Gilles Porte, face-à-face

Par Ariane Damain Vergallo pour Ernst Leitz Wetzlar
En 1995, Gilles Porte et son frère jumeau ont tous les deux trente ans. Ils fêtent Noël en province, dans la maison familiale. Leur père, un éminent cardiologue, et leur mère, médecin du travail, ainsi que leur sœur, sont présents ce soir-là. Les propos échangés sont si violents, si amers, qu’ils quittent la maison sans se retourner tandis que leur père les regarde froidement s’éloigner. Un adieu définitif pour son frère jumeau.

Leurs années d’enfance et d’adolescence avaient consisté en une longue lutte afin de trouver chacun sa place et, pour Gilles Porte, d’attirer l’attention de ses parents.
Du plus loin qu’il se souvienne, Gilles Porte, maladroit et hyperactif, prend des risques insensés lors de paris stupides et se rend ensuite directement à l’hôpital se faire recoudre. Son surnom est "Frankenstein", tant il est couturé de cicatrices.

A quatorze ans, il a pris l’habitude de se réfugier dans le labo photo de son père. Un jour, fâché avec sa mère, il décide de tirer une photo d’elle la plus dure et la plus contraste qu’il puisse et la laisse traîner sur la table de la cuisine.
Retrouvant sa mère silencieuse, émue devant la photo, il entrevoit alors l’incroyable force des images. Une force peut-être plus absolue que toutes les armes de chasse de son père dont il a craint, toute son enfance, qu’elles ne soient chargées.

Il entrevoit alors une issue de secours possible pour son avenir. Il ouvre un labo photo au lycée et crée avec d’autres camarades un journal dont il tient la rubrique cinéma. Tout au long de sa scolarité, grâce à sa pugnacité, il arrive à se hisser d’une classe à l’autre et obtient même un bac scientifique, en détestant les maths mais en supposant que ça pourra lui être utile.

Gilles Porte, mai 2020 - Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M et Leitz Summicron-C 100 mm
Gilles Porte, mai 2020
Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M et Leitz Summicron-C 100 mm

Gilles Porte file ensuite à Paris. Il veut faire du cinéma mais ne sait pas par quel bout commencer. Un ami de son père, chasseur et prothésiste dentaire (!), lui a confié un faisan (mort) à donner à un ami restaurateur parisien qui pourra peut-être l’aider. Cette recommandation va décider du reste de son existence.

Il devient serveur au restaurant "Le Bon Saint-Pourçain", à Saint-Sulpice, et trouve pour se loger, rue Caulaincourt, une chambre de bonne de neuf mètres carrés qu’il habitera pendant quinze ans. À la coupure de l’après-midi, il file au "Saint-André des Arts", un cinéma d’art et d’essai qui passe des rétrospectives de Bresson, Bergman et Fellini.
Ce sera son école de cinéma à lui.

Au restaurant, une cliente remarque sa gentillesse et lui propose de donner des cours à son fils. D’abord des cours de maths, puis de français et enfin des cours d’enthousiasme, à un adolescent qui en manque singulièrement.

Pour son seizième anniversaire, il reçoit même en cadeau un immeuble à Paris, ce qui laisse perplexe, mais pas envieux, Gilles Porte, qui ne peut que constater les dégâts que le trop plein de richesses cause sur un individu.

Grâce à un client du restaurant, il entre comme stagiaire caméra dans l’équipe du chef opérateur Carlo Varini. Gilles Porte a 23 ans mais sa maladresse n’a pas disparu et, sur son premier film, il fait tomber avec terreur un objectif par terre.

Quelques années plus tard, il est pourtant devenu un assistant opérateur confirmé quand, sur un film, il rencontre une jeune comédienne connue.
C’est le coup de foudre. Il la rejoint parfois dans son immense appartement du 5e arrondissement mais elle ne vient jamais chez lui, dans l’une des quatre chambres de bonne que sa concierge, qui l’adore, lui a obtenues au fil du temps.

Gilles Porte veut éprouver cette relation amoureuse en partant trois mois, le plus loin possible, en Afrique du Sud. À son retour, il tombe nez à nez sur une affiche de film où la jeune comédienne pointe un révolver. Il a alors la curieuse impression que cette arme est dirigée contre lui. Une angoisse, une terreur de jeunesse.
Un mauvais présage l’envahit et effectivement sa concierge - fervente lectrice de Voici - lui apprend qu’elle est enceinte (d’un autre). Gilles Porte ne la reverra qu’à l’avant-première d’un film de Raoul Ruiz, qui lui propose à ce moment-là - c’est un cinéaste prolixe - son prochain film comme assistant opérateur. Gilles Porte a 31 ans et c’est finalement au cadre qu’il fera le film.

Tout s’enchaine ensuite très vite. Il fait son premier film comme chef opérateur puis son deuxième, avec une réalisatrice avec qui ça se passe très mal.

Comme par hasard, lors d’une course en kart avec des chefs opérateurs casse-cou comme lui, il fait un vol plané, se sectionne les ligaments croisés et doit arrêter le film. Les hôpitaux ont toujours été pour Gilles Porte tantôt un refuge, tantôt une opportunité.

En effet, quelques années auparavant, après un accident de moto, il avait été hébergé chez la comédienne Yolande Moreau et son compagnon chef machiniste. Cela avait été l’occasion de cultiver l’amitié et d’écrire à quatre mains le long métrage Quand la mer monte, dont l’héroïne serait Yolande Moreau, elle-même, qui trouverait l’amour, à cinquante ans passés.

Cinq ans plus tard, ils essaient de monter le film, obtiennent l’avance sur recettes qu’ils manquent in extremis de perdre. Gilles Porte a une énergie de tous les diables. Il vient d’avoir une fille, Syrine, et se sent pousser des ailes.
Il enfonce la porte du producteur Humbert Balsan en affirmant qu’un autre producteur est sur le point de signer. L’astuce fonctionne et celui-ci décide de produire ce petit film, réalisé avec Yolande Moreau, qu’ils tournent dans le nord de la France avec des bout de ficelles mais beaucoup d’entente et de ferveur.

Pourtant le succès du film et la reconnaissance de la profession, avec rien moins que deux César, sont entachés de tristesse par le suicide de son producteur.
Cette mort tragique pousse Gilles Porte à lui rendre hommage, ainsi qu’à l’équipe du film et aux gens du Nord qui ont rendu le tournage possible en photographiant, avec son Leica, chacun des protagonistes, le César à la main. Ces portraits feront l’objet d’un beau livre de photos, Rendons à César, qui lui est dédié.

Gilles Porte reprend le métier de chef opérateur. Il voyage beaucoup et est tout le temps parti. Sa fille Syrine a trois ans quand il se sépare de sa mère.
La culpabilité qu’il en éprouve alors va décider des quinze ans à venir.
À l’école maternelle de sa fille, il remarque un jour les dessins des enfants de la classe affichés au-dessus de leur porte-manteau. Frappé par l’unité et la diversité de ces autoportraits, il sollicite l’autorisation de faire se dessiner tous les enfants de l’école et en fera une exposition remarquée, soutenue par la Mairie de Paris.

Et quand un an plus tard, Syrine, du haut de ses 4 ans, lui déclare avec aplomb : « Je n’aime pas les Noirs », son sang ne fait qu’un tour. Mais il ne la gronde pas et il décide de l’emmener chez sa sœur qui travaille pour Médecins Sans Frontières au Kenya. Aux enfants d’un bidonville de Nairobi il demande de se dessiner avec un crayon blanc sur un carton noir puis il mélange les dessins avec ceux réalisés par les enfants de la petite école parisienne de sa fille.
Stupeur de Syrine. Elle ne voit aucune différence entre les dessins des garçons et des filles et entre ceux des enfants africains et parisiens.

Fort de cette expérience fondamentale, Gilles Porte crée une association et parcourt vingt pays en photographiant des enfants de toutes les nationalités et leurs dessins. « C’est le projet de toute ma vie. »
En 2009, soutenu par l’Unicef, il en fait une exposition illustrant le vingtième anniversaire de la Déclaration des droits de l’Enfant, qui voyagera dans le monde entier, puis ce sera un livre et enfin le film Dessine-toi. La boucle est bouclée, cet été 2019, quand Gilles Porte part avec sa fille faire le tour du monde en un mois. Ils retrouvent, dix ans après, certains enfants des dessins. De bonnes et de moins bonnes surprises les attendent, mais il garde le souvenir émerveillé des échanges entre sa fille et ces adolescentes à l’aube de leur vie d’adulte.

Le cinéma parvient toujours à se glisser entre ses multiples projets personnels.
Gilles Porte devient président de l’AFC, l’Association Française des directeurs de la photographie Cinématographique. Il accompagne les films de réalisateurs comme Xavier Durringer, Safy Nebbou ou Marc Dugain, dont il vient de terminer le long métrage tiré du roman de Balzac, Eugénie Grandet.
Un travail de lumière et de cadre épuré et une fraternité d’idées et d’émotions avec le réalisateur, Marc Dugain. « Eugénie Grandet est une femme qu’on enferme et qu’on empêche de vivre et cela me touche. C’est peut-être le plus beau film que j’aie fait à la photo. »
Pour ce film, tourné dans des intérieurs du XIXème siècle, Gilles Porte a choisi le grand format. « La série d’optiques Thalia de Leitz a un rendu translucide, pur et des flous à nul autre pareil, comme des étoiles. »

Gilles Porte n’a eu de cesse, au cours de sa carrière de chef opérateur, de cinéaste, de photographe, de filmer, de photographier des visages.
Le portrait. Tel est le fil rouge de son travail. Rendre compte de la vérité intime de l’autre sans artifice et sans filtre.
Être en face-à-face. C’est ainsi qu’il vient de vivre les deux mois de confinement avec sa fille. Lui, le grand voyageur, le cinéaste sollicité et entouré, toujours en mouvement, n’aurait jamais imaginé vivre si longtemps avec elle, et il constate combien ce temps, finalement, a été précieux.