"Intermittents : les raisons de la colère"

Par Clarisse Fabre

La Lettre AFC n°244

Le Monde, 8-9 juin 2014
On pourrait s’étonner. Pourquoi les artistes et les techniciens du spectacle sont-ils à ce point en colère ? Leur régime spécifique d’assurance-chômage n’a-t-il pas été préservé au terme d’une bataille, dans l’accord du 22 mars, alors que le Medef voulait le supprimer ?

Pourquoi un festival comme celui du Printemps des comédiens, à Montpellier, est-il en grève depuis le premier jour, mardi 3 juin, au risque de la cessation de paiement ? Pourquoi un comédien aussi reconnu que Nicolas Bouchaud prend-il officiellement la parole, lors de la cérémonie des Molières, le 2 juin, pour dire son indignation ?
Tous demandent au ministre du travail, François Rebsamen, de ne pas agréer l’accord du 22 mars. Le ministre fait la sourde oreille, au nom du respect du dialogue social. La procédure d’agrément est lancée, et pourrait aboutir fin juin. Une course contre la montre est engagée, à coups d’annulations de spectacles et d’occupations, entre détermination et larmes.

Une déception à la hauteur des espoirs
Pour comprendre la force de ce mouvement, il est utile d’avoir deux cartes en main : d’une part, il faut revenir un peu en arrière et saisir la portée du précédent " protocole " du 26 juin 2003, lequel avait déclenché l’annulation de la plupart des festivals d’été ; or, l’accord de 2014 reconduit celui de 2003… en pire. D’autre part, il faut se remémorer l’attitude de la gauche avant 2012, quand, dans l’opposition, elle soutenait sans faille les propositions alternatives des intermittents. Aujourd’hui, la déception du monde de la culture est à la hauteur des espoirs que les socialistes avaient nourris sur le dossier.
Prenons la première carte, technique, l’accord de 2003. C’est parce qu’ils sont embauchés sur des missions de courte durée – quatre mois pour la création d’une pièce de théâtre, six semaines pour le tournage d’un film –, entrecoupées de périodes de chômage, que les " intermittents " bénéficient d’une couverture particulière, les annexes 8 (techniciens) et 10 (artistes) de l’Unedic.
Ce n’est pas un privilège, mais une compensation à la discontinuité du travail. Reconnaissons-le, la ministre de la culture et de la communication, Aurélie Filippetti, l’a toujours rappelé. Avant 2003, l’assurance-chômage des " intermittents " s’apparentait à un filet de sécurité : il fallait déclarer 507 heures en douze mois pour y être éligible, et ce pour une durée d’un an. L’examen du dossier se faisait à date fixe, ce qui constituait au moins une balise, dans un contexte de travail aléatoire.
L’accord de 2003, qui visait à diminuer le nombre d’allocataires (environ 100 000), un but non atteint, a bouleversé la donne. La durée pour réaliser les 507 heures a été réduite – à dix mois et demi pour les artistes, et à dix mois pour les techniciens. Puis, le repère de la date fixe a disparu. A la place, les intermittents disposent d’un " capital " de 243 jours d’indemnisation : quand celui-ci est épuisé, les agents de Pôle emploi vont " rechercher " les 507 heures sur les dix derniers mois (ou dix mois et demi).

L’incertitude de l’indemnisation
Avec ces nouvelles règles, hautement complexes, toutes les heures travaillées ne sont pas forcément prises en compte dans le calcul des 507 heures. A la précarité de l’emploi s’est ajoutée l’incertitude de l’indemnisation, avec la crainte d’être dirigé(e) vers la sortie. Les intermittents se sentent atteints dans leur existence même d’artiste (comédien, chanteur, marionnettiste…) ou de technicien (ingénieur du son, éclairagiste, costumier…).
C’est la raison essentielle pour laquelle la mobilisation ne diminuera pas, estime Mathieu Grégoire, coauteur, avec Olivier Pilmis, d’un rapport d’évaluation sur un régime alternatif à l’accord de 2003. Chercheur au CNRS, il l’a encore rappelé lors de son audition devant les sénateurs pas plus tard que mercredi 4 juin. Les intermittents ne veulent pas plus d’argent, dit-il, mais moins de précarité.
L’accord du 22 mars 2014 conserve le dispositif tant critiqué de 2003, tout en restreignant quelques droits : entre autres, le " différé ", le délai de carence entre la perception des derniers revenus et le versement des allocations chômage, concerne désormais 48 % des allocataires, contre 9 % auparavant.
Que dit la deuxième carte, politique ? Depuis le retour de la gauche au pouvoir, en mai 2012, le gouvernement et le Parlement ont fourbi leurs armes avant l’entrée des partenaires sociaux sur le " ring " des négociations, en février 2014. Lors de son audition devant les députés, le 26 février 2013, Michel Sapin, alors ministre du travail, avait expliqué pourquoi il n’y avait pas lieu de parler d’un " déficit " des annexes 8 et 10. Car, disait-il, un régime pour des salariés précaires a forcément un solde négatif. Et c’est la vocation de l’assurance-chômage de servir d’amortisseur, surtout en période de crise. Jamais un ministre du travail n’était allé aussi loin (et aussi près de l’argumentaire des intermittents).
Au fil de ces auditions, députés et sénateurs ont rédigé des rapports, explorant des pistes plus ou moins bien accueillies. Mais les partenaires sociaux ne les ont pas examinées. Aujourd’hui, le Parlement se sent humilié. Et certains font le pari que, même si l’accord du 22 mars est agréé, la mobilisation va continuer. Sous la forme d’une proposition de loi prévoyant les 507 heures en douze mois.

(Clarisse Fabre (Service Culture), Le Monde, dimanche 8 - lundi 9 juin 2014)