"Faute d’argent, le cinéma portugais est au point mort"
Par Clarisse FabreFace au refus des opérateurs de télécoms de remplir leurs obligations légales de financement, le secteur, en berne, résiste vaille que vaille. Y a-t-il quelqu’un au Palacio Ajuda, siège du secrétariat d’Etat à la culture, à Lisbonne ? C’est la question que posent très sérieusement les professionnels du cinéma portugais, réunis jusqu’au 3 novembre au festival du film documentaire Doclisboa.
Entre deux projections, les conversations reviennent toujours sur le même sujet : le financement du cinéma portugais est en berne, parce que les opérateurs des télécommunications refusent de payer une taxe prévue par la loi. Et les déclarations de Jorge Barreto Xavier, secrétaire d’Etat à la culture, rattaché au cabinet du premier ministre, n’y font rien. Le manque à gagner pour la production de films est estimé à 10,5 millions d’euros – soit le montant que devrait acquitter le secteur des télécoms.
Les faits sont là, indubitables : la loi du 6 septembre 2012 visant à financer le cinéma et l’audiovisuel n’est pas appliquée. En théorie, le texte permet à l’ICA (l’Institut du cinéma et de l’audiovisuel, l’équivalent du CNC, Centre national du cinéma et de l’image animée) de collecter 16 millions d’euros provenant d’une taxe payée par les opérateurs du câble et des télécommunications (3,50 euros par abonnement) et d’une taxe de 3,2 % sur la publicité à la télévision (et accessoirement au cinéma).
Les opérateurs des télécoms (Zon, Portugal Telecom, etc.) refusent de payer car, comme ils l’expliquent, ils n’entendent pas « verser de l’argent directement à l’ICA sans avoir leur mot à dire sur les films soutenus ». Financer les films d’auteur peu rentables ne les intéresse pas : « Le montant de la taxe prévue par la loi est largement supérieur au box-office annuel des films portugais », déclare au Monde l’association Apritel, qui rassemble les opérateurs des télécommunications. L’année 2012 a été déjà une " année zéro " pour le cinéma portugais : aucun nouveau projet n’avait pu être soutenu, et les 39 films produits avec le soutien de l’ICA résultaient d’engagements antérieurs.
" Chantage "
Dans le Palacio qui domine le Tage, le secrétaire d’Etat à la culture se dit « préoccupé » : « D’autres pays ont mis en place ce type de taxe, ce n’est pas une excentricité portugaise. Nous avons besoin d’un marché du cinéma solide comme une arche, rassemblant les films indépendants et grand public. La loi doit être appliquée, et nous avons engagé la procédure de collecte coercitive devant l’administration fiscale. Mais les opérateurs peuvent contester la loi devant les tribunaux. Et cela va prendre du temps…... », souligne Jorge Barreto Xavier.
Les opérateurs des télécommunications cherchent à obtenir un compromis, que certains qualifient de " chantage " : ils finiront par acquitter leurs droits, mais à condition de modifier la loi dans un sens qui leur sera plus favorable –– en pesant davantage, par exemple, dans le jury chargé de sélectionner les œuvres. Ils semblent déjà avoir gagné la bataille. Quand on lui demande s’il est prêt à amender la loi " cinéma ", le secrétaire d’Etat à la culture fait cette réponse ciselée : « Une loi peut toujours être améliorée. On n’est jamais fermé à penser le futur, si les entreprises ont la volonté d’une participation plus directe dans le dispositif. Mais le préalable est que le texte doit être appliqué. »
Les professionnels du cinéma sont dépités. « Si le secrétaire d’Etat avait une parole politique forte, cela aurait un effet dans les milieux économiques », s’impatiente le producteur Luis Urbano, qui mène la bataille avec d’autres professionnels (Terratreme, Blackmaria, Midas, etc). Luis Urbano est le producteur de Miguel Gomes, dont le film Tabou a reçu deux prix au Festival de Berlin, en 2012, et s’est vendu dans plus de trente pays. Mais Tabou a fait peu d’entrées en salles au Portugal (environ 23 000, contre 200 000 en France), et c’est tout le paradoxe de la situation : les spectateurs portugais ne plébiscitent pas les films d’auteur nationaux. Il faut dire, aussi, que l’offre est faible, pour les raisons déjà exposées : le soutien à la production est insuffisant, les films ont un accès difficile aux salles, etc. Le serpent se mord la queue. Selon les chiffres de l’ICA, seuls 26 longs métrages portugais sont sortis en salles, en 2012, sur un total de 288 – parmi lesquels 137 films américains. La part de marché des films portugais plafonne à 5,3 % (73,3 % pour les films américains).
En plein quartier du Chiado
Mais il en faudrait plus pour décourager les réalisateurs, qui entendent bien continuer à écrire la riche histoire du cinéma portugais. Manoel de Oliveira est toujours là, à 104 ans ; et l’œuvre de Joao Cesar Monteiro, mort en 2003, fera bientôt l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque française. Comme pour conjurer le sort, l’un des distributeurs indépendants les plus dynamiques, Pedro Borges, devrait bientôt ouvrir une salle de cinéma, au rez-de-chaussée de sa société Midas Films, en plein quartier du Chiado. L’ancien cinéma porno deviendra un genre de salle art & essai, et retrouvera son nom d’origine : L’Idéal.
Si une nouvelle génération de cinéastes est née, depuis une quinzaine d’années – outre Miguel Gomes, Joao Nicolau, Joao Pedro Rodrigues... – c’est grâce à la politique de soutien aux jeunes réalisateurs, rappellent ceux qui ont fondé en 2000 l’agence du court métrage, et dirigent le Festival Vila do Conde, Miguel Dias et Nuno Rodrigues.
Alors, au travail ! Pedro Costa soigne son dernier film, une fiction, depuis quatre ans. La réalisatrice Teresa Villaverde prépare un nouveau documentaire sur des adolescents dont les parents sont au chômage. Deux de ses précédents films ont beau avoir été sélectionnés à Cannes – Les Mutants (1998) à Un certain regard, puis Transe (2006) à la Quinzaine des réalisateurs –, l’argent est difficile à trouver. Membre du jury de la compétition portugaise à Doclisboa, elle tient à souligner la gravité de la situation. « On ne peut pas parler du cinéma portugais sans évoquer la situation générale du pays. Le gouvernement actuel n’est pas seulement de droite. Il vient juste d’ailleurs, il n’a pas de programme. Et tout le pays est contre lui. »
(Clarisse Fabre, à Lisbonne, Le Monde, 2-3-4 novembre 2013)
En vignette de cet article, Joaquim Sapinho, au centre, et Pedro Duarte, à droite, deux cinéastes portugais en lutte, le 16 août 2012 à Lisbonne - Photo Patricia de Melo Moreira / AFP