Entretien entre Paul Guilhaume, AFC, et Nicolas Loir, AFC, à propos du documentaire "Paradis", d’Alexander Abaturov

par Paul Guilhaume Contre-Champ AFC n°359

Lors de la première édition des Prix AFC, récompensant l’excellence du travail de direction de la photographie et dont la cérémonie de remise a eu lieu le mercredi 7 février 2024, dans le cadre du 24e Micro Salon AFC, Paul Guilhaume, AFC, a remporté, avec Paradis, d’Alexander Abaturov, le prix de la Meilleure photographie pour un documentaire. Dans un entretien croisé, Nicolas Loir, AFC, interroge Paul Guilhaume sur son travail lors du tournage de ce film.

À l’été 2021, une vague de chaleur et une sécheresse exceptionnelle provoquent des incendies géants qui ravagent 19 millions d’hectares dans le nord-est de la Sibérie. Dans cette région, au cœur de la Taïga, le village de Shologon se voile d’un épais nuage de fumée. Les cendres noires portées par le vent propagent des nouvelles alarmantes : la forêt est en feu et les flammes approchent. Abandonnés par le gouvernement, livrés à eux-mêmes, les habitants doivent s’unir pour combattre le Dragon.

Nicolas Loir : Pour commencer, comment as-tu rencontré le réalisateur Alexander Abaturov ?

Paul Guihaume : Ma première rencontre avec Alexander s’est faite à travers ses images via un très beau reportage sur Arte parlant des photographes russes. Peu de temps après, il m’a envoyé la note de son film documentaire. Sans l’avoir rencontré, j’ai eu tout de suite envie de faire le film. Le dossier était très inspirant.

NL : Il avait déjà fait beaucoup de recherches sur le sujet ?

PG : Alexander avait déjà fait un repérage filmé dans un autre village de la République se Sakha confronté à des feux de plaine avec une mobilisation de la population. Il avait tourné seul et en avait été assez frustré. Il savait qu’il y avait quelque chose à faire visuellement et a préféré s’entourer d’une équipe technique, même légère.

NL : Le film a une partie centrale estivale et est entouré de parties hivernales. Combien de temps a duré le tournage ?

PG : On est restés plus de trois semaines pour la partie estivale, dans les incendies car il a fallu trouver le village, s’y faire accueillir, commencer à rencontrer le maire, les villageois, et ensuite tourner l’histoire, rester, voir comment cela évoluait, il fallait du temps. Les régions concernées sont immenses (de la taille de l’Europe ) et les incendies étant imprévisibles, le village ne pouvait être choisi que l’été du tournage, en fonction de la localisation des incendies.
Pour la partie hivernale, nous sommes retournés deux semaines dans le village. C’était un tournage plus optimisé et moins aléatoire que la partie estivale mais tout aussi extrême au niveau climatique.

NL : Tu as fait +35 °C et -40 °C ?

PG : Tout à fait. Les Iakoutes nous ont expliqué qu’ils sont sur une des zones du globe où il y a le plus d’écart de température au monde entre l’hiver et l’été.

NL : Quelle caméra a été utilisée ?

PG : J’ai pris une Arri Amira avec un zoom Alura 30-80 mm et une très belle optique fixe russe 18 mm sans nom de marque apparente que le loueur m’a proposée. L’Amira a été très robuste dans les écarts extrêmes de température.
Le tournage grand froid a été fait d’une manière légère, sans caissons ou housses chauffantes.
Il y a une scène de pêche à la fin du film où il faisait vraiment très très froid, je pense qu’il faisait -35 °C. La caméra tenait 45 minutes puis le LCD externe s’éteignait et c’était ensuite au tour de la caméra. On retournait alors dans les voitures pour se réchauffer et réchauffer les batteries.
J’ai l’impression que la caméra et les humains résistent à peu près le même temps au froid !

NL : En voyant le film, j’ai eu le sentiment d’une recherche de simplicité, d’un côté épuré à l’image. Etait-ce une volonté ?

PG : Non, je ne crois pas que ce soit une volonté de départ, d’ailleurs il y a même des moments un peu heurtés dans le film. Je crois que cela nous venait naturellement d’essayer d’alterner des séquences de vie, en longue focale à l’épaule avec d’autres plans qui venaient rythmer le récit, le ralentir.
Il y avait une phrase qui revenait beaucoup de la part d’Alexander, c’était : « Petit humain, grande nature ».
Pour raconter cela nous avons choisi des plans larges fixes avec des gens qui évoluent dans le cadre. C’est peut-être ça, la simplicité dont tu parles.

Je pense que les moments les plus réussis, c’est quand nous avons réussi à rendre la situation que nous voulions raconter, mais sans être dans son tourbillon. Le plus dur en documentaire est de ne pas se faire happer par l’action.
Le fait de faire un pas en arrière, en plein incendie, de mettre la caméra sur trépied, et de se dire « Bon, l’incendie, il arrive de là, de toute façon eux, ils vont passer de droite à gauche », et on attend que ça se passe, c’est le plus dur, et quand on le réussit, je trouve que c’est ce qui marche le mieux.
Souvent, quand on veut voir quelque chose, si on se recule pas, on le voit pas.

NL : Combien étiez-vous dans l’équipe image ?

PG : En documentaire, je tourne tout seul avec la caméra en faisant le suivi de point moi-même. En revanche, en Russie, la maison de location loue la caméra avec un assistant caméra qui est responsable du matériel. Ce dernier faisait les backup et passait des heures à nettoyer le matériel qui était mis à rude épreuve.
Mais au moment de tourner, j’étais seul avec un ingénieur du son et le réalisateur.

NL : Une scène est particulièrement marquante quand le véhicule des pompiers traverse les flammes et est presque encerclé par le feu avec un vent qui se lève qui charrie les cendres et les flammes. Le son fort du feu avec les arbres qui tombent et éclatent est aussi très impressionnant. Tourner ces séquences a dû être intense.

PG : La première fois que l’on se retrouve dans le feu, c’est une scène de caméra embarquée dans une voiture soviétique des années 1950 que nous avions filmée la veille entrain de se faire réparer car elle était en panne…
Nous sommes donc dans cette voiture hors d’âge et les villageois ne savent pas ce que nous allons trouver sur le sentier de la forêt. Nous ne connaissions pas la longueur du feu et nous sommes en chemin pour aller ravitailler des pompiers dans un camp plus loin dans la forêt.
Il n’y avait que de la place pour l’ingénieur du son et la caméra. Le réalisateur m’a dit au revoir en faisant une blague et nous sommes partis.
En passant dans les flammes, nous avons senti la chaleur de l’incendie qui rayonnait à travers les vitres. Ça et le début de stress des conducteurs m’ont fait prendre conscience de la dangerosité de la situation. Le risque de la chute d’un arbre sur la voiture ou sur la route rendait la situation très dangereuse.
Les Iakoutes sont confrontés à deux types d’incendies, des feux bas rampant avec des flammes de 50 cm et des feux hauts, des feux de cimes avec des flammes de 10 mètres. À ce moment dans la voiture, nous étions au cœur d’un feu de cimes. Ce qui faisait peur était le fait que nous ne savions rien de la situation précise de l’incendie.

S’il fallait refaire un tournage comme ça, je demanderais une formation incendie. Il y aurait peut-être une réflexion à avoir sur les tournages dangereux, comment est-ce qu’on fait face à ça et à certaines situations.

NL : Tu m’as aussi parlé d’un moment où l’impact du tournage a impacté le réel.

PG : Les villageois ont très peu de moyens technologiques à disposition. Nous avions un drone de prise de vues et le drone qui est utilisé par les villageois pour localiser le feu était le drone du tournage. Ça leur a beaucoup servi et cela a perturbé légèrement le tournage car ils voulaient l’utiliser sans cesse. Et bien sûr on ne pouvait que leur prêter pour les aider.

NL : La situation du film m’a parfois fait penser aux Danaïdes qui versent de l’eau dans un tonneau percé. On voit ces villageois improvisés pompiers se battre contre un feu qu’ils surnomment Dragon et leurs outils semblent si dérisoires. Ils stoppent un incendie à un endroit qui reprend juste à côté.

PG : Ils ont des outils très rudimentaires et pour tenter de les arrêter. Quand le vent est favorable, ils arrêtent les feux de cimes en ayant allumé des contrefeux et ils creusent des petites tranchées pour stopper les feux rampants qu’ils éteignent ensuite littéralement au petit jet d’eau.
Et ce n’est pas un produit anti-feu qu’ils ont dans leur dos, c’est de l’eau qu’ils vont prendre dans dans la mare d’à côté.

NL : Le pouvoir central semble les laisser totalement seuls face à la tragédie.

PG : Dans la Russie actuelle, il y a de tels problèmes de corruption que les moyens de la lutte contre ce genre de phénomènes sont très insuffisants. Le gouvernement fédéral, l’état central, fournit le matériel pour lutter contre les incendies, donc les hélicoptères, les avions, les bombardiers et tout, mais pas l’essence.
Les institutions qui sont censées payer l’essence ne le font pas et cette dernière n’arrive jamais à la lutte contre les incendies. Les villageois se retrouvent à lutter avec des moyens qui n’ont rien à voir avec ce qu’il y avait pendant l’URSS.
Cela mélangé au réchauffement climatique, aux sols qui dégèlent, cela fait que les incendies qui sont incontrôlables depuis longtemps.

NL : On sent une vraie solidarité, un instinct de survie aussi qui se crée dans tout le village. Puis la pluie salvatrice qui va éteindre enfin les incendies.

PG : Il y a en effet tellement peu de moyens officiels qui sont mis en œuvre, que de toute façon les villages se sauvent eux-mêmes. Ils n’ont pas le choix et mettent tout le monde à contribution. Le village entier est mis à contribution. L’arrivée de l’eau est effectivement salvatrice.

NL : Est-ce que le réalisateur avait des références visuelles pour le film ?

PG : Il y avait une référence, la référence la plus importante c’était une peinture, que je retrouverais, une peinture traditionnelle sur la pêche iacoute. C’est vu avec un angle en légère plongée. Alexander s’est mis en tête de refaire ce plan, mais sans drone, donc on a construit un échafaudage.

Pour Alexander, avec sa poésie russe, construire un échafaudage pour un plan sur un documentaire est quelque chose de tout à fait normal. J’adore.

NL : L’étalonnage effectué par Christophe Bousquet est particulièrement soigné et a un parti pris fort.

PG : J’ai réutilisé des bases d’étalonnage que Christophe avait faites sur des projets antérieurs. Le soir, je pré-étalonnais les rushes que l’on exportait avec l’assistant caméra.
Puis Christophe a amené sa magie pendant les deux semaines d’étalonnage.

NL : Le ratio 2:1 du film a-t-il posé des soucis pour l’exploitation salle ?

PG : Nous avons fait un DCP en Scope 2,39. Les salles en 1,85 avaient donc des barres horizontales et verticales. C’est étonnant que ce souci ne soit pas encore réglé dans les salles.

NL : Les protagonistes du film ont vu le film ?

PG : Oui, Alexander a une très bonne relation avec les personnes qui apparaissent dans le film. Il a pu retourner en Russie et leur montrer le film avant la guerre en Ukraine.
Il leur a même fait parvenir les prix gagnés dans les festivals. Ils sont à la mairie, dans la petite armoire en verre qu’on voit dans une des scènes du film.