Félicité

Dans l’histoire de notre collaboration avec Alain, il y a trois moments qui ont, je crois, donné le ton de tout notre travail...
Céline Bozon et Alain Gomis, à sa gauche, sur le tournage de "Félicité"
Céline Bozon et Alain Gomis, à sa gauche, sur le tournage de "Félicité"


1- J’ai rencontré Alain à Barbès en juin 2016 avec Delphine Daull, son assistante. Je n’avais pas lu le scénario mais tout ce qu’il m’a dit à ce moment-là du film a été plus important que tout le travail qu’on a mené ensemble après pour comprendre le film et ce qu’il fallait chercher.
Il m’a décrit avec limpidité l’endroit où devait être le film.
Je suis sortie du rendez-vous avec l’impression très nette de quelqu’un qui savait comment chercher mais ne savait pas ce qu’il allait trouver.
Il était clair qu’il y avait une invitation, il me laissait un champ ouvert.
La lecture du scénario a redoublé ce sentiment de proximité. J’aimais ce personnage de Félicité. Elle est ouverte, béante, elle réceptionne tout avidement dans un état très animal, un réflexe de survie pur, d’exposition maximale au monde et aux autres ; elle est avide mais perdue.
« Félicité est attentive, très présente à tout. » J’avais souligné cette phrase du scénario. Elle m’a servie de guide.

2- Nous sommes très vite passé à l’action, nous avons commencé à faire des expériences. Je suis arrivée à Kinshasa un mois avant le tournage pour quelques jours et, dès mon arrivée, Alain m’a envoyé dans la ville en me disant : « Vas-y, regarde, à ta manière, ramène-moi des images. » J’ai découvert la ville à travers l’œilleton de la caméra. C’était encore une fois un rapport très direct et simple. On filmait, on regardait, on commentait et on retournait filmer…

3- Et puis ensuite, on a filmé les acteurs qui répétaient dans une salle. On avait tout de suite nos places respectives. Je me souviens d’une séance très intense où Alain me transmettait son envie dans la manière de s’approcher des acteurs, de bouger avec eux, c’était comme une séance de chorégraphie pour eux et pour moi. Il s’agissait d’essayer de répondre à cette question « comment bouger ensemble ? », et l’adresse était double, Alain dirigeait les acteurs et la caméra en même temps.

La nuit
Les nuits et les séquences de "rêves" étaient une entrée très importante pour moi dans le film. C’étaient des échappées, des parenthèses.
Alain m’avait montré cette photo de Léonard Pongo :

Il l’avait trafiqué ainsi :

La question de la nuit au cinéma me passionne, et encore plus de la nuit noire, la nuit dans la forêt. Faut-il respecter la nuit et le fait qu’on ne voit rien, dans quelles limites provoque-t-on la difficulté de voir ?
Dans la forêt, dès qu’on éclaire, les feuilles brillent très fort, on voit plus les feuilles que les visages. C’est un dilemme dont il est très difficile de sortir.
J’avais l’expérience du film La France, de mon frère, Serge Bozon, où les nuits dans la forêt sont très artificiellement éclairées. J’ai montré à Alain Tropical Malady, de Apichatpong Weerasethakul. Je me souviens qu’il me disait : « On voit trop. »

Toute la question était celle de la douceur et du contraste. Comment être doux et étale en nuit ? Comment retrouver cette sensation qu’on ne voit rien et en même temps tout ? Cette impression quand on se promène les nuits de pleine lune. Ce n’est pas un hasard si Alain est parti de cette photo prise de jour de Leonard Pongo. J’avais plusieurs réponses possibles : tourner le soir, tourner en pleine lune avec la Sony Alpha 7, une caméra très sensible (mais la pleine lune, c’est comme le soleil, si le ciel est chargé on ne la voit pas et en plus elle est rare…)
Finalement, j’ai utilisé toutes ces réponses : des nuits éclairées, des soirs, des nuit citadines non éclairées, des nuits citadines où juste la réflexion des lumières urbaines dans les nuages donnait suffisamment de niveau et un niveau justement très étale, très doux. Et l’Alpha 7, un outil merveilleux vraiment, a donné une cohérence à tous ces états lumineux par sa grande douceur et sa matité.

Par ailleurs, je réfléchissais beaucoup à la couleur de ces scènes de forêt, comment casser l’agressivité du vert ? En lui rajoutant du bleu, ce fameux bleu lunaire par convention, j’avais très envie d’aller ailleurs mais je ne savais pas de quel côté et l’Alpha 7 a proposé cette sorte de magenta qui englobe toute l’image et la matifie en quelque sorte ou bien éteint les brillances. J’aime aussi beaucoup sa matière qui monte quand on pousse la sensibilité.
Ce fut une belle rencontre entre une la construction d’une image et un outil.

Extrait vidéo des essais en Alpha 7


felicite 1 from Céline Bozon on Vimeo.

La voix
Alain m’avait tout de suite parlé de filmer à l’épaule et avec des plans dans la durée. Il avait préparé un découpage mais sur le tournage il cherchait à s’en éloigner, pour retrouver du présent. J’avais beaucoup expérimenté ça avec Tony Gatlif et j’ai expliqué à Alain que, dans la durée d’un plan, il y avait possiblement un moment où le regard de l’opérateur se perd et qu’une indication du metteur en scène est souvent nécessaire. Tony était proche de moi et me dirigeait physiquement par l’épaule, le bras, la voix mais le problème, c’est que j’entends très mal quand je cadre ; c’est comme si le corps bloquait ce sens pour se concentrer ailleurs, Tony avait souvent besoin de hurler pour me diriger.
Comment se parler ? Physiquement en bougeant ensemble ou bien en se parlant à distance.

On a alors décidé avec Alain de tester l’oreillette. Il avait un micro et moi une oreillette. J’avais peur que ce système me contraigne, qu’il fasse de moi un pantin et que cela tue le plaisir de filmer, que je sois un peu en retard sur tout mais ce ne fut pas le cas, j’ai très vite compris que ça allait être au contraire très libérateur. En fait, cela a créé un lien invisible, une intimité et une confiance très fortes. Une sorte d’île dans le tournage.
Il faut dire que je filmais dans une langue que je ne comprenais pas ; donc quand je regardais les acteurs je me laissais porter par d’autres signes.

« Si les portes de la perception étaient ouvertes, alors tout apparaîtrait à l’homme tel quel – infini. » William Blake

Un grand merci à Nadine O pour son soutien
Un grand merci au décorateur Oumar Sall et au producteur Oumar Sall (ce n’est pas une faute de frappe)
Et un immense merci à l’ami qui a insisté pour que je rencontre Alain.

Portfolio

Équipe

Assistante caméra : Catherine Georges (dont je ne peux que louer le travail magnifique et risqué)
Chef électricien : Lamine Sarr
Chef machiniste : Ibrahima Doumbouya

Technique

Matériel caméra : Eye-Lite (Arri Alexa Mini, Sony Alpha 7, optiques Cooke S4, dont j’aime beaucoup le modelé la chaleur… et Zeiss T1,3)
Laboratoire : Mikros image
Etalonneuse : Magali Léonard