté possible à la caméra, aux acteurs et à la mise en scène.
La technologie actuelle pour l’étalonnage, pour la caméra et pour la lumière, aide beaucoup à cette approche du travail. D’une certaine manière, l’opérateur a été désacralisé. Cela ne me gêne pas, je suis un collaborateur et un outil, le réalisateur me met à la place qu’il veut. Il y a beaucoup de façons différentes de collaborer sur un film même si j’ai mes préférences.

 La maison au bord de la mer est un décor central et particulier, peux-tu nous expliquer ton dispositif ? 

Y.C : Pour cette maison, j’ai dû penser à un dispositif spécial. Elle date des années 1960 et est magnifiquement située de plain-pied à une dizaine de mètres du bord de mer de la baie de Puerto Vallarta. Elle est exposée plein ouest. Pour la garder fraîche et la protéger du soleil, elle est profonde avec des petites fenêtres avec volet, mais sans vitre, le soleil n’y rentre quasiment pas, sauf au coucher du soleil. La pièce principale, qui donne sur l’extérieur, comprend la cuisine, la salle à manger et le séjour. Toutes les chambres et salles de bain donnent sur cette pièce.
Avec Michel nous avions imaginé en préparation beaucoup de plans qui liaient l’intérieur de la maison à la terrasse extérieure avec vue sur la mer et parfois même plusieurs fois. L’idée était évidemment de ne pas surexposer cet extérieur.

Même avec l’aide de changements de diaphragme cela ne suffisait pas pour compenser entre l’intérieur et l’extérieur. J’ai donc dû trouver un système qui me permettait de renforcer la lumière en intérieur jour.
Dans la cuisine, j’ai changé le néon existant pour un néon plus grand et plus fort. Recouvrant toute la pièce, il y avait un plafond technique avec un long ruban LED LightGear bicolore et en dessous un cadre 4x6 avec une diffuse. Au-dessus des fenêtres, à l’intérieur, il y avait des reprises, avec des LiteMate, de l’effet qui venait par les fenêtres. Je pouvais aussi employer ce système de nuit parce qu’il est bicolore et pouvait donc soutenir les lampes de jeux ou faire les pénombres. De jour, les fenêtres étaient équipées de cadre avec Rosco Scrims que je pouvais utiliser quand c’était nécessaire.
J’avais aussi des Skypanel 60 d’Arriflex si je voulais faire entrer de l’extérieur la lumière par les fenêtres ou mieux contrôler la lumière. Je les ai très peu utilisés.

 Le premier plan du film, est une bonne illustration de l’emploi de ce système : la caméra commence dans la cuisine avec Clara puis suit Valeria qui rejoint Clara qui est maintenant sur la terrasse face à la mer, avec des hautes lumières très fortes, mais toute l’image est lisible et puis la caméra revient dans la cuisine avec Clara.

Y.C : Oui, ce premier plan très long est une bonne illustration de l’emploi de ce système simple. Évidemment la latitude de pause du capteur Dragon de la RED aide aussi et ce sont ces genres de plans que l’étalonnage numérique a aussi rendu plus facile.
J’utilise aussi souvent le HDR, c’est une sécurité mais il ne faut pas trop compter dessus. Richard Deusy, avec lequel je travaille depuis plus de dix ans, arrive souvent à l’étalonnage final à ne pas l’utiliser. Il est vrai que ce n’est pas facile de l’employer. C’est souvent assez étrange comme rapport de contraste. Ici par exemple, même si techniquement on peut arriver à avoir une image bien exposée vers la mer, notre œil est habitué à ce que l’extérieur derrière quelqu’un en contre-jour soit "surexposé", on a donc joué avec ça lors de l’étalonnage final.

 Tu as l’habitude de changer de définition sur la caméra pendant le tournage, pourquoi ? 

Y.C : Pour chaque film je me fixe une résolution de départ suivant différents paramètres, en général 5K avec le capteur Dragon, et après je tourne autour, entre le 4K et le 6K suivant le plan et suivant les focales. Pour un gros plan je vais mettre moins de définition, pour un plan large je vais en mettre plus, si je suis à pleine ouverture je vais aussi rajouter de la définition. Je joue aussi sur ces paramètres pour choisir ma focale.
Quand j’ai une caméra à l’intérieur d’une voiture, par exemple, et qu’il faut mettre le 25 mm, je trouve souvent que ça déforme trop. Je choisis le 35 mm pour avoir moins de déformation et je passe en 6K. Souvent, je préfère m’élargir avec le capteur plutôt qu’avec les focales.

Maintenant, je maîtrise à peu près tous les instruments de mesure et les réglages sur la caméra, après 15 ans de numérique [Rires…]. Comme avec un négatif, j’expose "le RAW " très normalement et le plus justement possible en « faisant l’erreur dans le sens de l’effet », comme disait Ghislain Cloquet. Par exemple, je sous-expose assez fortement les scènes de pénombre avec toujours en ligne de mire le couple étalonnage-tournage qui est fondamental pour moi et qui m’a permis de comprendre ces limites.

 L’évolution des outils change nos goûts et les codes visuels, qu’est-ce qui a changé chez toi ?

Y.C : Au niveau esthétique, les caméras numériques n’ont pas encore amené les révolutions que l’on aurait pu espérer. Ce n’est pas parce qu’on invente des caméras qui voient dans la nuit que c’est intéressant esthétiquement ! Ça donne plus de possibilités de tournage et de mise en scène, mais esthétiquement ça ne change rien. L’étalonnage numérique apporte presque chaque jour de nouvelles solutions à nos problèmes, mais l’esthétique est aussi la même qu’en 35 mm.
Par contre, les caméras numériques, l’éclairage LED et l’étalonnage numérique m’ont donné plus de liberté technique. Ce qui veut dire plus de liberté pour la mise en scène et c’est vers ça que je veux tendre.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)