Entretien où le directeur de la photographie Mikhaïl Krichman, RGC, parle de son travail sur "Faute d’amour", d’Andrey Zvyagintsev

"Crepuscule with Andrey", par François Reumont pour l’AFC

La Lettre AFC n°279

Pour Faute d’amour, son 5e opus, le réalisateur russe Andrey Zvyagintsev a choisi de dépeindre la vie de la "middle class" moscovite, tiraillée entre le poids des traditions et un mode de vie résolument occidentalisé. Sur fond de disparition d’un adolescent, on plonge dans les relations entre un mari, sa femme et leurs amants respectifs. C’est naturellement Mikhaïl Krichman, RGC (lauréat de la Grenouille d’or pour Leviathan à Camerimage 2014), qui signe les images de ce film glacial. (FR)
Mikhaïl Krichman sur le stand CST-AFC à Cannes en 2017 - Photo Hypergonar / AFC
Mikhaïl Krichman sur le stand CST-AFC à Cannes en 2017
Photo Hypergonar / AFC

Comme chaque film avec Andrey Zvyagintsev, les lieux de l’histoire ont une importance capitale... Comment avez-vous choisi vos décors cette fois-ci ?

Mikhaïl Krichman : Moscou est une ville qu’on croit connaître, mais quand on s’y est plongé tous les trois (avec le directeur artistique Andrey Ponkratov), on s’est aperçu combien c’était compliqué pour nous de tourner dans cette ville où l’on vit. Trouver les bons endroits nous a pris un bon mois entre octobre et novembre 2015. A force de discuter tous ensemble, et vu le nombre de scènes très importantes qui se déroulaient dans les trois lieux de vies principaux (l’appartement du couple, celui de la maîtresse et celui de l’amant), on a finalement pris la décision de tout reconstruire en studio, pour garder un contrôle total sur l’image et pouvoir faire quelques petits tours de prestidigitation en lumière... L’autre grande décision, c’est que Andrey Zvyagintsev a pris le parti pour la première fois de tourner en numérique.
C’est un directeur d’acteur très exigeant, et il nous est arrivé sur ce film d’atteindre 24 voire même 30 prises successives pour un plan, ce qui est forcément un argument en faveur du numérique... Cette combinaison (studio et numérique) nous a donné un confort de travail, à la fois à la technique et pour les comédiens, très appréciable. La lumière était là toute la journée..., aucun stress et également la possibilité précieuse de regrouper le plan de travail.
Mais passer de l’argentique au numérique a également eu aussi ses inconvénients pour moi. Par exemple, le fait de tourner en Alexa Raw m’a imposé d’avoir une coloriste avec une console Da Vinci sur le plateau pour pouvoir montrer à Andrey vers quoi on allait. En effet, offrir soudain à un réalisateur si exigeant l’opportunité de voir en direct l’image se former n’a pas que des avantages ! Ça peut générer beaucoup de stress si tout n’est pas parfaitement contrôlé !

Etes-vous satisfait de cette configuration ?

MK : On a tourné en Open Gate 3,8K. La qualité est remarquable. Même si l’on peut presque tout faire à partir du Raw, notamment en termes de température de couleur, je me suis quand même aperçu que le capteur de l’Alexa donne moins de bruit quand on tourne avec de la lumière du jour que quand on tourne en lumière artificielle. C’est pour cette raison que j’ai essayé d’éclairer le plus possible en 5 600, même en ambiance nuit.

Beaucoup de plans assez longs, et une chorégraphie manifestement très précise...

MK : Pour Andrey, les débuts de scènes ne doivent pas être que des plans larges pour voir où se situe l’action. Il essaie à chaque fois de plonger le spectateur d’abord au cœur de l’histoire, de la dramaturgie, avant même de présenter les lieux. C’est très important dans ses films, et on peut le constater dans Faute d’amour, comme dans la scène de l’hôpital et de la morgue avec ce plan dans le couloir où sont accueillis les personnages. On ne sait pas où l’on est... mais on le découvre à travers l’action. La deuxième partie du film est nourrie de ce mouvement des gens dans l’image : les personnages marchent, fouillent les alentours, et sont en perpétuelle recherche du disparu. C’est exactement dans cet esprit que les scénographies entre personnages et caméra se sont élaborées.

Le déroulement du temps lui-même semble presque aboli quand on est dans le film..., chaque scène intérieure semblant se dérouler dans des pénombres entre nuit et jour.

MK : On a essayé de garder une ambiance grise, assez sombre, dans l’ensemble des scènes d’appartements pour les découvertes. On peut associer cette lumière soit à un début, soit à une fin de journée, et même à une journée hivernale. On devine parfois les lumières citadines en arrière-plan... La seule exception dans le film, c’est cette scène avec Ivan, le coordinateur des recherches, où le soleil fait une apparition furtive. On avait l’idée, dramatiquement parlant, de mettre en scène ce moment où les parents essaient en vain à se raccrocher à quelque chose à travers la présence rassurante de cet homme qui semble bien connaître la situation et qui tente de les rassurer. Un peu comme se raccrocher au soleil qui inexorablement passe derrière l’horizon au cours de la scène. Pour réaliser cet effet, j’ai simplement installé un 10 kW Fresnel sur un pied crémaillère et on a calculé assez précisément lors des répétitions le rythme de descente, clic par clic, de manière à rendre totalement invisible la tricherie sur les trois minutes environ que dure la scène. Comme Andrey ne tourne qu’à une seule caméra, il a fallu reproduire la chose sur les trois axes (le plan moyen qui se rapproche en travelling avant de Ivan, puis les prises en gros plan sur chacun des parents).
J’espère que cet effet n’est pas trop direct ou évident pour les spectateurs... Enfin, je veux dire, trop redondant par rapport à ce qui passe à l’écran. Pour moi en tout cas, ce rapport au soleil me semblait parfait pour les personnages des parents. Cet espoir très ténu de retrouver leur fils disparu...

Mikhaïl Krichman sur le tournage de "Faute d'amour" - Photo Anna Matveeva
Mikhaïl Krichman sur le tournage de "Faute d’amour"
Photo Anna Matveeva

Quelles optiques avez-vous utilisé ?

MK : Dès Le Bannissement, en 2007, on avait choisi avec Andrey de tourner en vrai Scope. Malheureusement, les contraintes de budget et de disponibilité du matériel en Russie ne nous avaient pas permis de réitérer sur les deux films suivants (Elena et Leviathan), tournés en Super 35. Cette fois-ci, nous avons pu choisir ce qu’on voulait, et après une série de tests, notre choix s’est porté sur la nouvelle série Cooke Anamorphic. Je dois avouer que je suis tombé amoureux de ces objectifs. Ils ne sont pas parfaits et cliniques comme d’autres optiques modernes peuvent l’être, ils conservent une certaine distorsion sur les bords, par exemple, et un bokeh très particulier.
En termes de définition, ils peuvent être assez doux à pleine ouverture, mais deviennent très piqués dès qu’on ferme un peu le diaph. Sur Faute d’amour, j’ai à peu près tourné tout à 5,6 ou 8 en intérieur jour pour garder une certaine profondeur et conserver une bonne lecture de chaque lieu. Il y a certes quelques exceptions quand les comédiens sont très proches des découvertes, et qu’on a soudain besoin de casser la définition de l’arrière plan pour éviter que ça ne fasse faux en passant à 3,5 ou 4 de diaph. A cette ouverture, la diffusion sur les bords de l’image fonctionne un peu comme un "cadre dans le cadre" ou comme une sorte de vignettage doux que je trouve très beau.

La scène d’amour avec le personnage de la maîtresse qui est enceinte est un tour de force...

MK : Le maquillage et la prothèse pour la comédienne nous a donné beaucoup de fil à retordre. Pour être réaliste, la prothèse recouvrait à la fois sa poitrine (augmentée pour le réalisme) et son ventre. Malgré de nombreux tests en amont, on a quand même été confronté au poids très lourd de l’ensemble (presque 5 kg) qui rend les mouvements de son corps plus rigide que nature. En même temps, l’avantage de cette "deuxième peau" a aussi été de libérer plus facilement le jeu de la comédienne, vu le plan large et la grande authenticité souhaitée par Andrey dans cette scène d’amour. Il y a ensuite une autre scène avec Yanina Hope, quand elle est devant le miroir de la salle de bain et qu’elle retire son soutien-gorge. Pour ce plan plus serré, on a dû avoir recours à des retouches numériques pour effacer les raccords entre sa peau et la prothèse. Mais là, on n’était plus confrontés aux problèmes de mouvements comme dans le plan large.

La neige aussi joue un rôle important, donnant un autre élément de temporalité en contrepoint de la lumière.

MK : La neige n’était pas prévue dans le script. Le film a été tourné à l’automne 2016 et nous avions juste prévu de finir avec les extérieurs de manière à ne plus avoir de feuilles sur les arbres et de vert dans l’image. Et puis la neige est arrivée avec presque un mois d’avance fin octobre... Je me souviens qu’on tournait de nuit cette scène où ils distribuent les affichettes avec l’annonce de la disparition. Andrey a totalement intégré cette neige dans l’histoire, et en l’intégrant notamment dans l’ouverture et l’épilogue. Par exemple, le ruban qui flotte au vent sur l’arbre flottait sur l’eau dans le script d’origine. C’est bien sûr pour s’adapter à la neige que ce détail a été modifié.
Finalement, il y a beaucoup de mélange entre de la vrai neige, celle qu’on a rajouté sur le décor en "vrai", et la neige qui tombe en numérique comme lors de la battue dans le parc. A cause de ce contretemps, le tournage a dû s’arrêter d’abord fin novembre, pour reprendre une dizaine de jours en avril 2017 afin de pouvoir finir les extérieurs sans neige qu’on n’avait pas eu le temps de faire.

Matvey Novikov dans "Faute d'amour"
Matvey Novikov dans "Faute d’amour"

Comment avez-vous éclairé les décors ?

MK : Pour éclairer en studio, j’ai principalement utilisé un ensemble de huit SkyPanels qui nous ont été gracieusement prêtés par Arri pour le film. J’ai particulièrement apprécié le contrôle instantané de la couleur et des niveaux par interface WiFi sur tablette. Avec 300 W, ils donnent près de 3 kW de lumière et la qualité des LEDs RGBW permet d’atteindre une souplesse d’utilisation que je n’avais jamais connue jusqu’ici. Sur ce film, ils sont devenus mes sources principales en chaque occasion. Seule précaution, il faut les diffuser un peu, comme à travers les fenêtres en entrée de lumière. Sinon je les ai aussi beaucoup utilisés en réflexion sur les plafonds en intérieur nuit et ça marche très bien aussi. Les gélatines restent au placard, vous n’avez plus à vous battre contre le temps quand une lumière naturelle baisse et que vous voulez équilibrer... C’est une sensation de flot continu en quelque sorte. Faute d’amour est vraiment le film le plus sombre en termes d’image que j’ai pu faire avec Andrey. Le numérique a sans doute une part d’influence dans le résultat, mais je vois surtout les choses comme une plus grande liberté, liée à cette association entre les SkyPanels et la caméra Alexa qui nous ont donné tout simplement plus de liberté techniquement et artistiquement...

(Propose recueillis au Festival de Cannes 2017 par François Reumont pour l’AFC)