Jazz pour trio d’opérateurs

Éric Gautier, AFC, Julien Poupard, AFC, et Marie Spencer, AFC, SBC, parlent de leur travail sur la série Netflix "The Eddy"
"The Eddy", dernier projet de Netflix tourné en France, est une minisérie de huit épisodes qui raconte la vie et les déboires d’un club de jazz parisien et du groupe éponyme qui y joue. Un projet dont le ton se rapproche plus du cinéma d’auteur que des productions habituelles de Netflix.

Avec quatre réalisateurs différents (Damien Chazelle, Houda Benyamina, Laïla Marrakchi, Alan Poul) et trois chefs opérateurs qui se relaient à la photographie, le processus créatif de "The Eddy" a dû trouver un cheminement hors des sentiers battus. Mais au lieu d’essayer de lisser les différentes approches au profit d’une cohérence globale, la production a laissé à chacun la possibilité d’exprimer sa sensibilité et sa "patte artistique". L’objectif de la série était de dépeindre le monde du jazz tel qu’il est aujourd’hui : international et mélangé, avec en toile de fond un Paris multi-culturel et multi-ethnique que les Américains sont peu habitués à voir. On notera également qu’il s’agit de la première production Netflix tournée (partiellement) en Super 16 mm à l’aide de la classique Aaton XTR. Éric Gautier, Julien Poupard et Marie Spencer nous racontent comment s’est déroulée cette production bien particulière et la manière dont ils ont coordonné leur travail.

Photo Lou Faulon - © Netflix

AFC : Comment s’est déroulé le travail de pré-production ?

Éric Gautier : J’avais déjà rencontré Damien Chazelle pour La La Land, la collaboration ne s’était pas faite au final mais cela a nous permis de réaliser que nous avions un point commun : celui d’avoir joué le jazz comme musicien, lui à la batterie et moi aux claviers. Cet amour du jazz nous a rapprochés et c’est naturellement qu’il a pensé à moi lorsque "The Eddy" s’est présenté. Au départ Netflix souhaitait que je fasse l’intégralité de la série, mais j’ai refusé car je n’ai pas cette culture de la série, ma vie c’est le long métrage, le Cinéma. Pour être honnête, en matière de série, j’en suis resté à "24 heures", "X-Files" ou "Twin Peaks", qui paraissent probablement préhistoriques aujourd’hui. J’ai proposé de faire les deux premiers épisodes avec Damien et de les aider à trouver les bonnes personnes pour la suite. J’ai suggéré à la production Julien et Marie, qui sont des chefs opérateurs dont je me sens proche dans le travail et surtout humainement. Ils pouvaient, selon moi, apporter quelque chose d’intéressant à la série.

Julien Poupard : J’ai rencontré Éric au mois de février 2019 pour parler de la série et discuter de manière assez informelle du cinéma que l’on appréciait. On a ensuite rencontré les producteurs et commencé les essais caméras, Éric en Super 16 et moi en numérique, car la question du support n’était pas encore fixée. Nous n’avions pas encore les décors, nous avons donc tourné dans un club qui ressemblait à l’idée que nous nous faisions de celui de la série. De mon côté, j’ai aussi effectué un travail de documentation en m’achetant beaucoup de livres sur le jazz et en allant dans tous les clubs de jazz parisiens, notamment la "Gare Jazz" dans le 19e. Au contraire d’Éric, je connaissais assez peu cette musique et c’était un moyen pour moi de rentrer dans la série.

Marie Spencer : Je suis arrivée un peu plus tard dans le projet. La réalisatrice n’avait pas encore été fixée à l’époque et je souhaitais la rencontrer avant de m’engager. Je suis tout de même venue faire des deuxièmes caméras sur les premiers épisodes et c’est finalement Laïla Marrakchi qui a été confirmée. Nous nous sommes rencontrées directement sur le plateau de Damien et avons établi une vraie confiance mutuelle, ce qui est indispensable avec un rythme de tournage rapide et intense. Comme moi, Laïla avait déjà l’expérience de la série (elle a notamment travaillé sur "Marseille" ou "Le Bureau des légendes"), mais vient aussi du long métrage, ce qui lui permet d’avoir un vrai regard. C’est aussi une bosseuse, et nous avons beaucoup travaillé en préparation, de manière à être plus libres au moment du tournage. À chaque séquence, je définissais toujours avec elle le sentiment qu’elle souhaitait donner au spectateur.

Damien Chazelle et André Holland - Photo Lou Faulon - © Netflix
Damien Chazelle et André Holland
Photo Lou Faulon - © Netflix

Quelles sont les grandes lignes et les références communes que vous avez établies au préalable ?

EG : Comme nous avons fait le démarrage de la série, nous avons posé pas mal de références communes avec Damien et effectué les grands choix : les décors, le casting, les choix avec la chef costumière, etc. Damien avait une obsession : filmer la musique, il a donc décidé que toutes les scènes musicales seraient filmées en "live", avec ce que cela implique de complications techniques. Notamment, nous avions une équipe venue spécialement des États-Unis dédiée à l’enregistrement des concerts. L’amour du cinéma de Damien est très influencé par les années 1960 en France, la Nouvelle Vague, et les années 1970 aux USA, qui est aussi le cinéma qui me passionne.
Nous avons choisi comme référence la liberté de la caméra de Raoul Coutard chez Godard, pour le côté français, et John Cassavetes, pour le côté américain, avec notamment un film-clé : The Killing of a Chinese Bookie. J’aime beaucoup cette image "sale" et un peu crasseuse qui m’a fortement inspiré. Ce qui est intéressant, dans ce film, c’est que l’on sent que les choses ne sont pas mises en place pour la caméra, cela rend le tout plus réaliste. Lorsque Ben Gazzara [l’acteur principal du film de Cassavetes] sort de son club de strip-tease pour aller dans la rue, c’est la même chose que quand Elliot, joué par André Holland, sort de son club de jazz : la rue n’est pas éclairée, on est dans la réalité de Paris et pas dans un studio de cinéma. Je suis allé assez loin dans cette direction et certains moments sont vraiment très sombres. De même, la scène où jouent les musiciens devait aussi rester simple, avec seulement quelques spots que j’ai placés pour retrouver cette ambiance typique des clubs de jazz.

MS : C’était important pour nous de rester fidèle à ce qui a été mis en place tout en restant libre. J’ai compris que le plus sincère on serait, le mieux ce serait pour la série, nous ne sommes pas Éric Gautier et Damien Chazelle, il ne fallait pas essayer de le devenir. J’ai déjà travaillé sur d’autres séries où des réalisateurs veulent coller complètement à ce qui a été fait au début alors que ça ne leur appartient pas, ce qui finit par sonner faux. Avec Laïla, nous avons aussi pu voir Damien en salle de montage, ce qui a été très instructif. Il nous a reçues deux fois pendant plus d’une heure et a été très généreux avec de nombreuses références de documentaires des années 1950 sur le jazz. J’ai remarqué aussi que, malgré le multi-caméra et la quantité d’images tournées, il revenait souvent à la caméra d’Éric et donc à l’idée de plan-séquence.

Qu’est-ce qui a motivé le choix des caméras et des optiques ?

EG : En 16 mm, ma caméra préférée reste l’Aaton XTR, j’ai fait énormément de films avec elle et c’est toujours une joie de la retrouver sur mon épaule. Le choix du 16 mm a été fait pour que l’on ressente la pellicule et le grain, j’ai également surdéveloppé systématiquement de 1 à 2 diaphs le négatif pour faire monter le grain et le contraste, ce qui a aussi pour effet d’adoucir l’image. Dans les règles de l’art, on est censé compenser à la prise de vues mais je connais bien le processus et j’avais assez confiance dans le résultat pour m’en passer. Nous tournions toujours avec deux caméras et une troisième pour les scènes musicales. Même si c’est quelque chose avec lequel les Américains ont toujours un peu de mal (ils préfèrent séparer les postes de cadreur et chef opérateur), j’ai insisté pour opérer la caméra moi-même, pareil pour Julien et Marie. Tourner avec plusieurs caméras a permis d’être efficace et avec seulement cinq semaines pour faire la mise en place des décors et tourner deux épisodes de plus d’une heure chacun ce n’était pas du luxe.

En termes d’optiques, mon choix s’est porté sur la série Zeiss Standard T2.1, une série de la fin des années 1970 dont j’apprécie beaucoup les qualités. Elles offrent un beau modelé des visages, un fort contraste, mais avec des noirs pas trop profonds et une sensibilité naturelle aux flares qui permet de créer de très beaux "accidents" visuels. Je ne mettais pas de pare-soleil, à la fois pour la légèreté et pour être capable de faire rentrer des flares puissants dans l’image lorsque cela servait l’intrigue. En complément nous avions aussi des zooms Angénieux Optimo, que j’aime beaucoup utiliser. Nous nous sommes inspirés directement de Cassavetes, qui utilise souvent des très longues focales sur pied, alternant dans le montage avec des caméras épaule au 18 ou 25 mm sur le nez de l’acteur. Cela donne des effets de présence physique très impressionnants que nous voulions retrouver avec Damien. La deuxième caméra était parfois une très longue focale (jusqu’au 200 ou 250 mm) alors que j’étais à l’épaule au plus près de l’action avec la première caméra. C’était une façon d’exploser l’espace et une grammaire vraiment intéressante.

"The Eddy" est aujourd’hui la seule production originale Netflix filmée en 16 mm, est-ce que cela a été compliqué de convaincre la production de ce choix ?

EG : Oui, ça a été une bataille que l’on a menée avec Damien. Netflix bloquait notamment sur leur exigence de 4K, un élément-clé de leur stratégie commerciale. Je suis arrivé à les rassurer en leur expliquant que le scan du Super 16 mm se ferait en 4K. Cela les a convaincus mais Netflix a finalement refusé de tourner ainsi le reste de la série car ils craignaient de créer un précédent pour les futures productions. Ils veulent contrôler le numérique, qui est l’argument commercial. Nous sommes tout de même arrivés à négocier d’en tourner deux sur ce support.

Il a donc fallu trouver une caméra numérique…

JP : Pour être honnête, nous aurions préféré tourner tout en 16 mm, les essais en Super 16 et numérique avec Éric avaient d’ailleurs pour objectif de leur montrer que le support film était mieux adapté au projet. Mais une fois la décision prise, il fallait s’adapter et nous avons commencé à chercher des solutions. Après avoir essayé beaucoup de choses différentes, c’est Marie qui a eu l’idée de prendre la RED Helium 8K en enregistrant seulement sur la partie 4K du capteur pour retrouver le même angle de champ des optiques qu’en Super 16.

MS : Nos premiers essais se faisaient en effet toujours avec des caméras en capteur 35 mm, je me suis rendu compte que nous allions perdre le rapport des focales avec l’espace dans ce format. D’autant que j’avais pu observer comment Damien se servait de ce zoom en me demandant parfois de commencer la séquence au 250 mm (en Super 16 donc) sur les deux acteurs au loin avec un long zoom-out. Travailler en 35 mm ne nous aurait pas donné la même chose et il aurait fallu trouver des focales fixes longues pour la deuxième caméra, qui nous aurait fait perdre la flexibilité du zoom. La RED Helium était bien commode puisque c’était la seule qui permettait de faire du 4K, respectant ainsi les exigences de Netflix, tout en ayant l’équivalent d’un capteur 16 mm.

JP : Nous avons tout de même dû batailler encore un peu car Netflix ne comprenait pas pourquoi nous voulions tourner en 4K avec une caméra 8K. Ils nous ont demandé à ce que l’on enregistre en 8K par sécurité tout en cadrant en 4K, sauf que cela posait d’énormes problèmes pour la visée. Éric a donc insisté pour dire que l’on ne tournerait pas en 8K et que le "crop" se ferait à la prise de vues.

André Holland et Julien Poupard, à la caméra - Photo Lou Faulon - © Netflix
André Holland et Julien Poupard, à la caméra
Photo Lou Faulon - © Netflix

Quel travail avez-vous effectué en postproduction ?

JP : J’ai ajouté beaucoup de grain lors de l’étalonnage pour créer une texture intéressante, sans pour autant essayer de recréer celle de l’image en Super 16 mm puisque nous savions que nous n’y arriverions pas en numérique. Sur mes épisodes, j’ai aussi créé une LUT à partir des rushes d’Éric pour retrouver les couleurs de la pellicule, notre idée était de s’approcher de cette image pour mieux s’en éloigner ensuite. C’était un processus intéressant.

MS : Il faut mentionner le fait que nous avons travaillé en HDR, ce qui a posé quelques complications avec la RED Helium. La création de LUTs avant le tournage s’est révélée très difficile : nous n’arrivions pas à intégrer correctement celles créées en ACES à la caméra à cause de la compatibilité entre espaces colorimétriques. En règle générale, je ne cherche pas forcément à créer le look final directement au tournage (je n’ai jusqu’à présent pas travaillé avec un DIT en plateau) et je savais que j’allais collaborer avec l’étalonneuse d’Éric, qui est talentueuse et a une grande expérience. Nous avons donc travaillé avec une LUT unique qui a été créée par mon assistant. Après l’avoir montrée à Laïla, nous l’avons légèrement modifiée et nous nous en sommes plus souciés pour le reste du tournage.

Comment s’est opéré le "passage de flambeaux" d’un opérateur à l’autre entre les épisodes ?

EG : Un premier élément important pour assurer la continuité a été ma décision de garder mon chef électro, Éric Baraillon, et mon étalonneuse de longue date, Isabelle Julien, sur toute la série. Pour le reste, j’avais toute confiance en Julien et Marie et je leur ai dit dès le départ qu’ils étaient libres, ils ont des styles différents et cela se ressent à l’image, mais c’est ça qui fait pour moi la richesse de cette série. On garde le même état d’esprit en termes de contrastes, d’éclairage, d’alternance entre caméras épaule et longues focales… mais en offrant la possibilité à des surprises. On peut faire la comparaison avec Bach et ses Variations qui faisait de multiples morceaux en déclinant un thème initial.

JP : Je pense aussi que cette idée d’un objet qui évolue au fur et à mesure des épisodes est ce qui fait la force de "The Eddy". Ça a pu inquiéter un peu Netflix au départ, mais ils ont laissé faire et c’est ce qui s’est passé au final. Tout le monde a pu laisser son empreinte, que ce soit les réalisateurs dans leurs mises en scène ou nous derrière la caméra. Nous avions une base commune composée des films de référence et nous avons aussi participé avec Marie au tournage des épisodes d’Éric en tant que deuxième et troisième caméras. C’était une très bonne idée puisque cela nous a permis de les observer et de sentir leur manière de travailler. J’ai remarqué, par exemple, qu’Éric faisait souvent des entrées de jour fortes, très directionnelles, un trait que j’ai voulu garder dans mes épisodes. En revanche, je me suis rendu compte que c’était plus facile de faire ce genre de choses en Super 16 qu’en numérique, le comportement des hautes lumières est plus doux en pellicule, à l’inverse du numérique où l’on a une courbe de tonalités plus abrupte. C’est le problème du numérique avec ce type d’éclairage, il a tendance à révéler le mauvais côté, c’est-à-dire les lumières trop dures sur les visages et le "clippage" des blancs.

MS : De mon côté, je me suis vraiment concentré sur les rushes d’Éric et Damien et sur ce que j’avais vu aux tournage et montage. Je voulais garder en tête ce qu’ils avaient fait et nous avons conservé cette grammaire visuelle. Le fait de changer de réalisateurs et d’opérateurs permet d’offrir un regard nouveau au spectateur sur les mêmes décors et les mêmes personnages. Ce qui se justifie aussi par le fait que chaque épisode était le portrait d’un personnage. Avec Laïla, l’important était de garder un point de vue, donner la priorité à la première caméra et ne pas se sentir obligé de tourner avec plusieurs caméras. Je sais qu’elle a aussi eu quelques appréhensions avec la caméra à l’épaule au départ car elle n’était pas à l’aise avec un tournage tout à l’épaule. Moi, j’étais pour mais il fallait que ça lui convienne et je lui ai dit que nous aurions toute la machinerie dans le camion et qu’on pourrait toujours changer d’avis sur le tournage. Au final, nous avons organisé des essais filmés en très petite équipe avec André Holland et Amandla Stenberg où j’ai tout fait à l’épaule pour qu’elle puisse se rendre compte des possibilités que cela offrait. Elle a trouvé intéressante la mobilité et rapidité d’exécution que cela permettait, mais surtout elle a été convaincue par la sensibilité qu’apporte l’épaule au cadre et la proximité avec les personnages.

Même si l’approche du cadre évolue parfois, on retrouve toujours cette caméra épaule très nerveuse, presque documentaire, qui part facilement dans des arrachés ou n’hésite pas à peindre l’image avec des flares prononcés…

EG : L’idée était d’être en connexion avec cette musique, le jazz, qui est un personnage central de la série. La caméra et la mise en scène devaient créer une sorte de mise en danger et de sincérité dans l’image. Nous avons travaillé sans répétions, comme si nous étions en documentaire, Damien avait un petit retour vidéo mais qui restait d’assez mauvaise qualité puisque bricolé sur une caméra film. La communication était essentielle et nous avons développé une forte complicité, il me laissait souvent improviser avec la caméra, mais restait près de moi pour me donner des indications pendant les prises. Travailler sans répétition demande aussi d’assumer les imperfections, même si l’on rate des choses ou que le point n’est pas parfait. Souvent la première prise était d’ailleurs la plus juste, même si ce n’était pas la plus parfaite techniquement.

JP : Le jazz est un genre musical qui laisse la part belle à l’improvisation. Nous avons adopté cette idée dans la manière de tourner : lorsque je filmais les scènes de musique en plan-séquence et que l’on rencontrait un problème, il fallait rebondir, s’adapter et continuer à tourner. Nous voulions imprégner le cadre de cette musicalité et j’avais le retour du "live" dans les oreilles pour ressentir au mieux ce qui se passait. Mais, même pour les scènes non musicales, nous avons créé une playlist avec Houda Benyamina et l’ingénieur du son et je cadrais avec ça dans les oreilles. On s’est beaucoup amusé avec ce dispositif, Houda pouvait changer la musique d’une prise à l’autre, c’était comme un métronome qui donnait un rythme à la scène.

MS : Pour moi, ça a été vraiment instructif de voir la liberté qu’avait Éric à l’épaule et ses déambulations sur les plans-séquences. J’étais déjà une grande adepte de la caméra épaule avant mais je ne m’étais jamais donné autant de liberté. Éric voulait qu’il n’y ait aucun matériel sur le plateau, même pas une caisse, pour être en capacité de tourner à 360°. En adoptant cette manière de travailler, je pouvais suivre mon intuition et je savais que les gens autour de moi étaient assez réactifs pour me suivre. Les documentaires des années 1950 sur le jazz nous ont aussi beaucoup inspirées avec Laïla : une certaine grâce se dégageait de ces cadres coupés et de ces corps qui bougent avec des vrais partis pris de caméra.

Quelles sont les spécificités à travailler avec Netflix sur une série à gros budget ?

MS : J’ai eu l’occasion de faire pas mal de séries dans ma carrière mais c’était une première avec Netflix. Ce qui m’a le plus frappée est la confiance qu’on nous a accordée. J’ai à ce titre eu une collaboration formidable avec Marc Jenny, le directeur de production : il nous a fait totalement confiance sur les listes de matériel et le personnel dont on avait besoin pour travailler dans le temps imparti. C’est très agréable d’avoir quelqu’un qui ne remet pas en question vos demandes pour essayer d’économiser. Il était toujours à notre écoute pour des demandes supplémentaires si elles étaient justifiées. Avoir les bonnes personnes et le matériel adéquat donne un confort qui laisse la voie libre à la créativité. Sur beaucoup de séries, quand vous vous battez pour avoir du matériel et pouvoir travailler vite, on a tendance à vous faire passer pour "un chef op’ qui coûte cher" alors que vous faites ces demandes pour vous adapter à la mise en scène et au rythme de production. Ces moyens m’ont aussi permis d’avoir une grande réactivité lorsque nous tournions plusieurs séquences différentes dans le même décor dans la journée. J’ai pu changer rapidement de lumière et d’ambiance, un luxe que vous n’avez pas toujours en série où vous devez garder la même lumière et vous contenter de petits ajustements.

EG : Ce que j’ai trouvé intéressant, c’est l’exigence qu’avait Netflix sur toute la technique : ils nous ont fait faire de nombreux tests pour s’assurer que tout serait diffusable dans le monde entier et que l’image serait compatible avec toutes les normes, mais en revanche, nous avions une totale liberté sur le plan artistique. Même quand je filmais de manière très sombre, ils l’ont accepté sans ciller bien que ça ne ressemble pas du tout à leurs séries habituelles.

JP : J’avais aussi assez peu d’expérience en matière de série et on m’avait prévenu que le rythme pouvait être rapide, mais honnêtement cela ne m’a pas choqué car ce sont des rythmes que l’on retrouve sur beaucoup de longs. Comme Éric, j’ai été surpris par la liberté qui nous a été laissée. Il n’y avait pas réellement de "showrunners" et on était dans un dialogue direct avec les réalisateurs, sans interventionnisme de Netflix. Peut-être aussi que cette série était un peu particulière puisque plus proche d’une production de long métrage dans le ton, avec des réalisateurs très "auteurs" qui ont leur manière de faire et leurs exigences. On sentait qu’il y avait l’idée de faire autre chose que ce qu’eux faisaient d’habitude et la volonté de mettre de l’argent dans des choses qui ne leur sont pas forcément familières.

Pourriez-vous revenir sur une scène particulièrement forte pour chacun de vos épisodes et raconter la manière dont vous l’avez abordée ?

EG : C’est un long plan-séquence à l’épaule particulièrement compliqué qui introduit la seconde moitié, la fin du deuxième épisode. Le genre de plan qui ne peut réussir que si vous êtes motivé à 100 %, que s’il raconte vraiment l’histoire et que vous avez un très bon metteur en scène et un acteur formidable. C’est le moment où Elliot, joué par André Holland, se rend dans son bureau et s’aperçoit que sa fille a disparu. Il entre dans une phase de panique et la caméra le suit pendant qu’il dégringole l’escalier à toute vitesse, parcourt tout le club bondé de gens qui dansent, sort dans la rue à la recherche de sa fille puis revient à l’intérieur pour monter sur scène et interrompre le concert. La grande difficulté est que dans la scène précédente, on entend le début de la musique en arrière-plan qui est, comme toujours, jouée en "live". Il fallait donc que la partie de la chanson à l’image soit synchronisée avec le début du plan qui commence dans l’escalier. Autre complication : Damien voulait que lorsque André Holland arrache le micro des mains de Joanna à la toute fin, elle soit en train de chanter. Ça a l’air évident comme ça, sauf qu’elle ne chante pas sur tout le morceau et que les déplacements pouvaient prendre dix secondes de plus ou de moins d’une prise à l’autre. Alors, lorsque nous étions dehors et que l’on n’entendait plus la musique, les musiciens s’arrêtaient et reprenaient 10 secondes plus tard de façon à se caler avec la montée sur scène d’André Holland.

MS : L’épisode 6, centré sur le personnage de Sim et sa relation avec Julie, était difficile à réaliser pour Laïla. Nous avons beaucoup réfléchi en préparation pour trouver la manière la plus juste de raconter cette histoire et d’exprimer leurs sentiments. Dans l’épisode, il y a une longue séquence où les deux se promènent dans la cité avec Sim qui pousse un chariot, nous cherchions ce point de vue particulier où l’on est en contre-plongée avec la cité derrière. Je savais que je ne voulais pas être en Steadicam pour ce plan. Nous l’avons découpé en plusieurs parties : nous étions parfois à l’épaule, parfois sur une Dolly ou encore sur une Twizy (un modèle modifié par Dominique Fouassier qui permet de filmer à l’épaule avec un conducteur). La machinerie ne devait cependant pas rentrer en conflit avec la liberté laissée aux comédiens. Le souci principal était de garder la justesse de la séquence, au final nous sommes plutôt satisfaites du résultat et il y a d’ailleurs eu beaucoup de retours positifs sur cet épisode.

JP : Pour moi, il s’agit de l’épisode 3, lors de la scène de concert improvisé à la maison après l’enterrement. On a du mal à se rendre compte du temps et de l’énergie que prend le tournage d’une scène pareille. Nous faisions tout en un très long plan-séquence avec une seule caméra, avec des prises de 30 à 40 minutes, et nous reprenions ensuite du début. On a largement dépassé le temps prévu ce jour-là, ce qui a créé une fatigue et une difficulté pour l’équipe. Mais cette fatigue a aussi créé des moments imprévus et de très belles choses, la fin de la scène n’était pas écrite comme ça, par exemple, avec un des figurants qui rentre en transe et se jette par terre. Nous n’étions même pas censés aller dans le jardin et les figurants ont emmené la scène là-bas, ça s’est écrit en live. En termes de lumière, ce n’est donc pas ce que j’avais prévu, avec une lumière assez dure, mais en voyant la scène, il faut avouer que cela fonctionne. Ce type d’expérience nous apprend une certaine humilité, parfois il ne faut pas s’écouter, faire les choses et suivre ses intuitions. Les acteurs étaient dans une telle énergie que cela aurait été contre-productif de tout arrêter pour éclairer et couper cet instant que l’on n’aurait pas retrouvé. J’ai donc fermé très fort le diaph et accepté de perdre le contrôle. C’était très beau de voir la scène s’écrire sans scénario et une partition juste se jouer. À la fin de cette scène, j’ai posé la caméra et j’étais certes physiquement épuisé mais fou de joie.

(Propos recueillis par Jonathan Vayr, pour l’AFC)

Bande-annonce officielle


https://youtu.be/BMUPp_hNMlM

Bande-annonce Netflix France


https://youtu.be/gFATSAFmkCo