Guillaume Schiffman, AFC, parle de son travail à l’image sur "Rien à perdre !", de Delphine Deloget

Par Brigitte Barbier, pour l’AFC


En sélection à Un Certain Regard de ce 76e Festival de Cannes, Rien à perdre ! est le premier long métrage de la documentariste Delphine Deloget. Elle avait déjà traité de la relation filiale dans son documentaire L’Homme qui cherchait son fils, où un père à la recherche de son fils, probablement kidnappé, défie les autorités chinoises. Dans Rien à perdre !, Virginie Effira interprète une mère qui se bat contre la justice française et son manque de discernement envers la protection de l’enfance. Ce drame social, entièrement tourné à Brest, est accompagné par l’image sobre, réaliste, de Guillaume Schiffman AFC. Il développe ici son désir de proposer une image, certes réaliste mais de cinéma, comme il se plaît à le souligner. (BB)

Sylvie vit à Brest avec ses deux enfants, Sofiane et Jean-Jacques. Ensemble, ils forment une famille soudée. Une nuit, Sofiane se blesse alors qu’il est seul dans l’appartement et sa mère au travail. Un signalement est fait et Sofiane est placé en foyer. Armée d’une avocate, de ses frères et de l’amour de ses enfants, Sylvie est confiante, persuadée d’être plus forte que la machine administrative et judiciaire…
Avec Virginie Effira, Félix Lefebvre, Arieh Worthalter, Mathieu Demy, India Hair.

Comment avez-vous rencontré la réalisatrice ?

Guillaume Schiffman : Olivier Delbosc, le producteur de Curiosa Films, sait que j’aime faire des premiers films et travailler avec des réalisatrices, il m’a donc envoyé le scénario de Delphine. Celui-ci m’a complètement emballé. Une mère qui n’est pas coupable et qui est face à une justice obligée de protéger les enfants, même si elle a tort. Un autre sujet très fort, pour moi, et très actuel dans le film est celui du problème des femmes qui gèrent leurs enfants quand les hommes ne sont pas là et qu’elles doivent travailler. Le postulat de départ de ce scénario repose sur cette problématique.
Et puis je suis fasciné par les films de Ken Loach, dans lesquels il y a une vérité mais surtout énormément de mise en scène, une mise en scène qui ne se voit pas. C’est ça la force de ses films. Je trouvais qu’il y avait quelque chose de "Ken Loachien" dans ce scénario. Un côté Sweet Sixteen (film de Ken Loach sorti en 2002) avec le jeune garçon Jean-Jacques interprété par le talentueux Félix Lefebvre. Et puis c’était l’occasion de travailler de nouveau avec Virginie Efira dans une composition tout autre que celle d’En attendant Bojangles.

 Félix Lefebvre, Alexis Tonetti et Virginie Efira - Curiosa Films
Félix Lefebvre, Alexis Tonetti et Virginie Efira
Curiosa Films

Pour cette première collaboration avec Delphine Deloget, et un premier film, qu’avez-vous évoqué comme désir d’image ?

GS : J’avais vu le documentaire de Delphine, L’Homme qui cherchait son fils, et j’avais senti son goût de l’image et de la dramaturgie. Comme elle fait du documentaire seule avec sa petite caméra, elle était un peu inquiète au début avec moi, elle ne savait pas trop comment me parler d’image…
De mon côté, j’avais cette envie de faire un film social tout en faisant du cinéma.
Je déteste l’emprise de l’opérateur mais mon métier, c’est aussi du soutien et j’ai essayé de traduire ses envies en images.
Elle n’était pas du tout habituée à une équipe, aux mises en place, ni à diriger des comédiens. Comme souvent sur les premiers films…
Je voulais la sensibiliser à l’image de cinéma en lui montrant que les choix de la focale, de la hauteur de la caméra, du mouvement ou du plan fixe étaient des choix importants.
C’était un accompagnement pour répondre à cette question fondamentale : qu’est-ce que l’écriture visuelle d’un film ? J’avais en plus très envie qu’au final, ça donne l’impression que c’était simple.

Comme dans les films de Ken Loach…

GS : Je n’aurais pas cette prétention ! On partageait aussi le goût pour ce réalisateur belge qui a fait des films magnifiques : Felix Van Groeningen, notamment Alabama Monroe et Belgica. Ce sont des films très simples alors qu’ils sont très travaillés, à plein de niveaux. C’est souvent tourné à l’épaule mais énormément travaillé à l’image, avec des trouvailles visuelles en accord avec le propos.

Alors l’image de Rien à perdre ! est née d’un désir de mélanger du Ken Loach et du Felix Van Groeningen ! [NDLR]

La préparation pour un premier film est primordiale, comment vous y êtes-vous consacré ?

GS : Nous avons passé deux semaines à Brest, juste tous les deux, pour chercher des ambiances, des décors, tout en prévenant la production qu’on ne trouverait peut-être pas les décors du film. On entrait dans les cafés, pour repérer mais aussi pour que je puisse écouter les envies de Delphine. À la lecture du scénario, j’ai des images qui me viennent mais je n’en parle jamais avant que le réalisateur m’ait dit ce qu’il avait lui comme vision, ce qu’il imagine autant pour les ambiances lumière que pour le parcours émotionnel des personnages. J’essaie après de nourrir ses envies avec nos discussions et nos contradictions.

Le décor principal, l’appartement de la mère, paraît petit, l’était-il réellement et comment l’avez-vous éclairé ?

GS : Oui, je confirme il était très petit ! Ce film avait peu de budget mais j’ai quand même demandé deux nacelles avec des projecteurs de chaque côté pour pouvoir éclairer par l’extérieur. Je ne voulais pas limiter la mise en scène à cause des projecteurs à l’intérieur. On a aussi beaucoup travaillé sur le décor, notamment repeint les murs en une couleur sombre pour ne pas sentir la lumière, ce qui m’a permis d’ajouter quelques Asteras à l’intérieur.

Tous les plans sont tournés à l’épaule ?

GS : On voulait, dans ce petit décor, avoir la liberté de plans à l’épaule. Mais de l’épaule stable ! Outre le fait que le décor était petit, on voulait coller aux acteurs, dans une chorégraphie qui parfois n’était pas simple. J’ai fait pas mal de plans à l’épaule, avec l’Easyrig quand c’était un plan long. Et puis quand on descendait en dessous du 29 mm, je posais la caméra sur pied car je n’aime vraiment pas l’effet de bougé sur les plans larges.
Le couloir était vraiment minuscule, il fallait laisser de la place aux deux perchistes et au chef électro qui suivait parfois avec un petit projecteur LED à la main pour tenter d’ajouter un peu de lumière sur le visage.

Pour les extérieurs, j’ai parfois utilisé le Ronin pour les déplacements ou la Western Dolly qu’on a fabriquée sur Le Redoutable, de Michel Hazanavisius, un film sur Jean-Luc Godard pendant Mai 68. Michel l’avait baptisée la Godardine ! Comme Michel ne voulait pas d’un Steadicam, qu’on était en 35 mm, cette dolly faite maison était un très bon outil pour suivre des discussions à l’intérieur des manifestations et donner le sentiment d’être au cœur de la manif. Et je l’utilise toujours aujourd’hui !

Virginie Efira dans "Rien à perdre !" - Photo David Koskas
Virginie Efira dans "Rien à perdre !"
Photo David Koskas

L’un des gros plan dans l’appartement de nuit sur Jean-Jacques (Félix Lefebvre) quand il joue de la trompette est très beau, comment l’avez-vous éclairé ?

GS : J’ai sans doute été inspiré pour ce plan ! [Rire]. Comme Félix Lefebvre avait pris 15 kg pour le rôle et qu’il joue de la trompette dans le film, j’ai eu soudain envie de faire une image qui serait idéale pour une pochette de disque de Louis Armstrong. J’ai dit à Félix : « C’est ton plan pochette de jazz ».
Pour l’éclairage de nuit dans l’appartement, ce n’était pas simple. Je mettais les lampes de jeu dans le champ avec les ampoules que je changeais pour pouvoir les contrôler. On arrivait aussi à accrocher de toutes petites plaques LED et quelques Asteras pour ramener du niveau et créer une ambiance.

Le gymnase dans lequel se rassemblent les parents privés de leurs enfants était par contre immense, comment avez-vous géré cet espace ?

GS : On appréciait ce décor pour répondre à cette volonté de plan large dont on avait parlé avec Delphine. Mais avec nos petits moyens, il était impossible à éclairer. On a trouvé une astuce en installant un SkyPanel sur un grand déport, avec un Louver, pour ramener un peu de lumière. Et avec deux caméras qui filment dans tous les axes, ça rendait la chose assez complexe !
Quand on a fait la mise en place avec les acteurs en plein milieu du gymnase, j’ai pensé que ça pouvait paraître logique mais qu’en même temps, ça ne l’était pas forcément. Et puis… c’est vrai que ça ne m’arrangeait pas du tout, du tout !
J’ai donc proposé que le groupe s’installe dans un coin du gymnase, près du panneau de baskets. Mais il fallait que Virginie traverse tout le gymnase pour rejoindre le cercle de réunion ! Ça paraissait étrange de placer une réunion si loin de la porte d’entrée… Et c’était surement absurde de traverser tout le gymnase !
Mais le panneau de baskets m’intéressait, c’était le seul hors champ possible où je pouvais installer une petite source. C’est une vision d’opérateur de voir ce coin dans le gymnase et de vouloir y placer la scène ! Après comment on propose ça ?
[Guillaume fait semblant de réfléchir…] Et si toutes les chaises sont empilées là, ils ne vont pas les trimballer pour s’asseoir en plein milieu du gymnase ! Ils vont s’asseoir juste là, dans ce coin, c’est logique non ? Appelez ça une astuce ou un petit arrangement avec mon métier, mais le plan où Virginie traverse tout le gymnase a inspiré Delphine car c’est un vrai plan de cinéma !

Un autre décor est assez remarquable, dans le sens qu’on le remarque, en lumière, c’est le bar, pouvez-vous nous en parler ?

GS : [Sourire] Ce bar un peu underground où travaille Sylvie (Virginie Efira) devait être à la fois beau et cru. Il fallait qu’il raconte son milieu social qui n’est pas du tout la misère. Elle n’est pas alcoolique, elle ne bat pas ses enfants, juste elle travaille la nuit.
Nous avions besoin de l’ancrer dans ce milieu. Mais, comme c’était le début du film, en essayant des couleurs assez crues, ce milieu devenait un peu trop underground. J’ai voulu que ce soit un peu chatoyant. Pour la salle de concert, où la même bande vient tous les samedis soirs, j’ai choisi un bleu-cyan, une couleur qui ramène toujours quelque chose d’un peu cru. Par opposition, je voulais que le côté bar derrière lequel travaille Sylvie soit son petit cocon doré face à cette meute – d’ailleurs le casting a été super réussi.
On ne pouvait rien accrocher au plafond, c’était terrible ! Pour éclairer le bar, on a fait fabriquer des lampes avec des espèces de boîtes de conserves peintes en noir qu’on pouvait fixer avec juste du scotch et qu’on a équipé avec nos ampoules pour pouvoir les contrôler. J’avais installé des Asteras derrière le comptoir. Dans la mise en place, je me suis arrangé pour que les visages attrapent la lumière chaude pendant les dialogues. Tout ça à deux caméras pour des questions de temps…

Comment avez-vous trouvé un équilibre entre la mécanique de tournage d’un film de fiction et une réalisatrice qui n’en connaît pas forcément les codes ?

GS : Je voulais que Delphine se sente libre mais toute la technique la bloquait. Je disais souvent : « Laissons-lui l’espace dont elle a besoin ». Une équipe de cinéma, ça prend de la place, ça fait du bruit, on oublie ça souvent… Elle ne s’exprimait pas du tout avec les mots liés au langage du cinéma, mais elle avait plein d’idées visuelles. Souvent, pendant la mise en place, je l’observais et quand je la voyais regarder dans une direction, je savais qu’elle avait envie de cet axe. Quand elle regardait Virginie de profil alors je préparais un plan de profil.

Alexis Tonetti - Curiosa Films
Alexis Tonetti
Curiosa Films

Vous qui avez tourné une cinquantaine de longs métrages, faire un premier film, c’est forcément pour expérimenter autre chose ?

GS : Non. Je ne fais pas de différence entre un premier film ou un énième film. Ce qui me motive, c’est l’histoire qu’on raconte et les acteurs que je vais filmer. Quand je fais un film, j’ai envie que l’historie soit belle à l’intérieur. Comme sur tous les tournages, il y a eu des tensions que j’ai essayé de résoudre. Je voulais faire passer un message : quand on s’engage sur un film fragile, prenons du plaisir à le faire.
Et puis j’ai réalisé que c’était le premier film où j’étais le doyen du tournage. Peut-être que ça m’a poussé à devenir le plus sage… Tout en restant je crois le fou-furieux-excité sur un plateau mais aussi, toujours, un passionné.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC)