Evgenia Alexandrova, AFC, parle de son travail sur le documentaire "Machtat", de Sonia Ben Slama

Par Brigitte Barbier, pour l’AFC


Machtat, de la Franco-Tunisienne Sonia Ben Slama, est un documentaire intimiste entrecoupé de scènes de mariages traditionnels très démonstratifs. Un premier long métrage documentaire qu’Evgenia Alexandrova, AFC, a accompagné seule avec sa caméra. Le film est présenté par l’ACID, une section parallèle du Festival de Cannes 2023. (BB)

Fatma et ses filles, Najeh et Waffeh, travaillent comme "machtat", musiciennes traditionnelles de mariage. Tandis que l’ainée, divorcée, tente de se remarier pour échapper à l’autorité de ses frères, la plus jeune cherche un moyen de se séparer de son mari violent.

Ces "machtat" exercent un métier où elles accompagnent les traditions du mariage, mais elles voudraient que les traditions dans le couple changent.

Evgenia Alexandrova : C’est plus compliqué que ça. Je ne suis pas certaine qu’elles aient une pensée verbalisée et définitive autour du sujet matrimonial. D’un côté par leur métier, elles accompagnent les jeunes femmes qui entrent sur le chemin de la construction familiale traditionnelle. Aussi elles-mêmes sont préoccupées par ce sujet : Najeh, l’ainée qui cherche à se remarier, puis Waffeh, sa sœur, qui a une réflexion très pragmatique à propos de l’avenir de sa fille… Mais malgré ces apparences, elles manifestent par leurs gestes et par leur mode de vie, la rébellion intérieure et leur désir de liberté. Sonia, la réalisatrice, est fascinée par ces femmes qui sont féministes sans le savoir. Pendant que je les filmais, elles étaient sincères, spontanées et ne flirtaient pas du tout avec la caméra ! Elles sont hyper instinctives, organiques, révoltées sans forcément en avoir conscience.

Il y a très peu d’hommes dans le cadre et pourtant ils sont bien présents.

E.A : C’est vraiment un parti pris de la réalisatrice. Les hommes qui entourent nos machtat sont exigeants, voire violents avec elles. Sonia ne voulait pas laisser de place à l’image pour ces hommes, ils sont tellement oppressants déjà…

Quel était ton dispositif de tournage ?

E.A : Il y a eu plusieurs sessions de tournage et dans le film il reste encore quelques scènes filmées par les opératrices qui étaient sur le projet avant que je rencontre Sonia. On peut les deviner, par exemple, quand la caméra est posée sur pied. J’ai fait les ¾ du film, entièrement à l’épaule avec un Easyrig… Ce n’est pas très discret comme configuration mais on a réussi à se faire oublier. Et puis ça nous a permis d’être très mobiles et réactives. Pendant les mariages, j’avais un micro MS accroché à mon Easyrig. Sinon tout était perché et avec des HF sur les femmes.
J’ai choisi une Sony FX9 qui est une très bonne caméra de documentaire. Avec trois optiques fixes, les 24, 35 et 50 mm. En fait, je n’ai pas changé d’optique très souvent, j’ai surtout utilisé le 35 qui m’obligeait à m’approcher d’elles quand je cherchais à avoir des plans serrés.

Mais un zoom aurait été pratique, non ?

E.A : Oui bien sûr, en documentaire, c’est très pratique mais pour ce film, je me suis imposée une autre rigueur, je ne voulais pas de la facilité du zoom pour resserrer mon cadre, je voulais m’approcher physiquement, avoir une proximité avec ces femmes très fortes, très grandes. Elles m’ont acceptée, même dans des moments très intenses et très tendus. Elles m’ont oubliée et je pouvais ainsi m’approcher de leur monde intérieur.

C’est tourné à Mahdia, une petite ville côtière en Tunisie, dont on ne voit rien…

E.A : C’est aussi un parti pris de Sonia, la réalisatrice, pour raconter l’enfermement des femmes, pour rester dans leur intimité et leurs liens très forts dans la sphère familiale.

Les scènes étaient préparées à l’avance ?

E.A : Parfois il y avait des situations provoquées par Sonia mais ces femmes étaient tellement spontanées qu’elles discutaient comme si la caméra n’était pas là. Par exemple, pour cette scène où l’aînée parle avec un homme au téléphone avec lequel elle a l’espoir de se marier, on ne savait pas du tout de quoi elle allait lui parler. Elle est avec sa sœur qui se met à parler à cet homme aussi et qui invente une histoire. C’est complètement de l’impro et c’était souvent ça. D’ailleurs je ne comprenais pas tout sur le moment, car je ne parle pas arabe. Je pouvais seulement deviner ce qui est dit à partir du contexte et de leurs expressions faciales.

Ce genre de scène pouvait durer longtemps, tu filmais tout ?

E.A : Oui, j’ai tourné des plans de 15 minutes, parfois des plans de 40 minutes. Sonia aime garder les plans-séquences au montage.

Tu avais un peu de lumière ?

E.A : Non, pas du tout ! Je prenais soin de bien choisir les axes pour être dans une lumière appropriée à la scène. Mais la justesse du placement de la caméra au niveau de la distance et de l’angle de vue a été prioritaire pour moi, plutôt que la recherche d’une belle image.
Initialement, je voulais éviter de créer une image un peu conventionnelle des films tournés au Maghreb, avec des tons chauds presque sépia.
Avec l’étalonneuse Alexandra Pocquet, on a gardé la couleur proche de la lumière naturelle. Nous sommes restées prudentes avec le contraste.
En fiction, j’aime beaucoup les contrastes forts mais pour ce film on voulait rendre hommage à ces femmes sans créer une image trop dure ; l’histoire est déjà assez rude. Ce sont les personnages qui apportent du caractère au film.

L'équipe de "Machtat" - De gauche au centre : Sonia Ben Slama, Evgenia Alexandrova et Saoussen Tatah - Autoportrait par Sonia Ben Slama
L’équipe de "Machtat"
De gauche au centre : Sonia Ben Slama, Evgenia Alexandrova et Saoussen Tatah - Autoportrait par Sonia Ben Slama

Donc une très petite équipe de tournage ?

E.A : Oui, nous étions trois, la réalisatrice, l’ingénieure du son Saoussen Tatah, une camarade de promo de La Fémis, et moi. Nous avons travaillé avec une grande complicité pour capter ces infimes moments de vie très intenses !

(Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC)