"Intermittents : M. Valls inscrit le régime dans la loi"

Par Clarisse Fabre

La Lettre AFC n°250

Le Monde, 8 janvier 2015
Les 507 heures en douze mois, slogan de la Coordination des intermittents et précaires (CIP) depuis le conflit de 2003, c’est économiquement possible ! Mais reste à savoir si ce modèle alternatif d’assurance-chômage des artistes et des techniciens du spectacle sera, dans les faits, politiquement faisable.

On ne saurait mieux résumer la situation alors que les " trois sages " ont remis leur rapport au premier ministre, mercredi 8 janvier, à 10 heures du matin. Le 24 juin 2014, Manuel Valls confiait une mission de concertation au député Jean-Patrick Gille, à l’ancienne codirectrice du Festival d’Avignon, Hortense Archambault, et à l’ancien directeur général du travail, Jean-Denis Combrexelle.
Alors que le monde de la culture ne décolérait pas contre l’accord du 22 mars 2014 sur l’assurance-chômage, il s’agissait de sortir des crises à répétition et de trouver un cadre pérenne aux annexes 8 (techniciens) et 10 (artistes) de l’Unedic.

Dans sa hotte de Noël, le trio formule trois propositions que Manuel Valls va retenir et préciser lors de sa conférence de presse à Matignon, mercredi matin : la première consiste à inscrire dans la loi le principe d’un régime spécifique pour les artistes et les techniciens du spectacle.
« Les annexes 8 et 10 demeurent dans la solidarité interprofessionnelle, et on ne crée pas de caisse autonome. En revanche, on inscrit le principe du régime spécifique dans la loi pour écarter toute menace sur sa disparition », indique Jean-Patrick Gille.

Deuxièmement, les auteurs préconisent une nouvelle gouvernance : les partenaires sociaux détermineraient " l’enveloppe financière " des annexes 8 et 10 – en clair, le montant d’économies à réaliser –, mais laisseraient le soin aux professionnels du spectacle de fixer les règles.
Enfin, ils plaident pour la création d’un fond pour l’emploi, lequel serait abondé par l’Etat, afin de structurer le secteur, favoriser la diffusion. Contacté par Le Monde, l’entourage du premier ministre ajoute qu’il sera demandé aux partenaires sociaux de préciser, dans chaque secteur, la liste des métiers éligibles aux contrats d’intermittence, d’ici à la fin de l’année 2015. « Faute de quoi, une liste sera arrêtée par décret », prévient-on à Matignon.

" Guerre " des chiffres
Quelle doit être la philosophie d’un régime d’indemnisation pour des professionnels qui alternent des périodes de travail (préparation d’un spectacle, tournage d’un film, concert…) et de chômage, auprès de différents employeurs ? Le régime spécifique, loin d’être un privilège, vise à compenser la précarité de leur activité.
Le trio d’experts, dans son rapport intitulé " Bâtir un cadre stabilisé et sécurisé pour les intermittents du spectacle ", souligne que le retour aux 507 heures en douze mois « n’est plus un tabou » – alors que, depuis onze ans, le régime a été durci sans générer d’économies (à l’heure actuelle, les artistes doivent réaliser 507 heures en 10,5 mois, et les techniciens 507 heures en dix mois, pour pouvoir bénéficier d’une indemnisation).
« L’hypothèse d’un retour à un système de date anniversaire, associé à une période de référence de douze mois, doit pouvoir faire l’objet d’un examen dépassionné dans le cadre des futures négociations de l’assurance-chômage. C’est une revendication essentielle sur laquelle une large partie des interlocuteurs s’accordent au niveau professionnel, qui va dans le sens d’un cadre plus stable et plus sécurisant pour les salariés intermittents », écrivent les auteurs du rapport.

Les travaux menés depuis six mois auront permis de mettre autour de la table des acteurs qui ne s’adressaient plus la parole, sauf pour mener la " guerre " des chiffres. Depuis la réforme contestée du 26 juin 2003, la Coordination – ainsi que la CGT-Spectacle, avec des nuances – clamait qu’un autre modèle était possible. En réponse, l’Unedic, alternativement présidée par le Medef et la CFDT, publiait des estimations démontant cet argumentaire.

" Esprit de revanche "
Or, la même Unedic a été mise à contribution dans le cadre de la mission de concertation, afin d’évaluer toutes les pistes de réforme, de manière inédite, c’est-à-dire en puisant dans sa formidable base de données. Pour rassurer les sceptiques ont été associés à ces travaux deux experts indépendants, Jean-Paul Guillot, économiste et auteur de deux rapports sur l’intermittence, et Mathieu Grégoire, maître de conférences en sociologie à l’université d’Amiens. Il en ressort, entre autres nombreux résultats, qu’un retour aux 507 heures en douze mois, « toutes choses égales par ailleurs », entraînerait un surcoût évalué entre 35 et 40 millions d’euros – loin des 170 millions d’euros avancés par l’Unedic en juin 2014.

D’autres modèles ont été évalués, à la demande de la Coordination, de la CGT-Spectacle ou du syndicat d’employeurs, le Syndeac. Et il apparaît que la proposition de la Coordination est la plus économe : « Lors de la synthèse des travaux, en décembre 2014, au Conseil économique et social, à Paris, on a pu sentir la surprise des participants : le modèle de la Coordination génère les économies escomptées par les partenaires sociaux, à savoir une centaine de millions d’euros. Et son savant calcul de l’indemnisation journalière est vertueux, car il évite les effets de seuil », constate Jean-Patrick Gille. Mais l’heure n’est pas à fanfaronner : « On n’est pas dans un esprit de revanche », confirme Samuel Churin, porte-parole de la Coordination.
Aux cinquante-deux pages du rapport s’ajoute un passionnant volume d’annexes (450 pages !), rempli de tableaux. Une belle tentative d’évaluation démocratique, qui témoigne par ailleurs de la complexité du dossier. Car il suffit de toucher à un paramètre pour ébranler l’édifice.

Les opposants peuvent s’engouffrer dans la brèche. Ainsi, la numéro deux de la CFDT, Véronique Descacq, récuse l’estimation des 507 heures en douze mois : « Ces chiffres sont des mensonges qui ne tiennent pas compte des effets comportementaux », déclare-t-elle au Monde. Autrement dit, une réforme entraînerait, selon elle, des changements de comportements qui ne manqueraient pas d’alourdir les comptes de l’Unedic.
La perspective que les partenaires sociaux renégocient sans tarder les annexes 8 et 10 n’est pas gagnée. Sachant que l’accord sera de toute façon renégocié en 2016. « On ne négociera pas avant 2016 », ajoute Véronique Descacq. En aparté, les auteurs du rapport estiment que le climat n’est pas mûr : il y aurait encore trop de divisions.

Le contexte
Actuellement, les artistes doivent réaliser 507 heures en 10,5 mois, et les techniciens 507 heures en 10 mois, pour être éligibles au régime spécifique d’assurance-chômage. Ce modèle est hérité d’un accord de juin 2003 qui visait à durcir l’accès au régime, et a déclenché la colère des intermittents. L’accord du 22 mars 2014 a reconduit ce dispositif. De l’avis général, depuis onze ans, cette réforme a entraîné une précarisation croissante des salariés intermittents, sans permettre de réaliser des économies. Les intermittents ne prônent pas un retour pur et simple au dispositif antérieur à 2003, qui générait des effets pervers, mais militent pour les 507 heures en douze mois, avec examen des dossiers à date fixe, afin de sécuriser l’accès à l’indemnisation, et moyennant des mesures visant à réaliser des économies (plafonnement des indemnités, etc.).

(Clarisse Fabre, Le Monde, jeudi 8 janvier 2014)