Inès Tabarin, AFC, revient sur le tournage de "Àma Gloria", de Marie Amachoukeli

Cléo de Paris à Tarrafal, par François Reumont

Àma Gloria, qui fait l’ouverture de la Semaine de la Critique cette année est le premier film de Marie Amachoukeli en solo (après sa co-réalisation avec Claire Burger et Samuel Theis de Party Girl, Caméra d’Or en 2013). Ce film sur l’amour maternel, qui se déroule entre Paris et le Cap Vert, parle du destin d’une toute jeune fille de 6 ans et de sa nounou, Gloria, séparées par les aléas de la vie. Inès Tabarin, AFC, met en image ce film tendre et touchant où la mise en scène repose beaucoup sur les visages des comédiennes. Des interludes en animation viennent par moment donner un ton onirique au film. (FR)

Cléo a tout juste six ans. Elle aime follement Gloria, sa nounou qui l’élève depuis sa naissance. Mais Gloria doit retourner d’urgence au Cap-Vert, auprès de ses enfants. Avant son départ, Cléo lui demande de tenir une promesse: la revoir au plus vite. Gloria l’invite à venir dans sa famille et sur son île, passer un dernier été ensemble.

Et, au fait, c’est qui le personnage principal de ce film ?

Inès Tabarin : C’est le lien d’amour entre Cléo et Gloria. Ce lien maternel dans lequel on est immergé dès le début du film, et qu’on va retrouver ensuite lors des vacances de Cléo au Cap-Vert.
C’est un film qui pose les questions de l’amour inconditionnel, de choisir "sa" famille et aussi de la maternité. Tout ça à travers le regard d’une enfant de 6 ans…
Donc très vite, il a été question de point de vue avec Marie Amachoukeli, la réalisatrice. Et en particulier, celui de la petite Cléo (Louise Mauroy Panzani). Les premières discussions ont été sur la lisibilité du monde. On débute le film chez l’ophtalmo et on découvre que Cléo est une enfant qui ne voit pas bien... Cela pose de suite un postulat de cinéma empirique et sur les sensations du personnage principal. Arrive alors assez vite la question de la profondeur de champ. Nous avons fait des essais avec des optiques sphériques et anamorphiques. Suite à la projection, il était évident que nous devions partir avec des Arri Ultra Prime, l’anamorphose nous mettant trop à distance des personnages. Leur ouverture a 1.9 nous permettait d’abstraire le monde autour de Cléo tout en restant à proximité d’elle, utilisant majoritairement le 85 mm. Nous avons complété la série UP avec un Leica M.08, très fort pour le regard que Cléo pose sur sa nounou, Gloria (Ilça Moreno Zego).

Filmer à hauteur d’enfant, c’est facile ?

IT : C’était un élément déterminant. Pour cela j’ai choisi de tourner le film avec la Sony Venice en mode Rialto, avec la tête caméra déportée de l’enregistreur. Cette solution m’a permis de rester une grande partie du temps à bout de bras et à hauteur d’enfant... Ce qui aurait été très difficile physiquement autrement. Le corps de la caméra était soit sur une claie de portage soit sur un cube à roulette, fabriqués par le chef machiniste, Gaston Grandin. Marine Goujet, ma pointeuse, travaillait souvent à l’extérieur du décor, pour qu’on soit dans une vraie liberté de mouvement, au rythme de Cléo.

© Pyramide Films


Quelles ont été les directives de la réalisatrice au départ ?

IT : Lorsque nous avons commencé la préparation, Marie et Pierre-Emmanuel Lyet avaient déjà travaillé sur l’animatique et les planches des parties animées qui ponctuent le film, ce qui était un bon indicateur des enjeux poétiques et sensoriels de l’héroïne. Travailler avec une petite fille qui n’avait jamais tourné et un casting non professionnel au Cap-Vert nécessitait un pacte de confiance et c’est pour cela que c’était très important que la technique soit le plus possible invisible.
Un lien très fort s’est mis en place entre Cléo et la caméra, dans une danse spatiale qu’elle menait et qui a nous permis d’être très proche d’elle. Cette écriture corporelle, ce lien permanent qu’on avait avec elle est devenu rapidement le mode de fabrication du film.
Je crois que la direction de la photographie, c’est avant tout la traduction cinématographique du désir de la metteur.se en scène. C’est d’abord entendre, retenir les mots qui révèlent le point de vue sur le monde, puis accompagner la fabrication du film pour créer l’espace de mise en scène désiré par le / la réalisateur.trice. Sur ce film, Marie voulait être accrochée aux yeux des comédiennes, rentrant toujours plus près dans l’humain, dans leurs émotions.

Vous êtes plutôt une directrice de la photographie qui préfère d’abord penser aux visages ou aux décors ?

IT : Je crois que cela dépend de la personne qui réalise et où se situe son propos et l’histoire... Ce n’est pas vraiment à moi de choisir !
Mais pour moi, en tant que spectatrice, le cinéma, c’est un visage immense qui surgit du noir. C’est l’identification à une projection. C’est fascinant de voir comment un personnage naît lorsqu’on tourne. C’est la grâce qui surgit... Et de ce point de vue, la manière dont Marie voulait faire son film était au plus près des personnages. Une sorte de subjectivité extrême qui passe d’abord par les visages.

Inès Tabarin à la caméra
Inès Tabarin à la caméra


La deuxième partie du film s’installe dans l’île de Gloria, située au Cap-Vert...

IT : C’est effectivement la deuxième partie du film, mais c’est le bloc que l’on a tourné en premier. Le Cap-Vert est un pays qui ne possède aucune production cinématographique et une très maigre production audiovisuelle, il n’était donc pas question de modifier les décors trouvés ou d’éclairer comme nous l’aurions fait ailleurs. Nous avons donc fait le choix avec la production (Bénédicte Couvreur et Jean-Philippe Rouxel à la direction de production) de partir en repérages avec une Sony F55 et deux optiques de la série d’UP afin de faire une color science basée sur les décors du film et le panel de couleurs cap-verdiennes. Cette color science à été faite par Laurent Ripoll et Martin Roux. Les références pour ce film étaient entre autres des photos Magnum, qui ont des développements chromatiques tendant plus vers le magenta que vers le vert dont sont nappés habituellement les films nord-américains, dans les carnations et hautes lumières.
Il était clair que l’un des enjeux du film était aussi de respecter les différentes carnations des personnages, étalonnées finement par Kevin Stragliati chez Polyson, assisté par Charlotte Bouché.

Avec quel matériel lumière avez-vous pu quand même tourner là-bas ?

IT : L’île de Santiago où nous avons tourné (au nord dans le village de Tarrafal) est alimentée électriquement par un gros groupe électrogène. Les variations de tension sont assez fréquentes, et il nous était pas rare de voir les lampes de jeu vaciller parfois ou s’éteindre brièvement. Suite à la pandémie du covid, les compagnies aériennes et maritimes avaient réduit drastiquement les trajets vers le Cap-Vert, et notamment Royal Air Maroc. Nous avons donc pris des sources lumières très légères, que l’ensemble de l’équipe s’est répartie dans les bagages en soute de 32 kg… Avec le chef électricien, Anthony Cornil, notre enjeu principal était de garder une continuité de contraste et de luminosité, ce qui n’était pas facile vue la rapidité des fausses teintes (Santiago fait partie des îles de Sotavento = Sous le vent).
Notre source principale lors des décors intérieurs était un COB Aputure, placé sur un échafaudage à l’extérieur de la maison. A l’intérieur, nous jouions avec des CLRS, Astera et des bi-flex 30x30, tout en accroche. Pour les extérieurs, Anthony compensait au diaph et Amandine Gomez (seconde assistante caméra) vérifiait les niveaux à l’Astro.

Parmi les séquences où l’ambiance du lieu surgit un peu plus, il y a notamment celle du baptême du bébé...

IT : Cette séquence est un moment pivot du film. À la fois Cléo participe avec joie aux rites et coutumes du pays de Gloria, mais elle comprend aussi qu’il y a des chances pour que Gloria ne revienne jamais. C’est un moment suspendu, à la fois par la beauté de ce qui représente les liens d’une communauté, le tissage de l’appartenance, la poésie du groupe et en même temps l’abysse qui divise l’héroïne.
C’était aussi pour nous un vrai moment "documentaire", et pour garder cette fragilité de l’instant, nous nous sommes appuyés sur les bougies en key light, en utilisant notamment le M.08, mais pour pouvoir tourner à 360° et s’adapter à la scène, j’ai fait installer une boîte à lumière LED doublement diffusée qui maintient une sorte de pénombre magique dans la pièce même lorsque les bougies sont soufflées.

© Pyramide Films


Ce qui marque aussi dans ce film, c’est votre manière de filmer la petite Cléo comme un petit garçon, non ?

IT : Pendant longtemps, les petites filles ont été représentées dans une attente et passivité pour lesquelles elles étaient félicitées alors que les petits garçons l’étaient dans leur conquête du monde.
Ce que je trouve génial dans ce film, à travers la manière dont on montre Cléo, c’est que c’est une petite fille qui fait des choses, qui prend l’espace, qui peut être traversée par des émotions mais qui écoute son désir. Elle s’enfuit de la voiture paternelle, elle court, elle danse, elle joue au foot… Elle vit !

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

Réalisation : Marie Amachoukeli
Directeur de la photographie : Inès Tabarin, AFC
Décors : Zoé Carré
Costumes : Agathe Meinnemarre
Son : Yolande Decarsin
Montage : Suzana Pedro
Musique : Fanny Martin