Héritiers de Jean Rouch

par Gérard de Battista
Jean Rouch est mort le 18 février, il y a plus d’un mois maintenant. J’aurais dû écrire quelque chose dans la Lettre du mois de mars, tout de suite après, encore sous le choc.
J’écris rarement. J’ai du mal à poser quatre mots sur un papier pour vous présenter les films au moment de leur sortie, alors là...

J’ai attendu le retour de l’ami qui était au Niger à ce moment-là, pour avoir des infos, savoir comment, où, qui était avec lui dans la voiture, pourquoi l’accident.
Et puis on m’a raconté. Et tous les noms, les mots si peu exotiques puisqu’ils sont avec moi depuis longtemps maintenant sont revenus en désordre avec autant d’images anciennes.

« A 27 kilomètres au nord de Birni n’Koni. La nuit. Un camion en panne au milieu de la route. Pas de petit feu de broussailles pour signaler, pas de branches par terre. Mustafa au volant, Damouré et Jocelyne derrière. Un autre camion pleins phares qui croise à ce moment-là. Aveuglés. Choc frontal avec le camion en panne. Pas de ceintures évidemment. Jean était devant (j’espère qu’il somnolait comme souvent). Il est mort sur le coup. Mustafa blessé, les autres rien. Jocelyne a décidé qu’il serait enterré à Niamey.
Une journée de deuil national décrétée au Niger. Quand le cercueil descend dans la terre rouge, des femmes se mettent à crier et à chanter les prières du poison Boto, celui de La Chasse au lion à l’arc... »

Voilà, c’est ma douleur perso, parce que le hasard de la vie m’a fait rencontrer Rouch en 67 au Niger où j’étais parti comme coopérant et où je m’éveillais au cinéma et à l’Afrique, pour commencer une vie d’opérateur. A 20 ans, un papa de cinéma, ça compte. Et celui-là n’était pas comme les autres. Un papa de cinéma qui n’était pas un vrai cinéaste. Il avait été envoyé au Niger en 1941 pour construire des routes et des ponts (son vrai métier : ingénieur des Ponts et Chaussées). Un jour la foudre tombe sur le chantier. Deux ouvriers tués. L’infirmier du chantier, Damouré Zika (le Damouré qui était dans la voiture du 18 février), lui dit : « Çà, c’est pour ma grand-mère ». La grand-mère était une zima, une prêtresse des possessions. Avec les chants lancinants des formules des génies, avec les grosses calebasses renversées frappées par cinq baguettes liées, avec la plainte du violon monocorde, les danses interminables dans la poussière, le sang des sacrifices et les cris dans le soleil, elle fait venir Kireï le génie femelle de la foudre et son frère Dongo le génie mâle du tonnerre, pour qu’ils expliquent pourquoi cette punition... Et Rouch voit tout ça, et commence à regarder.

Alors, finis les travaux publics et les ponts et les chaussées.
Toute sa vie, à partir de là, ce sera regarder ça, voir si possible, et raconter, nous raconter. Et comment mieux, plus clairement qu’avec une caméra. Une Bell & Howell évidemment achetée aux Puces. Celle « qui permet de réfléchir pendant qu’on remonte le ressort ». Et parce qu’il n’était pas d’abord cinéaste, il l’est devenu un peu plus que beaucoup d’autres de cette époque-là. C’est aussi pour cette raison qu’il se précipitait innocemment dans toutes les nouveautés d’alors. Il y avait au C.N.R.S.H.(Centre Nigérien de Recherches en Sciences Humaines) en 1967 des choses rares : un Nagra2 à manivelle, un Rolleiflex 4x4, une 403 Peugeot avec conduite à droite, un blimp en skaï blanc pour caméra Beaulieu 16, et bien sûr une des premières Coutant avec un système de synchro par radio (le moteur quartz n’existait pas encore). Le premier cinéaste nigérien, Mustafa Alassane (lui aussi dans la voiture du 18 février) y tournait le premier dessin animé africain sur un mini banc titre local. Jean avait trouvé le moyen de l’envoyer un an en stage à Montréal chez Mac Laren. Et sur des étagères des bobines pour moi : Les Maîtres-fous, Moi un noir, Bataille sur le Grand Fleuve, Les Magiciens du Wanzerbé, Les Cimetières dans la falaise, Les Hommes qui font la pluie, et surtout La Chasse au lion à l’arc...
Bon. De Battista, la larme à l’œil raconte ses vingt ans... Mais pourquoi ? Envoie ce papier au Musée de l’Homme, ou à ce qu’il en reste...
Et bien, collègues, amis, j’essaie de raconter là le début d’une histoire d’héritage.
J’aimerais tellement que depuis que j’ai vu ces films lointains et depuis que j’ai pu roder un peu autour de cet homme-là, je sois arrivé à transporter un peu de cette nécessité de regarder, pour essayer de voir, avant de filmer, avant de placer le premier projecteur, le premier bout de rail. Je crois vraiment que Rouch nous a ouvert des portes, ou des fenêtres, des lucarnes, vers des images plus libres, plus insolentes, plus légères, plus sincères, même si nous ne le vivons pas toujours bien consciemment.

Merci à Jimmy Glasberg qui a dit mieux que moi le mois dernier ce que nous devons à ce constructeur de routes devenu cinéaste il y a 60 ans grâce à la foudre. C’était dans ce qu’on appelait le Soudan français, au bord du Grand Fleuve, entre Tillabéry et Ayorou, je crois.