80e édition de la Mostra de Venise

Inès Tabarin, AFC, parle de ses choix pour photographier "Vivants", d’Alix Delaporte

"La famille Capa", par François Reumont pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°346

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Après son court métrage Comment on freine dans une descente (Lion d’or à Venise, en 2006), Angèle et Tony (César pour les comédiens Clothilde Hesme et Gregory Gadebois, en 2012) et Le Dernier coup de marteau (en sélection en 2014), la réalisatrice Alix Delaporte propose cette année à la Mostra un film basé sur sa propre expérience de reporter au sein de l’agence Capa. Alice Isaaz y interprète Gabrielle, une jeune stagiaire au travers de laquelle on découvre la vie d’une rédaction de reportages TV. C’est Inès Tabarin, AFC, qui s’est chargée de mettre en image ce film où le lieu occupe un rôle de premier plan. (FR)

Gabrielle vient d’intégrer une prestigieuse émission de reportages. Sans formation classique, elle doit dépasser les préjugés pour trouver sa place au sein d’une équipe de journalistes aguerris. En immersion, elle va peu à peu percer le mystère de ces grands reporters, toujours passionnés, souvent drôles, parfois blessés par la vie et le métier. Et puis il y a Vincent, le rédacteur en chef de l’émission, qu’elle ne cesse de bousculer...

Tourné sur six semaines en région parisienne, Vivants, d’Alix Delaporte, plonge le spectateur dans la vie trépidante de journalistes reporters. Une vue de l’intérieur d’une rédaction jadis prestigieuse désormais en sursis dont les différents membres forment une sorte de famille, partageant succès et déconvenues. Inès Tabarin détaille les enjeux de cette production Alain Attal.
« Alix souhaitait retrouver dans ce film l’ambiance de ses années en agence de presse, au tout début de sa carrière. Le trajet de Gabrielle étant nourri de sa propre expérience à l’époque. En débarquant sur le film, j’ai immédiatement proposé des références américaines où le bureau – "The Office" - est l’un des éléments-clés. Comme dans Les Hommes du président, d’Alan J. Pakula, sa suite "spielbergienne" Pentagon Papers ou Le Stratège, de Bennett Miller. Alix m’a également parlé de Spotlight, qui nous a beaucoup inspirées pour cadrer les personnages ensemble. Autre film qui m’a guidée, cette fois-ci pour la lumière : Erin Brockovich, de Steven Soderbergh, éclairé par Ed Lachman. L’idée était de partir sur un univers intérieur plutôt chaleureux, et de rendre cette agence de presse très vite familière. Le film se déroulant très majoritairement dans ce décor, il devenait, pour moi, l’un des enjeux principaux du film. C’est une sorte de faux film choral avec une multitude de personnages, où le décor les rassemble tous, sans qu’ils n’aient de vignettes intimes en dehors du bureau de l’émission ».

Une fois la décision prise de reconstituer ce décor au 9e étage d’un ancien parking, la directrice de la photo et la réalisatrice s’engagent sur une préparation méticuleuse sur place. « On a passé deux semaines en amont du tournage dans le décor, toutes les deux à répéter chaque scène et à déterminer les circulations des personnages, en se basant sur leurs différentes psychologies et les situations. Une manière de se raconter l’espace et de l’habiter. L’un des avantages de ce décor très majoritaire (l’agence, mais aussi la scène en république centrafricaine ou celle du commando Vegan), c’était de pouvoir tourner le plus possible dans l’ordre chronologique et bénéficier d’une certaine souplesse sur le plan de travail ».
Autre mission avant le début du tournage, une nuit passée avec un vrai ambulancier pour nourrir le premier reportage sur lequel est embarquée Gabrielle : « Alix voulait beaucoup de réalisme, vivre le plus possible les conditions de tournage auxquelles sont confrontés les reporters, et cette idée d’aller nous-mêmes toutes les deux suivre un ambulancier de la Pitié Salpêtrière m’a beaucoup aidée à mettre en pratique les réflexes d’un journaliste reporter d’image. Là, je suis équipée d’une simple Sony FX6, et les enjeux de ce genre de reportage s’imposent très vite. La distance aux personnages par exemple, la manière de cadrer... beaucoup d’éléments qui m’ont servi pour le reste du film.
Sur la couverture de certaines séquences de groupe et de rédaction, l’option d’utiliser deux caméras a été envisagée en préparation – ne serait-ce que pour ramener le plus de matériel possible au montage et mieux rythmer toutes ces séquences avec beaucoup de personnages dans la rédaction. Mais après nos deux semaines de préparation avec Alix, on a préféré rester à une seule caméra, de manière à rester le plus concentrées possible sur chaque personnage, quitte à rendre certaines scènes forcément plus longues à tourner. »

Pour rentrer ensuite dans le cœur de la fiction, la directrice de la photo et la réalisatrice cherchent ensemble la bonne combinaison visuelle pour le film : « J’ai dû essayer la quasi totalité des objectifs chez Transpacam », explique Inès Tabarin. « Franck Graumann m’a d’ailleurs beaucoup aidée sur cette phase pour qu’on puisse décider avec Alix. »
Retenant le format 2,35 des Hommes du président et de Klute, leur choix se porte sur la série anamorphique Atlas Orion. « Ce sont des objectifs pour lesquels on a eu vraiment un coup de cœur », explique Inès. « Des optiques fiables dans leur conception et leur mécanisme, mais sans le côté trop propre des objectifs anamorphiques modernes. Malléables, car très rigoureuses à partir de 4, ou au contraire avec plus de personnalité à pleine ouverture (f2). On pense alors au rendu des Hawk V-Lite, avec des aberrations en haut et en bas. Le 80 mm notamment m’a beaucoup servi sur le film, c’est une focale extraordinaire pour proposer extraire les personnes de l’espace. Les arrière-plans deviennent alors des vrais peintures... Enfin sur le découpage, on a convenu ensemble de filmer souvent à l’épaule, en tentant de rester en focale un peu plus large sur Gabrielle (32 ou 40 mm) tandis que les autres personnages seraient, eux, filmés avec des focales plus longues. Notamment sur le personnage de Vincent Elbaz, qui a beaucoup de gros plans et va ensuite quitter le groupe, et qu’on avait besoin d’identifier très clairement avant son départ pour Bangui. Une sorte de grammaire visuelle qui nous a aussi permis de donner du rythme à chaque scène dans la rédaction, et éviter le côté monotone de ce décor presque unique. »
Pour certains plans moins narratifs mais plus dans l’intériorité des personnages, Inès Tabarin a également choisi de passer au zoom : « J’adore le zoom Cooke 25-250 Mark II. J’ai décidé de l’utiliser pour faire quelques mouvements de zoom sur certaines scènes, comme quand Gabrielle découvre les rushes dans la salle de montage, ou bien dans la scène un peu onirique du boléro de Ravel. Les noirs et moyennes lumières se confondent, en marquant plus cette sorte d’entre-deux qui caractérise ces moments à part du film. »

En lumière, faire varier les ambiances est une autre nécessité pour la directrice de la photo : « Pour moi, ce bureau devait se ressentir comme une maison. Apporter des variations subtiles en lumière pour faire sentir la vie de cette espèce de famille. D’abord des teintes de murs travaillées avec le chef déco Nicolas de Boiscuillé pour qu’ils partent légèrement vers le bleu, des stores un peu jaunes pour la complémentaire et ramener de la chaleur à l’hiver parisien, et puis en permanence des couleurs primaires dans le cadre via les costumes ou les accessoires de manière à que ce lieu ne soit jamais lassant. A la lumière, je me suis dit qu’il fallait sentir le temps qui passe... Ou marquer les différentes zones de la rédaction, avec la partie publique et les bureaux, plus intimes...
Techniquement, comme le décor avait été recréé très haut dans les étages, je n’avais pas les moyens d’éclairer par l’extérieur. Avec mon chef électro Etienne Lesur, nous étions partis sur des LiteMat pour remplacer les plafonniers, un peu partout dans l’agence, contrôlables par WiFi et pouvant être cadrés. Mais on s’est retrouvé vite coincés par manque de disponibilité.

Rosco DMG SL1 à gogo
Rosco DMG SL1 à gogo

Pour compenser, il a installé des DMG SL1 dans le faux plafond, en les éloignant des plaques de plexi diffusantes installées sur le plafond. Ceci afin d’éviter des points chauds. Cette solution de secours m’a en définitive bien convenu car la douceur de la lumière en top light faisait soudain plus rétro, plus ambiance années 1970-80, le voyage de la lumière rappelant celui des néons. Beaucoup de lampes de jeu étaient ensuite disposées selon les endroits, me permettant au gré des scènes de doser un côté plus intime, et jouer sur les températures de couleur plus chaudes surtout dans le bureau de l’émission de nos personnages. Majoritairement, les comédiens sont tout de même éclairés par ce dispositif en top light, avec des rajouts ponctuels depuis le sol. Quasiment pas de sources traditionnelles sur pied dans ce décor reconstruit comme un intérieur naturel. »

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

Vivants
Réalisation : Alix Delaporte
Directrice de la photographie : Inès Tabarin, AFC
Décors : Nicolas de Boiscuillé, ADC
Costumes : Caroline Spieth
Son : Pierre Tucat, Arnaud Rolland, Eric Tisserand, AFSI
Montage : Virginie Bruant
Musique : Evgueni & Sacha Galperine