Les entretiens AFC au festival "Séries Mania", de Lille, édition 2024
Jacques Girault évoque la mise en images de la série "Dans l’ombre", réalisée par Pierre Schoeller
"Les hommes du président", par François ReumontPaul Francœur vient de remporter les primaires de son parti et démarre une campagne présidentielle qui promet d’être mouvementée. César Casalonga, son principal conseiller, doit esquiver les attaques des autres candidats et éteindre les rancœurs de sa propre famille politique. Lorsqu’une rumeur de fraude aux primaires menace d’affaiblir la candidature de son patron, César comprend qu’il va devoir mener le combat le plus difficile de sa vie.
C’est votre première série, et votre premier tournage avec Pierre Schoeller...
Jacques Girault : Travailler avec Pierre Schoeller, c’est d’abord se retrouver face à quelqu’un qui aime surprendre.
Faire un pas de côté, c’est sa méthode, pour ensuite se lancer dans une sorte de danse qui n’est pas forcément celle que les gens attendent. Nous avons appris à joyeusement danser ensemble. Lors de la présentation lilloise, le scénariste Lamara Leprêtre-Habib évoquait sur scène l’écriture de la série, construite à partir de scènes-clés extraites du livre, pour ensuite développer le reste, sans d’abord bâtir un canevas très précis de l’ensemble du récit. C’est exactement pareil à l’image. On cherche avec lui, à partir de ses idées, ses intuitions et par des propositions, expérimentations, on essaie de traduire au fur et à mesure de la production certains de ses mots en idées visuelles. Je me souviens par exemple des mots "rupture", "tendue"… pour décrire l’image de la série. Ou de la préservation des chairs des personnages en essais image, ou encore la couleur bleue pour le thriller. Tout un tas d’expressions ou de mots-clés qu’il faut déchiffrer, embrasser et traduire ensuite en images...
Comment avez-vous traduit ces envies ?
JG : Il ne voulait pas une image qui serait trop élégante au sens trop figée, trop fabriquée ou au final désincarnée. Au contraire, j’ai senti qu’il voulait quelque chose qui vibre, à la fois texturé et velouté. Et puis coloré avec de la densité. Il a également insisté sur les accidents, les failles et surtout sur le fait d’éviter les conventions. Laisser la place à l’imprévu, au vivant, en tournant beaucoup en lumière naturelle et en caméra épaule…
Des références ?
JG : Pas beaucoup... si ce n’est la série "Tokyo Vice", de Michael Mann, au rythme visuel assez libre, aussi, entre autres pour son traitement de la salle de rédaction du grand journal japonais - dont on s’est un peu inspiré pour le QG de Francœur...
Pour mettre les choses un peu en pratique, nous avons fait deux jours d’essais avant le début du tournage en avril 2023. C’est une chose que j’essaie d’imposer à chaque projet car je trouve que cela permet de partir sur une bonne piste commune. Ici, c’était capital de mettre des images concrètes sur des mots, sur des sensations souvent personnelles vu que Pierre Schoeller allait ensuite laisser sa place à Guillaume Senez sur les trois derniers épisodes. Un peu comme les recherches d’un peintre avant de se lancer dans sa toile - les multiples études de Picasso avant de se lancer dans "Guernica", m’avaient par exemple frappé. Et au final en sortir des LUTs qui pourront nous accompagner durant le tournage et être requestionnées éventuellement avec le film trouvé. Gagner du temps en étalonnage et donc pousser la réflexion sur l’image le plus loin possible. A l’issue de ces essais, nous sommes tous trois tombés d’accord sur la direction que prendra l’image, comme la façon de filmer. Aussi sur le fait de tourner en format large, avec la Sony Venice en 6K, en utilisant des optiques anciennes (les Canon K35) pour ramener une image un peu plus froide, et une sensibilité aux flares et aux reflets. J’avoue avoir un plaisir à travailler le plus loin possible l’image sur le plateau, en direct, plutôt que d’attendre la phase de postproduction. Cette cuisine entre tournage et étalonnage me passionne. C’est aussi pour cette raison que j’ai filtré les optiques avec une combinaison de Black Diffusion et Tiffen Smoque pour les parties hivernales au début de la série. Le récit se prolongeant ensuite vers le printemps alors que l’élection présidentielle approche, les Smoque disparaissent ou sont remplacés par des Black Pro-Mist. Cette combinaison a bien plu à Pierre qui souhaitait garder un certain côté feutré à l’image accompagné d’un contraste soutenu, et j’y voyais aussi une façon de mettre parfois les personnages dans une sorte d’image imprécise, laissant les visages s’effacer dans une sensation de brouillard, tel le mystère qui entoure cette campagne, et qui aura tendance à disparaître au fur et à mesure que l’intrigue se dénoue. Cette filtration trouvée en essais, accompagnée d’un traitement contrasté de l’image, était aussi une manière de fictionnaliser notre image, en regard des images dites télévisuelles. On revenait aussi à cette envie d’accidents, et d’image non conventionnelle vibrante qu’il avait évoquée dès le début... Aussi, nous avons choisi de démarrer le premier épisode en réglant la caméra au format Super 35, pour passer juste après la victoire de la primaire (la scène de boîte de nuit) au Full Frame, de manière à marquer cette étape, et ce soudain vaste champ des possibles, la campagne prend une nouvelle dimension. En un mot, marquer à l’écran que "l’aventure commence". Et puis, toujours avec ce goût de l’expérimentation, nous avons utilisé le Rialto, le module déporté de la Venice, pour filmer les séquences intimes du duo Marylin (Evelyne Brochu) et Leïla (Maud Wyler), en étant soudain beaucoup plus proche des personnages, plus sensible, plus fragile aussi.
Un des choix audacieux de scénario, c’est le choix du fauteuil roulant pour le personnage de Francœur...
JG : Ce choix a naturellement donné lieu à beaucoup de questions de filmage. Par exemple, le fait d’être à sa hauteur, et d’éviter de le filmer en plongée pendant toute la série, comment le suivre… Autre chose, le rendre dynamique à l’écran pour qu’on puisse l’accréditer dans son rôle de candidat à la présidentielle. Je pense que cette chaise roulante est devenue un atout dans l’écriture de la série, en nous donnant à chaque fois l’occasion de trouver des idées de découpage, de scénographie, comme par exemple cette scène dans le deuxième épisode où tout le monde est immobile autour de lui et où il ne cesse de se déplacer avec son fauteuil en les haranguant, l’observation d’une pensée politique en mouvement filmée intégralement au Steadicam. Et puis cette infirmité deviendra un élément crucial dans la suite de la série...
Un autre choix de mise en scène qui frappe dès les premières images, c’est le mélange entre la fiction et la "réalité" des images TV.
JG : Pendant tout le tournage, on avait avec nous un caméscope Sony PXW 280, le même modèle que la plupart des JRI utilisent. C’était clair que le mélange entre ces images documentaires ou provenant de la télévision ou encore directement des JRI, allait ensuite jouer un grand rôle dans la narration et au montage. La plupart du temps, la différence est assez établie, j’avais fait le choix de tourner en entrelacé 50i toutes ces images de PXW 280, pour accentuer une différence de texture et mouvement avec notre image fiction. Dans l’ouverture, quand on découvre le personnage de César (Swann Arlaud) à travers ces images documentaires tournées par un membre de l’équipe au cœur de la primaire, j’ai choisi une caméra Sony Alpha 7s, qui malgré ses réglages nous a fourni une image trop proche de la fiction ! Nous l’avons différenciée par un étalonnage plus froid et un habillage d’enregistrement. Comme les images censées provenir d’une chaîne d’informations. A cela s’ajoute les images qui sont diffusées en permanence dans tous les divers écrans de TV, de monitoring… du décor. Ce tournage de ces images "broadcast", dans le tournage, a été un véritable casse-tête !
Parfois, notamment dans le meeting du premier épisode, Pierre n’a pas hésité au montage à mélanger carrément certains plans volés avec cette caméra de reportage, ou avec son iPhone au milieu du reste de la fiction. Là, il y a clairement une zone de trouble entre la fiction et la "réalité" personnifiée par l’image télévisuelle. Ça traduit pour moi vraiment l’énergie que souhaitait dégager Pierre sur cette introduction, en embarquant sans préambule le spectateur directement au cœur de l’action bouillonnante de la politique.
Quels ont été les enjeux d’organisation pour tourner ces six épisodes ?
JG : La série était tournée sur trois mois et trois semaines, entre avril et août 2023. Comme Pierre et Guillaume allaient se relayer au milieu, il a été immédiatement décidé de placer toutes les scènes dans le QG du candidat à la jonction entre les deux réalisateurs. Pour le reste, on a essayé de conserver le plus possible l’ordre chronologique, tant que les décors nous le permettaient. Ce plan de travail ne raccordait d’ailleurs pas du tout en termes de saison avec l’histoire : l’ouverture de la série étant censée se dérouler un peu avant Noël, tandis que le reste de l’histoire prend place de la fin de l’hiver au printemps qui marque l’élection présidentielle. Outre les quelques séquences d’extérieurs au début où on avait bien du mal à cacher la végétation de ce début de printemps, c’est surtout les six semaines passées dans le QG du candidat qui a été compliqué à gérer en lumière. En effet, nous nous sommes installés à La Plaine Saint-Denis sur un site de bureaux entre le deuxième et quatrième étage, juste à côté du village olympique qui était en train de se construire. Avec énormément de découvertes orientées est-ouest, et peu de moyens de contrôler la lumière qui passait à travers. Heureusement Pierre m’a tout de suite parlé de quelque chose d’extrêmement clair pour ce décor, un peu comme une sorte de vaisseau spatial suréclairé. Avec le chef décorateur Stanislas Reydellet, on a donc entièrement équipé le lieu avec des dalles LEDs intégrées dans l’open space, les bureaux et des Asteras dans les couloirs, dans la salle de réunion. Ce qui apporte différents rythmes visuels, en choisissant des couleurs parfois surprenantes. Mon seul regret étant parfois de ne pas avoir eu les moyens de contrôler suffisamment la lumière naturelle à travers les vitres, de ne pas avoir plus assombri les découvertes, notamment pour les séquences qui sont censées se dérouler au mois de décembre. J’ai donc souvent opté pour le gélatinage intérieur des vitres en ND pour descendre l’extérieur et accroître la sensation des lumières intérieures. Mais pas facile à l’image quand vous avez dehors un soleil de plomb de début d’été à travers les fenêtres !
Dans le premier épisode, la première rencontre de négociation entre les ex-candidats de la primaire a soudain un parfum de film d’espionnage... C’est une scène qui rompt assez clairement avec l’ouverture.
JG : Cette scène fait partie des choses qui sont vraiment directement inspirées de la réalité, les auteurs du livre nous l’ayant confirmé. Un endroit anodin. Le premier décor choisi était un restaurant asiatique, trop petit et complexe en termes de régie, j’ai alors proposé ce décor que j’avais filmé pour un précédent film (Le Théorème de Marguerite). C’est un grand restaurant chinois de Belleville dont les cuisines donnent directement sur un parking. Ce détail qui tient du thriller a attiré l’œil de Pierre, et on a pu comme ça mettre au point le trajet des protagonistes, avec l’arrivée discrète de Trémeau (Karin Viard) et de son équipe. Stanislas Reydellet ayant ensuite reconstruit cette petite salle privée dans le grand restaurant lui-même, ce qui a été l’occasion d’une fructueuse discussion esthétique tout comme le choix d’éclairage par ces petits lumignons rouges. Une séquence sans doute beaucoup plus stylisée que les autres, avec cette tonalité de thriller qui commence à poindre dans le récit.
Un autre décor revient régulièrement, c’est le mini van sans chauffeur dans lequel Francœur passe pas mal de temps en déplacement...
JG : Alors "Bernadette", puisque c’est le nom que lui donne Francœur (Melville Poupaud), c’est un peu la touche futuriste de la série, le pas de côté de Pierre qui déplace l’histoire dans un monde politique parallèle, fictionnel, tout en questionnant l’intelligence artificielle et la responsabilité qui en découle. C’est pour cela qu’il a eu l’idée de cette voiture autonome - qui pour le moment n’existe pas dans la réalité. Pour ce faire, on a d’abord dû trouver un mini van anglais, avec le volant à droite de manière à pouvoir donner l’illusion de l’autonomie. En plus de l’intervention des VFX, on a inversé le siège avant gauche, dans lequel s’installe un des gardes du corps, et puis on l’a entièrement équipé de bandes et plaques LEDs, en imaginant qu’une voiture du futur aurait sûrement plusieurs ambiances lumineuses à proposer à ses passagers. L’autre grande décision a été de tourner ces séquences sur mur de LEDs, chez NeoSet.
C’était une grande première pour moi, et j’ai découvert un outil vraiment très puissant et créatif. Les pelures ayant été tournées par l’équipe de NeoSet, avec une caméra équipée d’un fisheye. Mon défi sur ces scènes a été, dans le temps de tournage imposé et par souci de réalisme, de pouvoir ré-éclairer les comédiens en synchronisme avec les pelures, parfois complexes en mouvement du soleil et parce que l’unique lumière générée par la projection LED des pelures ne suffisait pas à elle seule à éclairer les visages. Encore moins avec les vitres denses du van !
Même si ce nouvel outil est puissant, qu’il apporte de nouvelles finesses dans les reflets, dans les interactions entre la découverte et les décor/personnages, cela ne suffit certainement pas en soit pour créer une image au global vraisemblable. L’intervention d’une mise en lumière du décor filmé sur le plateau reste pour moi encore nécessaire.
De quoi êtes-vous le plus fier sur cette série ?
JG : Peut-être de l’épisode 5... Vous n’avez pas pu le voir à Séries Mania, mais sans faire de gros spoiler, on assiste à un grand meeting du candidat Francœur. C’était de loin la scène avec le plus d’enjeux en termes de crédibilité vu les moyens que nous avions à notre disposition. Pour contourner l’écueil des milliers de figurants normalement nécessaires, on a eu l’idée d’exploiter les images tournées lors du grand meeting d’Emmanuel Macron à La Défense Arena en avril 2022, ce qui nous a été accordé. On s’est donc retrouvé avec tous ces rushes, filmés avec des caméras de captation télévisuelle, à devoir sélectionner et ensuite raccorder avec nos plans de fiction qu’on allait filmer en studio, une demi-scène et environ 400 figurants. Un vrai challenge en termes de raccords.
De matière d’image, pour laquelle nous avons fait appel à la CGEV qui a upscalé et desentrelacé les archives de 2022 pour les rapprocher au plus de nos images tournées en Venice.
Aussi, nous avons utilisé une grue sur rail, une Foxy avec tête Mo-Sys, et utilisé un zoom spécifique, 26-320 mm Angénieux, pour pouvoir aussi réduire le champ de prise de vues et couvrir à la fois notre acteur avec en arrière-plan nos figurants.
Et en lumière enfin, le défi était de taille, puisqu’on a isolé dans le meeting de Macron deux séquences lumineuses précises qu’il fallait alors reproduire sur notre décor, nos comédiens, nos figurants... A l’aide des mêmes sources automatiques scéniques. Nous avons aussi reproduit la construction lumineuse de la scène du candidat. Pour cette lourde séquence, nous avons aussi fait appel à un pupitreur pour programmer les sources et recréer parfois les mêmes effets qu’en 2022 à La Défense. C’était un sacré cas d’école mais très enrichissant et amusant au final.
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)
Série "Dans l’ombre"
Réalisation : Pierre Schoeller et Guillaume Senez
Direction de la photographie : Jacques Girault
Décors : Stanislas Reydellet, ADC
Son : Yolande Decarsin / Jean-Pierre Laforce
Montage : Laurent Rouan
Costumes : Bethsabée Dreyfus
Musique : Julie Roué