81e édition de la Mostra de Venise

Entretiens avec Jeanne Lapoirie, AFC, et Guillaume Ader (gaffer) à propos de "Planète B", d’Aude Léa Rapin

"La survie d’Adèle" par François Reumont pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°358

Avec Planète B, la cinéaste Aude Léa Rapin (Les héros ne meurent jamais, en 2018) propose un récit d’anticipation ambitieux. Deux dimensions - réelle et virtuelle - cohabitent dans un film de prison paradoxal où les incarcérés sont placés dans une ambiance très... estivale. C’est Jeanne Lapoirie, AFC, et son gaffer Guillaume Ader qui se sont chargés de mettre en image cette plongée dans un futur de 15 ans où l’État a mis en place des nouveaux moyens d’incarcération pour combattre un groupe de jeunes activistes voulant défendre la planète. Ce deuxième film de la réalisatrice est présenté Hors compétition en ouverture de la Semaine de la critique, dans le cadre de la 81e édition de la Mostra de Venise. (FR)

France, 2039. Une nuit, des activistes traqués par l’Etat disparaissent sans laisser aucune trace.
Julia Bombarth se trouve parmi eux. A son réveil, elle se découvre enfermée dans un monde totalement inconnu : "Planète B".

Tourné entre la Côte d’Azur et la région Auvergne-Rhône-Alpes, et réunissant à l’écran un couple de jeunes stars féminines (Adèle Exarchopoulos et Souheila Yacoub), le nouveau film de Aude Léa Rapin est un vrai film d’anticipation qui évoque un futur sombre où les nouvelles technologies prennent peu à peu le pas sur l’humain. Jeanne Lapoirie se confie sur sa découverte du projet : « J’ai tout de suite été captivée par cette proposition, et l’opportunité de se lancer dans un film qui se déroule dans un futur proche. C’est bien sûr pas très courant dans le cinéma français, et l’idée d’avoir à travailler sur deux univers en parallèle était très excitante. Comme je ne suis pas experte en matière de réalité virtuelle, je suis allée poser des questions à mon fils qui connaît beaucoup mieux que moi l’univers des jeux vidéo. En me plongeant un peu avec lui dans certains de ses jeux comme Minecraft, et d’autres beaucoup plus réalistes qui essaient de reproduire les images cinématographiques, je suis allée chercher des idées, des images qui pourraient me servir pour traduire à l’écran cet univers carcéral à la fois réel et pourtant complètement virtuel qu’avait imaginé Aude Léa. À la fois, la description de ces scènes de prison n’était pas très précise visuellement à la lecture. Et en préparation, c’est surtout à partir du moment où le décor de l’hôtel à Saint-Raphaël a été trouvé qu’on a pu se mettre très concrètement au travail pour aboutir à la direction artistique de cette partie importante du film. »

Photo Carole Bethuel


Tourné sur huit semaines et demie, moitié pour ce décor d’hôtel en bord de mer, et une deuxième partie entre Grenoble et Lyon pour les scènes "réelles" de la base militaire et de la ville, l’équipe s’est vite retrouvée confrontée à un enjeu paradoxal, à savoir la réalité crue de l’extérieur jour sur une plage pour traduire un univers virtuel, et la plus grande souplesse d’un décor futuriste entièrement recréé pour la partie réelle de l’histoire...

Guillaume Ader observe : « On s’est presque retrouvés à faire deux films complètement différents entre la première partie du tournage consacrée à la prison virtuelle, en extérieur jour plein soleil bord de mer, et la suite dédiée à toutes les séquences qui se passent dans le monde réel futuriste. Notamment en termes d’équipe. Par exemple, le décor de la base secrète dans laquelle s’introduit le personnage de Souheila a nécessité deux semaines de prélight, avec cinq électros et quatre machinistes pour installer 80 sources, entièrement gérées en Wi-Fi. L’enjeu étant de faire varier la lumière, comme une respiration et varier les couleurs aussi parfois. Un bâtiment d’université dans la région lyonnaise (l’ancien hôtel de la région Rhône-Alpes sur le campus région du numérique) qui était entièrement vitré et qu’on a dû, par exemple, entièrement borgnoler... une énorme installation très différente des moyens mis en œuvre dans l’hôtel à Saint-Raphaël. »

Plan d'éclairage de la base
Plan d’éclairage de la base


Ce paradoxe entre la réalité et le virtuel était un des enjeux pour la directrice de la photo : « J’avoue qu’en découvrant le décor de l’hôtel et de la plage, je me suis posée pas mal de questions au début. Une ambiance de départ tellement réaliste qui me semblait compliquée à gérer à l’image pour distiller cette notion d’univers 3D. Heureusement la décision de placer ce futur dans une zone temporelle proche de la nôtre, avec l’évocation d’une société en déclin plutôt que celle d’une société ultramoderne nous a aidés. Au final, partir sur une direction artistique décadente, associée à une série d’éléments modernes (les drones, les casques de VR) nous a permis, par exemple, de mieux faire accepter en parallèle le côté très réaliste et cru de la partie virtuelle. »

Pour aboutir à l’image de ces scènes de prison, une autre question sémantique se pose à la DoP : « C’est vrai qu’en lisant le scénario, la question du point de vue se pose frontalement à partir du moment où vous établissez que les personnages rentrent dans un univers parallèle en utilisant des lunettes de réalité virtuelle. D’un point de vue purement factuel, ce dispositif imposerait de garder des points de vue très stricts, presque subjectifs de la part des personnages. C’est une question qui s’est posée au départ, et qu’on a décidé vite de mettre de côté vu le nombre de personnages dans l’univers virtuel, et les allées et venues via le casque dérobé par Nour (Souheila Yacoub) dans la réalité. Et puis je pense qu’on accepte cette convention, car le dispositif est expliqué très vite et très clairement au spectateur. Le grand écart visuel entre ces scènes de plage en plein soleil et le reste fonctionne presque aussi en tant que tel. Le vrai enjeu, pour moi, était surtout d’amener les images solaires en bord de mer vers quelque chose d’un peu artificiel. Si au départ beaucoup de plans envisageaient d’être traités en VFX, en créant des petits bugs dans l’image, ou des boucles assez évidentes de passage d’oiseaux en arrière-plan, finalement par manque de moyens, c’est surtout sur la prise de vues et l’étalonnage que tout s’est joué. Pour cela nous avons fait pas mal d’essais en prépa sur place, afin de mettre au point une LUT de jour qui distordrait le rendu très réaliste de l’Alexa 35. Par exemple, sur les ciels, où du bleu turquoise vient se rajouter, avec parfois des dégradés en plus en étalonnage. Ou sur les rouges qu’on faisait monter dans les ombres, tout en essayant de garder des visages acceptables. Dans le contour également, une fonction nous a permis de rajouter du rouge, qui évoque un peu les défauts qu’on avait parfois en 35 mm. »

Jeanne Lapoirie à la caméra - Photo Carole Bethuel
Jeanne Lapoirie à la caméra
Photo Carole Bethuel


Un autre enjeu de l’univers virtuel étant naturellement les scènes d’extérieur nuit, qui sont toutes traitées en nuit américaine. Guillaume Ader détaille : « La configuration était souvent très compliquée à la caméra, avec un soleil très fort qui se réfléchissait sur la mer... pas les conditions idéales pour faire la nuit américaine, mais pour autant, le côté artificiel se justifiait tout d’un coup parfaitement. L’autre élément de narration qui nous dirigeait vers cette solution, c’était la nécessité de pouvoir passer instantanément du jour à la nuit, selon les indications portées dans le script. » Jeanne Lapoirie rajoute : « Sur ces passages instantanés du jour à la nuit, programmées par les geôliers, je me suis contentée souvent d’une bascule de diaph très rapide la prise de vues, agrémentée à l’étalonnage d’une bascule de LUT entre le jour et la nuit. Les nuits étant traitées dans un bleu très soutenu, qui renforce là encore la sensation artificielle de cet univers ».

Photo Carole Bethuel


Une scène au premier tiers du film dans laquelle le personnage de Nour récupère le casque de réalité virtuelle, qui va lui permettre de rentrer en contact avec les détenus, se déroule dans une spectaculaire usine de retraitement des déchets qui semblent presque sortie de Terminator.
« C’est vrai que ce décor était génial », évoque Jeanne Lapoirie. « Une usine en activité proche de Grenoble dans laquelle nous étions tous en combinaison blanche avec des masques protection. Je me souviens de ce lieu parfait, qui était sombre, suintant de partout. Peu de lumière a été rajoutée, juste un peu de fumée et on a exploité l’ambiance telle qu’on la trouvée. On a tourné finalement beaucoup plus que prévu dans cette usine, ramenant plusieurs plans qui n’étaient pas sur la liste de cette petite scène à l’échelle du film. Quand on est dans un lieu pareil, c’est forcément inspirant à l’image et on essaie d’en tirer le meilleur parti. »


En matière de caméra et d’optique, la directrice de la photo reste une fervente utilisatrice de zooms qu’elle emporte avec elle sur chacun de ces film : « Sur Planète B, le vrai défi c’était l’anamorphique. On avait choisi de partir sur cette base pour donner plus de matière à l’image, notamment sur les arrière-plans de ces séquences virtuelles. Mais sans vraiment être certain de pouvoir relever le défi de la deuxième partie du tournage, beaucoup plus nocturne, que ce soit dans la base ou dans le décor du café Ernestore dans lequel Nour tente de négocier l’argent nécessaire à son exil à l’étranger. Finalement, j’ai réussi à tourner à peu près tout avec mes zooms Angénieux habituels, configurés en version anamorphique. Le décor de la base étant tout de même suffisamment éclairé. Le vrai plaisir pour moi a été de pouvoir éclairer d’une façon beaucoup moins réaliste que d’habitude bien sûr, lumière mouvante et colorée. Un contexte habituel qui ne me le permet pas souvent... A la caméra, Aude Léa n’est pas quelqu’un qui travaille sur la base d’un découpage très établi. Elle a aussi eu l’habitude de travailler presque toute seule sur ses courts métrages précédents, s’occupant à la fois du cadre et de la lumière. Sur Planète B j’ai donc souvent opté pour une simple installation travelling en diagonale du décor, avec un bazooka que je poussais moi-même, comme une sorte d’énorme slider. Ce qui me permettait de pouvoir filmer à 360 degrés ou presque, de varier les cadres à chaque prise si nécessaires, d’improviser un peu comme si je tournais à l’épaule dans des séquences où je déciderais moi-même au cours de la prise qui je vais filmer. Une très grande liberté au cadre, rendue possible par les installations ingénieuses de Eric Fontenelle, mon chef machiniste.

Questionnée sur le bilan et l’expérience que peut procurer un tel projet, Jeanne Lapoirie répond :
« Comme sur les films d’époque, je pense que les films d’anticipation font reposer le même piège à l’équipe. Consacrer trop de temps ou trop d’énergie à vouloir absolument peaufiner la reconstitution, et on peut facilement passer à côté du film avec les comédiens. Je me souviens par exemple très bien des Roseaux sauvages, mon premier long métrage en tant que directrice de la photo, où André Téchiné insistait perpétuellement pour que ce film d’époque ne ressemble pas vraiment à un film d’époque ! Cette démarche m’a souvent inspirée, et notamment pour Planète B où je pense qu’on a veillé à donner des petites touches futuristes comme avec les couleurs, et les lumières en mouvement dans la base, mais sans forcément rechercher une immersion dans une reconstitution ultra crédible. Si parfois quelques stills de Blade Runner ou d’Alien ont été échangées en prépa, notamment pour le décor de la base, en fait je me souviens que Aude-Léa m’a fait découvrir des films comme L’Échelle de Jacob, de Adrian Lyne, où Tim Robbins incarne un vétéran du Vietnam qui semble hanté par des cauchemars venus de son expérience du front, ou Old, de Night Shyamalan, qui se déroule sur une plage et où les protagonistes se mettent à vieillir à vitesse grand V... des films qui ont des connexions avec le nôtre, mais finalement assez éloignés de l’enjeu visuel futuriste auquel on pouvait s’attendre à première lecture... »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)