Ici et ailleurs

Caroline Champetier, directrice de la photographie, AFC
Ce qui blesse profondément dans la situation actuelle, c’est l’éclatement du corps social spécifique du cinéma, comme si cette époque assez inventive des années 1980-90, qui a vu l’émergence d’un nouveau cinéma d’auteur à la suite de la Nouvelle Vague, n’était en fait qu’un vaste malentendu et avait abouti, à partir des années 2000, à une période où cette inventivité de contenu et de fabrication était utilisée cyniquement par des forces obscures et contradictoires.

Nous avons tous en tête, pour l’avoir vue et revue, la photo de JLG poussant Raoul Coutard, Caméflex en mains sur une chaise roulante à l’époque d’A bout de souffle (on refuse absolument d’y voir un signe prémonitoire) c’est une des images qui signe le mieux l’évidence, la vitalité, l’inventivité du couple réalisateur-opérateur. Ces cinéastes révolutionnaires ont déclaré ne vouloir avoir qu’un seul interlocuteur à l’image, ce pli a été pris dans un cinéma qui se fabriquait tout à fait différemment et avec beaucoup plus de moyens, au grand dam de techniciens qui revendiquaient, sans doute à juste titre, l’existence d’équipes plus lourdes. Rappelant cela, on se demande forcément de quel côté on se serait trouvé, histoire d’âge, de trajectoire, d’appartenance à une tendance, de choix artistique, économique aussi.

Il n’en reste pas moins qu’à cette époque, les cinémas, les réalisateurs, les techniciens, les modes de productions coexistaient et surtout les films " existaient " sur les écrans, ils n’étaient pas morts-nés avant que d’être tournés, il y avait une espérance absolue dans le système mutualiste que l’État français avait mis en place pour le cinéma au sortir de la guerre.
Il y eut, en 1948, des manifestations massives pour la défense du cinéma français (contre l’importation inflationniste de films étrangers…) où défilaient ensemble des réalisateurs reconnus, des ouvriers syndiqués, des producteurs et des acteurs, oui des acteurs.
Cette coexistence était en quelque sorte l’exception (sans doute protectionniste) du cinéma français en Europe et dans le monde.
Comment se fait-il qu’une cinquantaine d’années après, cette excetion soit devenue ce champ de mines (antipersonnel) qui fait s’affronter aujourd’hui des réalisateurs à d’autres réalisateurs et à des techniciens, des producteurs à d’autres producteurs et surtout aux techniciens, des techniciens à des réalisateurs et des producteurs, bref le chaos.

Comme n’importe quel territoire paradisiaque, cette coexistence a été prise d’assaut et pillée, souvent avec inconscience, par ceux qui en bénéficiaient, tous les réalisateurs ont voulu être des auteurs, tous les auteurs ont voulu faire des succès, tous les producteurs ont voulu être à l’origine de succès, tous les distributeurs et les exploitants n’ont plus voulu que des succès.
Dit comme cela, ça paraît absurde, mais c’est absurde…
Un phénomène nouveau s’est fait jour, celui du coup gagnant comme si le cinéma devenait la Française des Jeux. L’idée de l’œuvre, donc celle du cinéaste qui revient à l’ouvrage tous les trois ou quatre ans, n’a plus intéressé grand monde, nous avions été trop gâtés par cette vague nouvelle et ses premiers héritiers… Tout le monde s’est mis à écrire ou faire écrire un scénario, à réaliser au moins un film (le film warholien) et le premier film est devenu la première communion ou la bar-mitsva des plus jeunes.

Pendant ce temps-là, en Argentine, au Mexique, en Thaïlande, en Israël, en Roumanie, des films extraordinaires voyaient le jour avec des budgets 10 à 100 fois inférieurs à ceux pratiqués en France, grâce à une adaptabilité que seul le cinéma provoque et parce que ces pays ont furieusement besoin du cinéma pour faire le point, se comprendre et avancer. Ces films ne sont parfois pas montrés dans les territoires qui les nourrissent, ils tournent dans les festivals, tels des enfants sur un manège, ils ont quelques écrans en France, parfois ce sont des succès. Il nous arrive d’être ébahis par leur force cinématographique, politique, par les acteurs qu’ils découvrent. Les queues s’allongent devant les cinémas, les distributeurs et les exploitants se réjouissent de la perspicacité du public…

Toujours pendant ce temps-là, les studios américains ont décidé d’économiser 20 milliards de dollars en basculant de la projection argentique à la projection numérique, comme un château de cartes ; la production des images du monde entier en été bouleversée et le secteur des laboratoires argentique anéanti… Beaucoup de nos collaborateurs historiques ont été mis au chômage avec une brutalité sidérante. Nous avons dû apprendre à utiliser de nouveaux outils, les prestataires sont devenus nos profs en plus d’être parfois les médecins de nos images, le ProRes nous a fusillé le regard, le Raw a fait rage, les capteurs à filtres de Bayer ont gagné la bataille, Sony rafle la mise, adieu Penelope…

Et pendant que tout cela mettait sens dessus dessous l’économie du cinéma mondial et peut-être plus, en France, deux syndicats de techniciens enfin réconciliés et quatre syndicats de producteurs jouant aux chaises musicales négociaient, au rythme de la tortue, une Convention sociale.
Il faut que cette Convention, dont l’annonce d’extension aura provoqué tant de malentendus et d’alertes, soit aussi le signe de notre détermination politique à défendre l’exception culturelle.

Histoire de la production cinématographique française 1944 à1960 par Alain Tyr et Francis Gendron / Label Video - Ciné Plus