Jacques Audiard : "Le cinéma sert à certifier le réel"

Entretien avec Jacques Mandelbaum

A l’occasion de la sortie du film Un prophète de Jacques Audiard, photographié par Stéphane Fontaine, AFC, nous portons à votre connaissance un entretien accordé par Jacques Audiard à Jacques Mandelbaum pour le quotidien Le Monde.

Votre présence dans les médias est rare, au point qu’on peut avoir l’impression qu’elle n’est pas à la mesure de la reconnaissance dont bénéficient vos films.
Quelles sont les raisons de cette discrétion ?

JA : Il y a une part probablement inconsciente, parce que je ne suis pas forcément à l’aise face à la photographie, face aux images. Et il y a une part beaucoup plus consciente qui est un dégoût profond de la " pipolisation " du cinéma.

Vous vous destiniez initialement à l’enseignement. Qu’est-ce qui vous a donné envie de bifurquer vers le cinéma ?

JA : Je peux vous répondre de manière très simple et très décryptable : vu la famille d’où je viens, le cinéma avait quelque chose de trop immédiatement accessible pour le jeune homme que j’étais. Il a donc fallu que j’emprunte une sorte de détour pour y revenir. Cela ne veut pas dire que l’envie du cinéma, le goût prononcé du cinéma étaient absents, bien au contraire. Il y avait sans doute aussi le fait que le cinéma était quelque chose d’extrêmement prosaïque et désacralisé chez nous. C’était un métier, c’était du quotidien, ça ne faisait pas vraiment rêver.

Dans ce contexte particulier, comment s’est formé votre goût ?

JA : Avec une jeunesse qui s’est déroulée dans les années 1960 et 1970, il n’y a rien d’exceptionnel. Le goût pour le cinéma était vraiment un phénomène générationnel. Pour faire un peu large, entre 1964 et 1980, les jeunes gens parisiens ont vu beaucoup de films. Il y avait un accès naturel, hebdomadaire, à la salle de cinéma, et à cette époque, on allait à la Cinémathèque comme on allait au Marigny : on n’avait pas le sentiment d’aller au musée.

Le cinéma faisait tout simplement partie de notre vie et ce qui me plaisait, c’était que justement ça puisse tout contenir, du film populaire français au cinéma expérimental de Kenneth Anger. Il y avait, bien sûr, une sorte de boulimie et d’éclectisme un peu hystérique. Mais la magie, c’est de pouvoir se rappeler aujourd’hui avec précision jusqu’à la place qu’on occupait dans la salle et la sensation physique qu’on éprouvait de la découverte du Joli mai, de Chris Marker, à la Cinémathèque un jour d’été, du choc esthétique et du sentiment d’ouverture sur le monde procurés par ce film. Tout à coup, on se dit : « Ah oui d’accord, alors le cinéma ça peut aussi être ça ! »

Votre cinéphilie donnait-elle lieu à des débats au sein de la famille ?

JA : Vous savez, d’abord, je n’étais pas un adolescent très conflictuel, et ensuite la pensée était très libre dans la famille. Si l’on y ajoute le fait que le cinéma était considéré de manière assez relative par mes parents, il ne pouvait y avoir aucune espèce de conflit. Des paradoxes, oui, des mots d’esprit parfois, de l’ironie dubitative, mais rien de plus.

Vous entrez dans le métier par le montage, puis par l’écriture de scénario. Le passage à la réalisation, à l’âge de 42 ans, est finalement plutôt tardif...

JA : Vous êtes très aimable, c’est un euphémisme. Cela intervient à un moment où je suis usé par le scénario, où je n’arrive plus à me projeter dans cette activité, tant du point de vue intellectuel que professionnel. C’est aussi lié, je crois, au statut du scénariste en France, qui a le plus grand mal à être associé, comme peut l’être celui du producteur ou du réalisateur, à un véritable projet cinématographique.

Tous vos films trahissent un lien au cinéma de genre, road-movie, polar, film de prison... Sans qu’il s’agisse pour autant d’un alignement. A quelle nécessité cela répond-il ?

JA : Franchement, je ne sais pas comment vous répondre. Une chose est sûre, c’est que, au moment où je commence à réaliser, au début des années 1990, cette référence ne va pas de soi dans le cinéma français, elle n’est pas encore très identifiée. Par ailleurs, la question du rapport au genre est compliquée, parce que si on fait référence à mon cinéma de prédilection, celui de Scorsese ou de Coppola, c’est en fait le moment du cinéma américain le plus hybridé qui soit, notamment par les influences européennes.

La chose intéressante, c’est qu’il y a une coïncidence entre cette dimension référentielle et le grand motif qui traverse votre œuvre : le récit de formation d’un individu à travers sa relation à la figure du père. Ici et là, il y a comme la nécessité de se confronter à un modèle pour mieux s’en émanciper...

JA : Ce n’est pas impossible du tout. Il y a aussi, dans le genre, cette chose formidable qui consiste à pouvoir convoquer des figures qui seront immédiatement reconnaissables pour le spectateur, et que vous allez travailler pour y créer des interstices, du tremblement. Ce que j’aime, au départ, c’est qu’il y a cette proposition démocratique, où tout le monde est à niveau.

Il y a actuellement un malaise dans le cinéma d’auteur en France, qu’un récent rapport rédigé par le Club des 13, à l’initiative de la réalisatrice Pascale Ferran, a tenté d’analyser. Qu’en pensez-vous ?

JA : J’ai fait partie des cercles de réflexion qui se sont créés autour de ce rapport. Je m’y sentais à vrai dire comme le cousin de province, parce que je ne dispose pas de la connaissance des mécanismes techniques et administratifs qui permettent de comprendre comment cela fonctionne.

Mais ça a été un moment formidable pour moi parce que, tout à coup, il y avait là des gens qui avaient décidé que ça valait le coup de parler ensemble du cinéma. Tout cela va sans doute permettre d’améliorer les choses. Après, je pense fondamentalement que nous faisons tous semblant de parler d’une chose qui n’existe plus qui s’appelle le cinéma, ou qui existe sous une autre forme qu’il faudrait à la fois penser et nommer.

Que voulez-vous dire par là ?

JA : Là, je vais être un peu chiant. Le cinéma, c’est quelque chose de très précis et de très simple. C’est aussi simple qu’un moteur de Mobylette, que vous pouvez démonter et remonter vous-même. C’est aussi simple que le fonctionnement d’une caméra analogique.

(Propos recueillis par Jacques Mandelbaum, Le Monde, édition du 30 juillet 2009))