Eva Sehet évoque sa collaboration avec le réalisateur Wilmarc Val sur le court métrage documentaire "Brave"

Pour ce dernier jour de compétition dans la compétition Courts métrages documentaires, Brave nous emmène dans un voyage mystique en Haïti, dans les pas de Cébé, fille d’une prêtresse vaudou venue rendre un dernier hommage à sa mère disparue. Le film fait cohabiter d’envoûtantes célébrations vaudous vécues de l’intérieur avec l’intimité douloureuse d’un deuil, d’un voyage dans le passé où Cébé retourne dans le village qui l’a vu naître et qu’elle a quitté pour élever ses enfants en France. Ayant grandit entre ces deux mondes, le réalisateur Wilmarc Val, fils de Cébé, nous livre un portrait poignant de sa mère à travers ce documentaire photographié par Eva Sehet. La cheffe opératrice nous parle de son étroite collaboration avec le réalisateur et des choix cinématographiques qu’ils ont faits pour mettre en image ce récit fort. (MC)

J’ai rencontré Wilmarc Val en septembre 2020 pour une première session de tournage en octobre. Ça faisait très longtemps qu’il était en écriture de ce projet et la majorité des financements – France Télévision, CNC – étaient acquis quand je l’ai rejoint. Pour Wilmarc, l’enjeu était de tourner avant les élections présidentielles qui avaient lieu en février 2021, et où il craignait des troubles car Haïti est un pays extrêmement instable.
Dès l’écriture, le film proposait un voyage de la France vers Haïti, et toute la narration convergeait vers une cérémonie vaudou qui devait être un véritable passage de témoin entre Cébé et sa mère défunte, un relais auprès de l’esprit de "Brave" qui tourmente la famille tant qu’il n’a pas trouvé sa nouvelle prêtresse. Mais entre les lignes, ce voyage était pour Cébé un moyen de rendre hommage à sa mère qu’elle n’a pas vu mourir, qu’elle n’a pas pu enterrer, c’est l’histoire d’un deuil manqué.

C’était très important de repérer les lieux et notamment leur lieu de vie, mais, pour moi, ce qui était essentiel, c’était de pouvoir rencontrer sa mère et de pouvoir créer une forme de lien particulier. La relation entre eux-deux était forcément quelque chose de très privilégié, et moi, il n’était pas question que je m’immisce dedans mais il fallait aussi que je trouve ma place en tant qu’opératrice qui allait les filmer au sein de leur famille, dans des moments relativement intimes.

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Dès nos premiers échanges avec Wilmarc, et avec la productrice Marie Agnély, de Ysé Productions, il s’est avéré qu’elle ne voulait pas m’envoyer en Haïti, pour des raisons de sécurité, d’instabilité du pays. Donc, très vite, l’idée à été que Wilmarc parte tout seul faire la partie en Haïti et que je prenne en charge la partie en France.
C’est quelqu’un qui a un vrai sens du cadre, qui est très proche de la technique, donc ce n’était pas un obstacle pour lui de partir tout seul mais il avait quand même la réalisation de son film à gérer, plus le lien intime qu’il a avec sa mère qui vivait quelque chose de particulièrement intense dans sa vie. Donc on a fait un gros travail de préparation, de recherches visuelles et d’essais caméra.

Le projet contenait une forte dichotomie entre la France et Haïti et ça nous est apparu très vite nécessaire d’avoir des outils différents pour raconter la trajectoire de Cébé entre les deux pays. Wilmarc souhaitait qu’elle soit un peu plus isolée en France, qu’on la montre dans sa solitude, dans le fait que c’est une femme parmi des centaines de femmes, une inconnue qui travaille comme femme de ménage dans des bureaux, donc on s’est orienté vers une caméra avec un capteur Super 35 afin de pouvoir travailler sur de faibles profondeurs de champ. J’ai choisi la Sony F55, que je connais bien pour l’avoir utilisée sur d’autres documentaires, un zoom Angénieux Optimo 30-76 mm afin d’être plus flexible en tournage et trois focales fixes Zeiss T2.1 pour les séquences de nuit. On l’a filmée plutôt en longue focale, en se tenant à une certaine distance d’elle. La caméra était sur pied, assez fixe (en panoramique ou en plan fixe). C’était aussi une manière de rendre compte d’une forme d’effacement des corps.
Il y a une séquence au Steadicam qui permettait de faire une boucle entre l’avant et l’après de son voyage en Haïti. Elle revient au petit matin en portant les sacs de courses. Wilmarc voulait pouvoir l’accompagner qui rentre dans la cité, avec une volonté d’être dans son intériorité, dans sa démarche, aussi dans sa lassitude quotidienne. On l’a fait au Steadicam car on ne voulait pas la filmer à l’épaule, qui allait vraiment être le médium qu’il allait utiliser en Haïti.

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En Haïti, l’idée était d’être dans une caméra beaucoup plus mouvante, plus proche d’elle, de l’ordre de l’expérience vécue de l’intérieur. Ça correspondait aussi au fait que Wilmarc partait tout seul filmer sa mère, et qu’ils partageaient cette expérience en commun. On a fait des tests à Panavision pour essayer de chercher la meilleure config. C’est un loueur avec qui je travaille assez régulièrement et que je remercie parce qu’ils m’accompagnent souvent sur des projets qui ne sont pas forcément évidents. On a testé une Sony FS7, un Sony Alpha 7S, et la Blackmagic Pocket de Wilmarc. Il allait être au cœur des cérémonies vaudou qui sont des moments un peu hors de contrôle, donc il fallait qu’il puisse avoir une config relativement légère et, finalement, notre choix s’est porté sur sa Blackmagic, aussi parce qu’avec le capteur micro 4/3", cela faciliterait le travail de mise au point. Et dans notre réflexion sur la profondeur de champ, sur la place de Cébé dans son environnement, il nous a semblé qu’une profondeur de champ étendue permettrait de rendre compte de sa place particulière de prêtresse. En Haïti elle n’est plus la femme anonyme que nous avons filmée en France.
Pour le choix des optiques, nous partagions avec Wilmarc un désir d’utiliser des optiques cinéma qui apporteraient, par leur texture, une interprétation particulière de ces cérémonies. Nous avons choisi un des premiers zooms Angénieux, le rétro focus 17-68 mm, commercialisé en 1958 et destiné à remplacer les tourelles sur les caméras 16 mm. Nous avons aussi acheté un 15 mm Angénieux de la même gamme car nous craignions d’être trop limités pour les plans larges avec le 17 mm. Puis ce 15 mm ouvre à 1.3, ce qui permettrait à Wilmarc de filmer dans des conditions de très basse lumière. Les cérémonies vaudous duraient de 21h à 6h du matin, il y avait un engagement physique au sein de ces cérémonies qui était particulièrement fort, donc on a étudié des configurations qui lui permettaient de garder la caméra à l’épaule le plus longtemps possible sans trop se fatiguer. Il avait une crosse épaule et une tige ventrale qui se met dans une ceinture et qui permet de faire un contre-point d’appui sur l’avant de la caméra.

On avait fait des tests avec Wilmarc avant qu’il parte avec ces optiques, et là où le rendu m’a énormément plu, c’est essentiellement sur les séquences de nuit quand il filme des flammes de bougies ou les projecteurs, c’est comme si elles avaient un filtre satin ou un glimmer. A diaphragme ouvert, le 15 mm crée vraiment des aberrations très fortes donc je lui avais conseillé de refermer un peu, il a tourné un peu en-dessous de 2 pendant les cérémonies, et il y avait ces hautes lumières qui éclatent, qui débordent et qui bavent, on a ramené vraiment une texture et un caractère assez fort.
Wilmarc a filmé l’intégralité des cérémonies avec le 15 mm parce que c’est ce qui lui permettait d’être au cœur des cérémonies, de les vivre de l’intérieur avec sa mère, en étant très proche d’elle. Les cérémonies vaudou sont extrêmement rythmées, il y aurait pu avoir une forme de facilité à aller chercher plein de plans, surdécouper, mettre des sons, ces battements de tambour qui sont très présents, il y aurait eu la possibilité de recréer du rythme par le montage. Mais, pour Wilmarc, il y avait vraiment cette envie d’immersion dans la cérémonie donc on a évoqué l’idée du plan-séquence. La question était de comment filmer ces plan-séquences, à quelle place être, comment suivre les transes sans couper la caméra, sachant qu’il était au cœur de gens qui perdaient complètement le contrôle autour de lui, que lui, il fallait qu’il le garde par le cadre. Il y avait vraiment une idée de cercle, cette idée qu’il tourne sur lui-même, et tous les gens entrent en transes progressivement autour de lui.

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Wilmarc a grandit avec le vaudou, sa grand-mère était prêtresse, sa mère lui en a toujours parlé, elle a toujours chanté des chants vaudou à la maison, dans leur appartement à Gagny, ils ont des dizaines d’icônes vaudou sur les murs... Il n’était pas question d’y poser un regard détaché, un regard de l’extérieur. Pour lui, le Scope permettait de ramener du cinéma, ne pas être dans un traitement ethnographique du vaudou.

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Sur la partie française, j’ai un peu travaillé la lumière mais essentiellement avec de l’existant. J’avais un panneau LED Aladdin flexible, qui nous permettait, quand on était dans des conditions de lumières trop basses, de pouvoir ré-éclairer. Je m’étais fait prêter des borniols par un ami chef machiniste, pour la séquence qui ouvre le film de son visage en très gros plan, et on a borniolé tout l’appartement, on l’a rejoué avec juste l’entrée de lumière d’une fenêtre.

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En France, on a décidé de travailler avec des lumières de début ou de fin de journée. C’était aussi l’idée que Cébé, dans cet anonymat qui est le sien en France, ne soit pas en pleine lumière, dans son travail assez nocturne. En Haïti, on savait que les cérémonies vaudou allaient être très compliquées car, par essence, ce sont des cérémonies qui se déroulent la nuit et qui peuvent se dérouler dans une obscurité quasi totale, donc pour nous s’est très vite posée la question de comment on allait filmer ces cérémonies, sans dénaturer complètement ce qu’il y avait d’intrinsèque à l’espace. Quand il m’a montré les photos du péristyle où allait avoir lieu les cérémonies vaudou, on a convenu, par rapport aux axes de tournage où auraient lieu essentiellement la cérémonie, de placer des ampoules surtout en contre et en latéral, ne pas trop ré-éclairer de face, et après l’essentiel de l’éclairage s’est joué avec les bougies. Ils ont des bougies spéciales, avec une cire particulière, qui sont des bougies qui éclairent énormément. Il en avait fait fabriquer plein sur place pendant la semaine de préparation, et il en donnait aux gens qui allaient être filmés pendant les cérémonies. Et sinon, il avait deux tubes LED qu’il mettait un peu en hauteur, et qui lui ont permit d’avoir une base d’éclairage pour suivre ces événements. On a fait tout ça à distance avec Wilmarc, par photos interposées. Le film me tenait énormément à cœur, je voulais pouvoir l’accompagner, et que son tournage se déroule le mieux possible, donc j’ai fait un travail comme sans doute celui que j’aurais fait si j’avais pu être sur place, mais à distance, par photos ou en visio, on regardait un peu où il pourrait s’installer, mettre ses projecteurs. On a établi une grande relation de confiance, qui a fait qu’il était très à l’écoute de mes conseils, il m’envoyait des captures, on en discutait beaucoup aussi pendant le tournage, et à aucun moment je ne me suis dit que le film était en péril parce qu’il était tout seul là-bas.

On a fait un étalonnage chez Micro Climat, avec Gadiel Bendelac, qui est l’étalonneur avec qui je travaille très régulièrement. Quand on a fait nos tests d’étalonnage, on s’est rendu compte que l’ACES était ce qui permettait d’exploiter le meilleur de chaque capteur, sans non plus forcément harmoniser car ce n’était vraiment pas notre but, mais en tout cas c’est ce qui nous a semblé le plus adapté. C’est sûr qu’on avait une beaucoup plus grande marge de manœuvre et de travail en F55 qu’en Blackmagic. On a utilisé une LUT retour film 35 mm pour la partie en France, et une LUT retour film Super 16 pour la partie en Haïti. On a fait un ajout de grain pour la partie en France, qu’on n’a pas fait en Haïti.

Il y a un photographe que Wilmarc m’a fait découvrir, Jean-Claude Coutausse, qui a fait des reportages photo en Haïti, et ça a guidé Wilmarc dans la manière dont il a cadré là-bas, ainsi que dans le travail d’étalonnage. Toutes les femmes portent des costumes parfois très colorés, ce sont des teintes qui sont extrêmement présentes, et la nuit pourrait avoir tendance à les effacer, donc tout notre travail d’étalonnage, sur la partie en Haïti, a été de voir comment, en étant dans des sous-expositions assez marquées, on allait garder une présence de la couleur très forte, et l’ACES nous a beaucoup aidés en cela.
En Haïti, ce qui est très marquant c’est cette diversité de teintes de vert, ce n’est pas forcément évident à travailler en étalonnage donc on a cherché, avec Gadiel au moment de l’étalonnage, la manière de les restituer, de garder cette saturation, sans tomber non plus dans des verts qui allaient être complètement fluos, pour restituer leur variété et leur densité.

(Propos recueillis par Margot Cavret, pour l’AFC)