La Charte de l’image

Envisager autrement le cinéma

par Charlie Van Damme

par Charlie Van Damme La Lettre AFC n°130

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Et si l’on faisait l’hypothèse d’un monde où la production littéraire devenait graduellement le fait d’un seul pays, en dehors de deux ou trois pôles résiduels dont l’influence limitée irait en diminuant. Il faudrait se demander alors quelle littérature mériterait ce privilège exorbitant, et surtout quels autres univers littéraires il faudrait sacrifier. Et puis imaginer ce moment où la littérature de ce pays, portée par une dynamique mortifère, serait seule à régner : lui resterait-il une autre issue que l’autodestruction ?
La Charte de l’image : Envisager autrement le cinéma
par Charlie Van Damme, AFC

Non, cela semble improbable, tant nous associons le fait littéraire et toute pratique artistique à la circulation des idées, à ce joyeux désordre d’échanges et d’influences réciproques qui va en augmentant avec l’ouverture du monde sur lui-même. C’est pourtant une telle situation totalement déséquilibrée que nous vivons dans le domaine cinématographique depuis trente-quarante ans, et qui sans cesse s’aggrave.

Parlant de cinéma, Serge Daney affirmait que « la condition sine qua non pour qu’il y ait image, c’est l’altérité ».Que faire des images, c’est créer du lien. Effectivement, c’est là que je trouve entre autres mon plaisir de spectateur : être confronté à l’Autre et essayer de l’accepter, de le comprendre, de ressentir avec lui, de me reconnaître en lui, et par là même de mieux me connaître. C’est le même plaisir que je recherche, en exerçant mon métier de directeur de la photo, à côté des autres, essayant d’apporter ma contribution au travail commun pour que d’autres éprouvent les émotions que nous éprouvons sur le plateau.
Que ce soit sur le mode grave ou le mode enjoué, que l’on envisage la fiction ou le documentaire, le cinéma participe à sa manière aux côtés des autres arts, des sciences humaines, des sciences dites exactes, des religions et de la philosophie à cette ambition démesurée et inachevable : éclairer l’opacité du monde, en révéler l’unicité dans sa diversité. Par nature, il ne peut être l’expression d’un point de vue dominant, et ne peut que se nourrir au contraire d’une multiplicité des points de vue. Ou dit autrement : l’harmonie, ce n’est pas tout ramener au même, c’est l’accord des différences.
Militer pour un cinéma qui s’adresse à la sensibilité, à l’intelligence et à l’imaginaire des spectateurs, pour un cinéma créateur de lien, ce ne peut pas être militer pour le cinéma français ou pour le cinéma européen contre le cinéma américain, ce qui est une manière de se situer sur son terrain et de partir battu.
On ne peut que militer pour la multiplicité des cinématographies à l’échelle de la planète.

Voilà la piste que je nous propose d’explorer, sachant que ça ne résoudra pas les problèmes immédiats auxquels nous sommes confrontés, mais persuadé qu’on peut progressivement " passer " à l’acte et peser concrètement sur le cours des événements.
C’est en ce sens que je fais circuler ce texte, dans l’espoir qu’il suscite quelque écho critique, et que nous puissions nous mettre au travail.

On s’en souvient sans doute, l’année 2003 a été marquée en France entre autres par de très amples manifestations des intermittents du spectacle, en particulier du théâtre, pour la défense de leur statut social et de leurs droits. Il s’en dégage un sentiment très désagréable de véritable " misère en milieu culturel " : on ne s’engage pas dans des actions qui ont pu être interprétées, à tort ou à raison, comme des actes de sabordage ou des actions suicidaires, si l’on n’y est pas poussé par le désespoir. Au point que l’on peut parler, du point de vue social, d’un secteur d’activité sinistré, et se demander pourquoi des sociétés de production de films qui tirent elles aussi le diable par la queue ne sont pas associées au mouvement, car ce sont sans doute les mêmes causes qui rendent la vie aussi difficile aux uns comme aux autres.

Le mercredi 5 novembre de la même année fera date dans l’histoire de la diffusion des films. Ce jour-là, un film, un " blockbuster ", The Matrix Revolutions des frères Wachowski a commencé sa carrière en salles simultanément dans cinquante pays, presque comme une retransmission en mondiovision d’un événement sportif majeur. Rien que pour le marché français, huit cents copies auraient été tirées, et autant d’écrans monopolisés par ce seul film. Une grande première qui préfigure sans doute la manière dont seront diffusés les films " normalement ", dès que les techniques numériques le permettront (câbles, satellites, salles équipées en H.D.)
Le même jour à Paris, trois films nouveaux ne disposaient chacun que de deux écrans : " Lovely Rita ", film autrichien de Jessica Hausner, " Le Serviteur de Kali ", film franco-indien de Adoor Gopalakrishnan et " Bye bye Africa " de Mahamat Saleh Haroun, premier film tchadien jamais réalisé. Film qui traite justement de la difficulté d’être cinéaste dans un pays comme le Tchad, de la difficulté d’avoir accès à la parole et à l’écoute - à la production et à la diffusion - et du sens de ce travail. Quelles chances auront ces films venus d’un ailleurs plus ou moins exotique face au blockbuster " The Matrix Revolutions ". Blockbuster : un terme tout à fait approprié. On peut le traduire par méga-bombe, bombe pulvérisante (de block : bloc de roche, de marbre, de béton et to bust : pulvériser, éclater, écraser). Un terme qui renvoie plus à des idées de conquête militaire et de destruction qu’à l’idée de diffusion des œuvres.

Le cinéma est une activité artistique onéreuse qui place les cinéastes dans des positions inégales selon qu’ils ont accès ou non aux techniques, aux infrastructures, à l’argent, et cela plus que toute autre activité artistique. Mais cette inégalité n’explique pas à elle seule la position absolument dominante du cinéma américain, ni la fragilité grandissante des autres cinématographies. Jusqu’aux années 50-60 du siècle dernier, le nombre de cinématographies nationales dynamiques était considérable.
Alors, que s’est-il passé pour qu’en moins d’un demi siècle, on en soit là ?


Les forces qui menacent le cinéma sont multiples mais c’est surtout sur celles qui relèvent des structures de production-diffusion que l’on essaye d’agir, sans doute parce qu’on peut les ramener à des valeurs chiffrées qui ont l’apparence d’une vérité objective. La production française est de ce point de vue exemplaire en ce sens qu’elle se maintient en volume, grâce à un système d’aide à la production, à la diffusion et à la création très élaboré, que ce système a inspiré la plupart des pays d’Europe et tend à s’ouvrir au-delà des frontières européennes (le Fonds Sud). Le système est né peu après la guerre 39-45 avec pour but d’aider une cinématographie ambitieuse, de protéger l’ensemble de la profession de la concurrence étrangère, en particulier américaine, puis pour compenser la désaffection des salles au profit de la télé en obligeant les chaînes à investir massivement dans la production cinématographique (le système des quotas). En gros, il s’agit de protéger la production des rigueurs d’un marché concurrentiel et libre.

Mais une question se pose : pourquoi a-t-il fallu protéger le cinéma d’abord en France et en Suède, puis partout en Europe, alors qu’il vivait très bien avant-guerre, sur presque tous les continents, sans aides ?
Et pourquoi cela n’est-il toujours pas nécessaire en Inde et aux U.S.A. ?

Osons cette hypothèse : avec la guerre, c’est tout un système de valeurs et toute une symbolique, complexes et éventuellement contradictoires, qui ont été fortement ébranlés et se sont progressivement effrités, de sorte que l’on ne sait plus très bien à quoi s’adosser pour créer. Comme si le passé ne faisait plus office de tremplin vers l’avenir. Citons pêle-mêle : la grandeur des nations et leur histoire, le patriotisme et le combat légitime contre la nation voisine, la conviction de faire œuvre civilisatrice dans les colonies ou son contraire, la certitude du progrès inéluctable, scientifique ou social, les valeurs religieuses opposées aux convictions matérialistes. Le coup de grâce a sans doute été donné avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’U.R.S.S., c’est-à-dire avec la remise en cause radicale d’un pan entier de la pensée européenne : le marxisme.
Cette hypothèse semble se vérifier dans l’Allemagne et l’Italie de l’immédiate après-guerre. Il a fallu plus de vingt ans pour que le cinéma allemand retrouve un minimum de dynamisme avec le " Filmverlag der Autoren ", parce que c’était aussi le monde des idées qui avait été détruit. En Italie par contre, le néoréalisme a tout de suite dynamisé le cinéma d’une manière extraordinairement inventive, au-delà même des frontières : les cinéastes étaient au moins riches de convictions ancrées à gauche que le fascisme n’était pas parvenu à étouffer. Quand aux Etats-Unis, ils ne peuvent être que confortés dans leur conviction d’être du côté du dynamisme, de la vérité, de la justice et du bien. La guerre n’a pas été une rupture pour eux et apparemment pas non plus pour l’Inde. C’est sans doute un élément décisif de la force du cinéma américain, mais ce pourrait être aussi un élément de faiblesse : il lui manque aujourd’hui le minimum de contestation interne des valeurs et de la symbolique pour maintenir cette vitalité et cette créativité dans la durée.
S’il est de plus en plus difficile pour le cinéaste non américain de rencontrer et de convaincre son public, ce n’est pas parce que leurs films sont mal-fichus, mais plutôt parce que les uns et les autres, cinéastes et public, vivent un désarroi semblable, orphelins du passé. Le désarroi est sensible à l’échelle planétaire : il y a trente années à peine, ce qui agitait le monde pouvait encore s’appuyer sur des convictions fortes et " modernes ", auxquelles on pouvait sincèrement adhérer, tel le marxisme ou le libéralisme, la décolonisation et la lutte pour la liberté, l’indépendance, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le tiers-mondisme, les mouvements beat et hippie, le pacifisme, la théologie chrétienne de la libération. Autant d’espoirs déçus. Si bien qu’on semble n’avoir d’autre choix aujourd’hui qu’entre le libéralisme agressif et de violentes flambées régressives : repli identitaire, ultra-nationalisme, fuite en avant dans les lectures obscurantistes des religions, racisme avéré, résurgences totalitaires.
C’est sans doute autant sur le plan des valeurs et de la symbolique que sur terrain structurel qu’il faut travailler, et cela concerne très directement le travail créatif et les relations avec le public.
Heureusement, l’après-guerre n’a pas laissé que du vide ou des valeurs anciennes désactivées mais est en train de créer du neuf qui questionne des mythes fondateurs des civilisations tenus pour indiscutables depuis des millénaires, et dont on retrouve la trace explicite chez nous dans la Genèse. Ainsi, il était dans l’ordre des choses que la femme soit dominée par l’homme. C’est enfin contesté par les féministes, et c’est énorme. Pour Françoise Héritier, combattre pour « l’admission des femmes à une égale dignité, à une indépendance analogue à celle des hommes et au droit de disposer d’elles-mêmes, [...] c’est saper du même coup les soubassements qui font de toute altérité, non une différence reconnue et acceptée comme complément nécessaire de soi, mais une catégorie rejetée, considérée comme détestable, devant être dominée, contrainte et même potentiellement détruite », car il s’agit là du « butoir le plus extrême aux fondements de l’identité et de la différence ». (" Le Monde ", 4 février 2002)
C’est la place de l’humain dans la nature qui est questionnée par l’écologie : il n’est plus là pour se « multiplier et remplir la terre pour la soumettre, et dominer tous les êtres vivants », mais il faut qu’il compose avec la nature, car il en fait partie. L’écologie questionne aussi les modes de production et de consommation, et au-delà la redistribution des richesses, la prétention de l’humain à l’omnipotence, sa confiance aveugle en son pouvoir scientifique et technique, la notion même de progrès, en particulier de croissance illimitée. S’il se vérifie, ce qui est hautement probable, que, pour que les plus pauvres accèdent à un minimum de confort vital, il faut que les plus riches ramènent leur consommation énergétique selon les pays de 50 % à 20 % de ce qu’elle est aujourd’hui, il se peut que l’on aille droit vers une catastrophe écologique majeure ou la guerre de tous contre tous pour s’accaparer les moyens de consommer toujours plus, ce qui reviendrait au même.

La construction européenne mérite aussi notre attention. Quelles que soient les réserves que l’on puisse émettre relativement à la manière dont elle se construit, il reste qu’à la base c’est une proposition inouïe et très concrète de réunion de peuples aussi différents que des slaves, des scandinaves, des latins, des germains, des anglo-saxons, des musulmans peut-être demain (la Turquie), sans rapport de domination, sans conquête guerrière, sans violence aucune. Des peuples qui hier encore s’étripaient joyeusement. Ça n’est jamais arrivé dans l’histoire de l’humanité. Faut-il croire que Dieu donne enfin raison aux bâtisseurs de la Tour de Babel, plutôt que de les condamner à la mésentente ?

De toute façon, l’importance des flux migratoires dans le contexte d’une mondialisation apparemment inéluctable depuis l’invention de la boussole nous oblige à considérer différemment nos relations à l’autre, et à penser l’identité en termes multiples et ouverts plutôt que d’une manière restrictive et bornée. C’est aussi la question de l’exogamie qui est posée non plus à l’échelle de la famille, du village ou de la région, mais à l’échelle des peuples et de la planète.
Bien sûr ça résiste de partout, et très violemment parfois. L’avenir radieux est loin d’être acquis. Mais il est important de prendre en compte à quel point ces propositions nouvelles agitent le monde, et de les utiliser comme soubassements et de nos oeuvres, et de nos modes de production-diffusion, pour rentrer en résonance avec les espérances et les craintes du public. Il sera vain en tout cas d’essayer, dans un réflexe de crispation identitaire passéiste, de s’appuyer encore et toujours sur des valeurs et des symboliques d’hier, aujourd’hui inopérantes et contre-productives. Pourtant, l’essentiel de la production tourne le dos à ces potentialités thématiques nouvelles, pour se recentrer, se recroqueviller même, sur des thématiques si culturellement correctes, inoffensives et si souvent petites-bourgeoises. Mais peut-être est-ce le système de financement qui induit cette frilosité.


Dans " L’Impérialisme " Hanna Arendt développe cette thèse : le moteur du capitalisme, son principe vital si l’on veut, ne serait pas tant la production de biens et de richesses pour s’assurer la faculté d’en jouir, que l’expansion permanente et illimitée de bénéfices sans cesse réinvestis dans cette expansion, en conséquence produire au-delà des possibilités de jouissance, au-delà ou en marge des besoins réels. Plus qu’un mouvement perpétuel, un mouvement perpétuellement croissant. Une telle logique conduit chaque acteur économique à considérer ses concurrents comme des ennemis, dont il faut contrarier l’expansion pour garantir la sienne, qu’il faut éliminer lorsque les marchés sont saturés. Un état limite est atteint lorsqu’un acteur économique a évincé tous les autres dans son domaine : il n’y a plus de possibilité d’expansion, il faut détruire pour pouvoir recommencer le cycle de l’expansion. L’autre limite, absolue, c’est la finitude de la planète : dès à présent, on sait qu’elle ne peut plus absorber la pollution générée par les dépenses énergétiques et que, par ailleurs, les réserves d’énergie fossile sont limitées à quelques trente-quarante années.

L’expansion (ou la croissance) permanente porte en soi un principe de conquête, de destruction et de mort, à l’opposé de l’idée de libre-échange et de libre concurrence (au sens de concourir au même but ensemble). On sait en France la lutte que se livrent les grands groupes pour dominer l’autre. Pour eux, les “indépendants” font figure de martiens qui n’ont rien compris et qu’on peut à la rigueur absorber. A l’échelle de la planète, la position hégémonique de la production cinématographique américaine ne cesse de se renforcer, au détriment des autres cinématographies. C’est dans cette perspective de conquête qu’est organisée la diffusion de " Matrix Revolutions " : prendre en même temps partout, le plus de place possible, évincer les autres.
Le principe vital d’une activité artistique, quelle qu’elle soit, ne peut pas être l’expansion permanente, l’éviction de l’autre, la conquête. Au contraire, nous avons besoin de l’autre, du concurrent, de nous en nourrir. Il n’y a pas d’activité artistique qui ne procède pas d’échanges, de confrontations, d’influences réciproques, de joyeuses ou de féroces querelles et de combats d’idées. Nous avons aussi besoin des autres, tous les autres, avec et dans leurs différences apparentes, de leur histoire, leurs peurs, leurs espoirs, leurs conflits, leurs amours. Sinon de quoi seraient faites nos histoires ?

Il y a un antagonisme irréductible entre une démarche artistique et une logique capitaliste. La coexistence a été possible un temps, mais on se rapproche dangereusement d’un état limite. Tant que nous continuerons d’agir à l’intérieur de cette logique, on ne peut qu’adopter une attitude défensive dans l’espoir de retarder le moment de passer à la trappe. Le cinéma est par nature au carrefour de l’art, de l’artisanat, de l’industrie et de l’économie, mais il n’y a aucune fatalité à ce que l’on s’accommode d’un fonctionnement économique mortifère. A-t-on vraiment d’autres choix que de penser une autre économie, fondée sur l’échange et la réciprocité ? Sur le soutien actif des autres cinématographies, pour qu’il puisse y avoir échange.

En somme, pour que le cinéma vive en France, il faut qu’il vive aussi en Autriche, en Inde et au Tchad - partout. C’est vers cela qu’il faut tendre, graduellement, et sans doute faut-il commencer par affirmer cette nécessité, haut et fort, pour réunir des énergies et se mettre à oeuvrer en ce sens.


Cela peut sembler illusoire de prétendre se situer “ailleurs” sur le plan économique, alors que (presque ?) tous les secteurs d’activités à l’échelle de la planète sont gouvernés par ce principe de croissance illimitée, caractéristique du capitalisme. Irréaliste lorsqu’on sait le poids des enjeux financiers et politiques. N’a-t-on pas affirmé, lors de l’effondrement de l’U.R.S.S., que la preuve était définitivement faite que seul le capitalisme était opérationnel, qu’il était le fonctionnement naturel de l’humanité, qu’il était un modèle indépassable, seul capable d’apporter le bonheur sur terre ? Pourquoi ne pas " faire avec " ?
L’affirmation qu’un modèle d’action et de pensée est définitif, achevé et indépassable est typique d’une pensée dogmatique totalisante. Elle a pour effet entre autres d’inhiber la réflexion : il n’y aurait plus rien de vraiment neuf à découvrir. Et de favoriser la censure, douce ou dure : ce qui risque d’être découvert pourrait mettre à mal le dogme. Chaque fois qu’une pensée totalisante prétend gouverner le monde, le réel se pointe pour la contester, et c’est le cas maintenant : on sait que l’écart entre riches et pauvres ne cesse de se creuser, qu’on ne peut pas mettre sur un pied d’égalité face au marché un paysan sénégalais et un paysan français, que si le marché de la santé ne fonctionne qu’en termes de profit, c’est le sida qui l’emportera. Il n’y a pas que les altermondialistes qui donnent de la voix : même au sein de l’O.M.C., il y a contestation. De partout, on esquisse un " ailleurs " économique. Agir " ailleurs " pour le cinéma est possible, pourvu qu’on pense cette action comme un pan d’une action plus vaste à laquelle on s’adosse pour se renforcer mutuellement. Ou alors, on décide de laisser le champ libre à l’antagonisme meurtrier entre un ultralibéralisme débridé et des forces régressives et obscurantistes.


On voyait le cinéma au début du vingtième siècle comme un art universel. Il s’est en fait développé comme le dernier réduit d’un art national. Sans doute le passage du muet au parlant y-est-il pour quelque chose, mais c’est discutable : le doublage et le sous-titrage devraient autoriser cette universalité. Et puis ça n’explique pas le succès du cinéma américain, sauf en réduisant les causes de ce succès mondial à la seule puissance de feu de son industrie cinématographique, ce qui serait par trop réducteur.

Essayons une autre explication. On peut faire cette lecture lapidaire de l’histoire récente : l’épicentre dominant à l’échelle mondiale, tant sur le plan de l’efficacité économique que scientifique, militaire, commerciale, philosophique et culturelle était constitué par un noyau de pays européens, entre lesquels existaient de fortes tensions antagonistes, chaque pays essayant d’assurer sa suprématie et de protéger sa zone d’influence. C’est donc très naturellement que le cinéma est devenu un art national, et que plus tard, on a pensé l’aide au cinéma selon le territoire national, et éventuellement la zone d’influence qui en dépend, renforçant ainsi le caractère “ national” de l’art cinématographique. Mais pendant ce temps-là, l’épicentre était en train de se déplacer (à partir de 14-18) vers les U.S.A. Depuis l’après-guerre 39-45, c’est chose faite, l’Amérique domine. Et nous avons pris ce mauvais pli : on se positionne par rapport à cet épicentre, soucieux de défendre le réduit national. Pourtant d’autres centres émergent, et ils pèsent très lourd : l’Asie, l’autre Europe qui se construit, auxquelles on peut ajouter des centres en devenir tels que l’Amérique du Sud, le monde arabe, l’Afrique.

Et si l’on faisait le pari de l’éclatement de l’épicentre. Si l’on se fixait comme horizon d’attente un monde multipolaire, où le cinéma participerait, à côté d’autres secteurs d’activités, à la circulation et l’échange des biens et des idées, comme c’est déjà le cas pour la peinture, la danse, la musique et les oeuvres majeures de la littérature. Il faudrait pour cela s’ouvrir plus largement sur des thématiques et des formes nouvelles, à inventer, et surtout cesser de voir le monde à partir d’une position ethnocentrique pour participer à ces échanges.
On en revient à cette idée : pour que le cinéma vive en France, il faut qu’il vive au Tchad et partout ailleurs. Et l’on peut alors envisager une autre économie, fondée par exemple sur l’idée d’un commerce équitable.
Un travail de longue haleine, certainement.


Les mesures d’aide au cinéma ont un effet bénéfique sur la production, c’est évident. L’argument selon lequel le fait de protéger les cinéastes des rigueurs du marché fait d’eux une coterie d’assistés ne devant rendre des comptes à personne ne tient pas debout. Nos vies sont loin du confort d’une vie de rentier. S’il y a un cinéma qui est relativement protégé, mais comme une citadelle assiégée, c’est le cinéma plus exploratoire et expérimental qui est nécessaire à la vitalité du cinéma dans son ensemble comme l’est la recherche par rapport à l’industrie. Tout au plus peut-on faire ce constat : cette recherche est bien timide, car nous ne savons pas vraiment quel sens lui donner, selon quels axes la développer. Sans doute est-ce lié au fait que, pour l’instant, manquent des systèmes de valeurs fortes et des convictions qui nous pousseraient à agir dans un sens plutôt que dans un autre, comme ce fut le cas pour le néoréalisme, la nouvelle vague, l’engagement politique des cinéastes italiens, américains et anglais dans le prolongement de mai 68 ou plus récemment la Chine et l’Iran.

Par contre, la participation massive des chaînes de télévision dans la production cinématographique pose problème, car elle est devenue décisive et apparemment indispensable.
Les chaînes sont, sauf Arte mais pour combien de temps encore, très largement financées par la publicité. La fonction de l’émission, quelle qu’elle soit, est d’abord et surtout de maintenir captif un public le plus large possible pour qu’il soit disponible et attentif à recevoir le seul message qui compte : le message publicitaire. On sait bien que le financement d’une chaîne par les annonceurs se fait en proportion des résultats de la mesure d’audience. Aussi, l’appréciation qualitative de l’émission se fait-elle en termes strictement quantitatifs. En conséquence, les chaînes soutiennent surtout, voire exclusivement, des projets susceptibles a priori de répondre aux attentes supposées d’un public de consommateurs indifférenciés. Il s’agit de plaire à coup sûr au plus grand nombre en le caressant dans le sens du poil, et s’il le faut en faisant appel à ses inclinations les plus veules - non pas d’aller à sa rencontre en prenant le risque de devoir le convaincre. Obtenir la participation financière d’une chaîne importante n’est possible aujourd’hui que si l’on respecte des formatages, des codes pré-établis, que si l’on rentre dans un moule mass-médiatique. Cela nous conduit à travailler de moins en moins pour notre public naturel, celui des salles, mais pour les annonceurs. Et le mouvement de désaffection des salles s’accélère.
On ne peut pas refuser l’apport des chaînes du jour au lendemain en se drapant dans une attitude radicale-puritaine. Mais persister dans une posture de quémandeur par rapport à celles-ci, c’est vendre notre âme. C’est ce paradoxe qu’il faut résoudre. Il n’y a pas d’autre issue que de travailler à se réconcilier avec le public salle, national et étranger, proche et lointain, sachant que de fait le marché américain est par nature totalement fermé : il faut aller voir ailleurs. A nouveau, on ne peut que militer pour des échanges multipolaires et réciproques.


C’est étrange comme on s’accommode de l’inacceptable.

  • La majorité des maisons de production n’investissent plus de fonds propres dans les films, si ce n’est que parfois elles investissent leur salaire de producteur, prennent le risque de travailler sans imprévus ou en minimisant leurs frais de fonctionnement. Mais pour l’essentiel elles agissent en interface active entre le réalisateur et les sources de financements (les guichets), toujours les mêmes : l’avance sur recettes ou le Fonds Sud, les chaînes (plusieurs pour un film parfois), Eurimage, les Soficas, les régions, un ou plusieurs coproducteurs qui à leur tour vont s’adresser aux guichets qui leur sont accessibles. Ce qui fait qu’un réalisateur est confronté, via son producteur, à plusieurs décideurs financiers (trois, quatre, cinq... plus ?), chacun ayant ses exigences, éventuellement contradictoires, et son mot à dire. Que faire pour les mettre tous d’accord, sachant qu’il suffit souvent qu’un partenaire fasse défaut pour que tout s’écroule, si ce n’est que d’aller dans le sens de chacun, au risque d’édulcorer le projet ?
  • Les remous sociaux autour de la réforme des Assédic spectacle ont porté sur la place publique ce que tout le monde savait mais taisait pudiquement : une part importante du temps de travail bien réel est payé par les allocations chômage. C’est que certains films ne verraient pas le jour autrement, et certaines productions mettraient bien vite la clef sous la porte. Sur les courts métrages, on ne paye plus personne. Comment a-t-on pu s’habituer à cela et trouver cela " normal ", au point que l’on a défendu le maintien du système au prétexte que c’était le seul moyen de survivre, la seule manière de favoriser la découverte de nouveaux talents. N’est-ce pas accepter que la misère soit la norme ? C’était le moment ou jamais pourtant pour contester avec force cette " normalité ".
    D’autant plus que certains politiques ont crû bon de trouver que les Français ne travaillaient pas assez, et que certaines sociétés florissantes exploitent elles aussi les Assédic.
  • On trouve normal aussi qu’en fonction d’une logique de l’audimat et du prime time au service de l’intérêt des annonceurs, on nous impose des choix qui ne devraient relever que de décisions artistiques : le choix de certains acteurs, le rejet d’autres, la nature et le traitement du sujet, des modifications du scénario pour plaire au plus grand nombre.
    Autrefois et ailleurs, c’était le parti qui décidait, ici et aujourd’hui, ce sont in fine les annonceurs. Une censure dure chassée par une censure douce, mais qui n’en fait pas moins mal.