"Je ne suis pas sûr d’avoir un style"
Entretien avec Philippe Rousselot, AFC, ASCVous qui avez reçu tous ces prix, l’hommage que vous rendent aujourd’hui l’AFC et la Cinémathèque vous touche-t-il ?
Philippe Rousselot : Les honneurs et les prix sont des choses qu’il faut prendre avec beaucoup de précaution mais on ne crache jamais dessus ! Toutefois cet hommage me touche particulièrement car j’ai vu tellement de films à la Cinémathèque. Elle a un peu été ma mère nourricière pendant les années où j’étais à l’école et après. C’est comme un retour que je trouve formidable.
La programmation organisée autour de cet hommage fait répondre différents longs métrages de votre filmographie. Ces résonnances ont-elles un sens pour vous, avez-vous fait les films les uns par rapport aux autres ?
P. R. : Non, pas vraiment, même si on essaie parfois de reporter ce qu’on a appris d’un film sur le suivant ce qui n’est pas toujours une très bonne idée. La continuité, on la retrouve dans des méthodes de travail, des préférences qui se reportent de film en film. Ce qui est agréable quand on change de metteur en scène, c’est qu’on change de perception, on est obligé d’avoir des approches totalement différentes.Hope and Glory, par exemple, s’est fait dans de très petits décors ce qui complique le placement de la lumière.
A l’époque, j’utilisais déjà des espèces de sacs dans lesquels je mettais des lampes de 2 kW que je suspendais, des lumières omnidirectionnelles, mais c’était trop grand pour l’espace où je tournais. Le chef électro m’a suggéré d’utiliser une lanterne chinoise, qui ressemblait à ce que j’avais mais en plus petit, ce que j’ai fait.
Et puis, de films en films, j’en ai utilisé de plus en plus. A chaque fois ce sont des trucs qu’on découvre. De là nait une manière de travailler qu’on développe et améliore. Par exemple j’ai commencé à me servir de consoles de théâtre alors qu’elles étaient encore primitives et puis petit à petit j’en ai fait la base d’une méthode de travail.
Vous avez travaillé plusieurs fois avec Neil Jordan, John Boorman, Stephen Frears ou Tim Burton. Ces réalisateurs ont-ils quelque chose en commun ?
P. R. : Il n’y a pas de metteur en scène qui se ressemble, peut-être les mauvais mais je n’ai pas travaillé avec de mauvais réalisateurs.
Comment ont évolué ces différentes collaborations, pourquoi se sont-elles parfois arrêtées ?
P. R. : Il ne faut pas oublier que c’est le metteur en scène qui vous choisit. C’est donc lui qui a les clés de ça. Quant à l’enchaînement des collaborations, j’ai parfois dit non parce que j’étais engagé dans un autre projet. Le fil se rompt à ce moment-là, parfois pour des questions de calendrier parfois parce que d’autres sont préférés, ce que je peux comprendre même si ça peut être parfois douloureux ou vexant. On se demande si on a bien fait son boulot, etc. La seule chose à faire alors c’est de prendre son ego, de le mettre dans sa poche avec un mouchoir dessus.
Comment vous adaptez-vous à l’univers de réalisateurs si différents tout en gardant un style qui vous est propre ?
P. R. : S’adapter à un metteur en scène, et cela est valable pour n’importe quel travail de collaboration, nécessite de se transformer en éponge. Il faut écouter, regarder, absorber tout ce qui est bon à prendre… mais pour ma part, je ne suis pas sûr d’avoir un style ! En tous cas je ne le vois pas. S’il existe, il serait davantage issu des choses que je rejette.
Par exemple, toute ma vie je me suis battu contre la tendance quasi autoritaire des contre-jours – que je n’aime pas beaucoup quand ils ne sont pas justifiés et donc que je ne fais pas. De même, il y a des mélanges de couleurs que je n’aime pas. Quand j’arrive sur un plateau, je suis la femme de ménage de la lumière c’est à dire que j’essaie d’enlever tout ce qui me gêne. Les choses que je n’aime pas je les laisse dans le noir.
Entre les premiers films que vous faisiez à vos débuts et les Sherlock Holmes de Guy Ritchie dont vous avez signé la lumière, vous avez travaillé sur des projets aux budgets très différents…
P. R. : On peut se dire qu’éclairer une grosse production, avec un gros décor, demande simplement de multiplier la lumière élaborée sur un petit décor par le nombre de m²… mais ça ne suffit pas. Un très gros film nécessite surtout de prévoir les choses très en amont. Pour Charlie et la chocolaterie, le grand décor avec la fontaine de chocolat a demandé trois semaines d’installation de la lumière.
Dans ces énormes décors, on établit des plans avec toute une équipe – là j’avais 1 100 projecteurs tous reliés à une console, des kilomètres de câbles… Et puis, une fois qu’on a tout installé, il faut allumer pour voir ce que ça donne, et vérifier qu’on ne s’est pas complètement planté, et c’est là qu’on a parfois des sueurs froides ! Sur La Chocolaterie, tous les décors fonctionnaient selon le même système, tout était programmé sur ordinateur, les grands axes étaient pré-lightés, tout était numéroté, chaque plan avait sa petite photographie…
Grâce à ce travail, les changements de plans ne prenaient que cinq minutes : tout était prévu, il n’y avait plus qu’à appuyer sur un bouton. C’était un peu comme un éclairage de théâtre. Comme tout était en mémoire, on pouvait retrouver l’éclairage de n’importe quel plan à n’importe quel moment ce qui aidait énormément les secondes équipes et les gens qui faisaient des effets spéciaux. Tout à coup ces grosses productions deviennent un peu des entreprises industrielles. Les exigences sont à la mesure de la taille du budget.
Vous avez publiquement exprimé certains regrets quant à votre travail sur La Lune dans le caniveau par exemple. En avez-vous d’autres ?
P. R. : Je n’ai pas de regret. La Lune… est un film qui est constamment dans l’emphase, que ce soit dans la mise en scène, le scénario, la lumière et le décor... C’était Diva multiplié par dix. Le résultat n’a pas été du tout apprécié mais je ne considère pas du tout que ce soit une erreur.
Ça a été un moment et ça correspondait au film. Je ne me considère pas à même de juger. Quand on est directeur de la photo, on est dans le travail, moi ça ne m’intéresse pas de juger les films, quels qu’ils soient. C’est une activité qui ne me concerne pas.
Vous avez réalisé un seul film, Le Baiser du serpent en 1996. Vous n’avez pas eu envie d’en faire d’autres ?
P. R. : Si, bien sûr, on a toujours envie de faire de la mise en scène, d’être le chef ! En gros, j’ai essayé de monter d’autres films mais c’est très difficile de trouver des financements pour des projets qui vous intéressent. Je le regrette un peu mais je suis très heureux dans mon métier. Ecrire, chercher des sujets, aller trouver des producteurs… j’ai fait ça pendant trois-quatre ans, c’est épuisant et terriblement déprimant parce que c’est comme si on tombait d’échec en refus, et tout cela traîne en longueur. Ce n’est pas très drôle. La vie de metteur en scène n’est drôle que quand on a eu quelques succès, sinon c’est vraiment difficile.
Cette expérience de réalisateur a fait évoluer votre travail de directeur de la photo ?
D’une certaine manière ça m’a conforté un peu plus dans l’idée que le métier de chef opérateur demande d’intégrer la notion de mise en scène et d’anticiper sur le montage. Et puis j’ai surtout appris à moins me laisser avoir par les producteurs.
En ce qui me concerne, j’ai un peu trop tendance à vouloir faire plaisir à tout le monde. De temps en temps, afin de tenir les engagements qu’on s’est faits à soi-même, il faut savoir ne pas faire plaisir. Parfois, on ne peut pas finir les journées à l’heure et il faut savoir être ferme.
Les caméras ne cessent d’évoluer et les directeurs photos ont parfois tendance à vouloir tourner avec la dernière en date. Comment choisissez-vous votre caméra ?
P. R. : Je travaille pratiquement tout le temps avec Panavision, c’est du matériel agréable à employer avec de bons objectifs. C’est peut-être mauvais d’avoir des habitudes mais quand on travaille toujours avec les mêmes outils, on les connait très bien. En même temps dès qu’il y a de nouveaux gadgets, je suis tout à fait prêt à les essayer et les utiliser.
Le système économique actuel a constamment besoin de développer ses produits, de les rendre de plus en plus compliqués et chers de façon à faire tourner la machine. Or on avait, ces dernières années, des caméras films qui s’amélioraient à la marge car elles étaient quasi parfaites. Elles ont des mécanismes simples auquel on peut ajouter des gadgets électroniques à n’en plus finir mais cela ne constitue pas un marché. Il a donc fallu qu’on invente autre chose…
Aujourd’hui le marché des caméras numériques est en plein boom grâce à des outils qui sont obsolètes en six mois. Le jour où il n’y aura plus de film, on va voir le prix du numérique s’envoler de manière catastrophique !
Vous n’aimez pas tourner en numérique ?
P. R. : Je n’ai pas encore vu d’images numériques qui m’aient complètement soufflé et fait penser que c’était vraiment mieux que le film. Beaucoup de gens me disent avoir tourné avec telle ou telle caméra mais rajouté du grain pour que ça ressemble à du film… Ils travaillent en digital se battent comme des fous et avec un mal de chien pour faire en sorte que ça ressemble à du film ! Parfois on a envie de leur dire : "« Pourquoi ne tournez-vous pas en film ?! ».
J’ai tourné en numérique, fait quelques pubs. D’une part je ne trouve pas ça agréable. De plus, je trouve que le résultat n’est pas très intéressant car c’est vraiment difficile de retrouver les images qu’on a dans la tête, il faut repasser par des manipulations en post-production qui sont incroyablement complexes. On n’arrive jamais à avoir des colorations satisfaisantes, notamment sur la peau. Pour l’instant je ne suis pas content.
Pourtant dans Sherlock Holmes 2, vous avez utilisé la Phantom…
P. R. : Seules quelques petites séquences ont été tournées en numérique, notamment avec la caméra Phantom Flex car on avait besoin de tourner en très grande vitesse. Ceci dit, chaque fois qu’on fait ça, j’ai besoin de dégrader l’ensemble des plans tournés en film avant et après la séquence en numérique, de manière à être raccord en colorimétrie. Comme ce sont des plans d’action, parfois monochrome, ça ne se voit pas trop...
Quid de la postproduction numérique ?
P. R. : Aujourd’hui c’est absolument fabuleux. Avec Tim Burton, au tout début du processus, on avait fait des essais d’étalonnage numérique sur La Planète des singes, ce qui avait donné un résultat épouvantable et on avait abandonné. Deux ans plus tard, sur Big Fish, je voulais absolument tourner une scène en nuit américaine, j’ai donc refait des essais. Et là nous avons décidé d’étalonner tout le film en numérique. C’était la première fois que j’étalonnais un film entier en numérique, et après je me suis même battu pour continuer à étalonner en numérique alors qu’aujourd’hui c’est devenu un standard.
La majorité des directeurs de la photo français cadrent eux-mêmes leurs images, ce qui, pour des raisons syndicales, est très difficile à faire aux Etats-Unis, vous le regrettez ?
P. R. : On peut parfois avoir des dispenses et cadrer soi-même. D’ailleurs sur Peacock de Michael Lander, un film qui n’est pas sorti en Europe, je voulais vraiment être derrière la caméra car il y avait des questions que je ne pensais pas pouvoir résoudre sans ça. J’ai donc eu une dispense.
Sur la plupart des films que je fais, je trouve que ce n’est pas très productif car cela demande beaucoup de travail. Et puis j’ai la chance de travailler avec des opérateurs pour qui j’ai énormément de respect que ce soit au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Ce sont d’excellents cadreurs et je ne vois pas pourquoi je me passerai de leurs services.
Qu’est-ce qu’un bon cadreur ?
P. R. : En dehors de la technique nécessaire, cela demande d’avoir un sens de la composition et un sens du cinéma. Quand je suis aux Etats-Unis, j’aime bien travailler avec Neal Norton que je trouve extraordinaire : à chaque fois qu’il me propose quelque chose de différent, c’est toujours une bonne idée. C’est précieux quand on a des collaborateurs qui vous apportent des choses, j’adore ça.
C’est important d’avoir les mêmes collaborateurs à l’image ?
P. R. : Oui, ce qui ne signifie pas qu’il est impossible de travailler avec de nouvelles personnes. D’abord c’est agréable de travailler avec gens avec qui vous savez qu’il n’y aura pas de malentendus, et puis ça fait des raccourcis au niveau du travail. Sur le premier Sherlock Holmes, on tournait à Londres mais on avait un énorme décor à New York qu’il fallait installer à l’avance et je n’avais pas le temps matériel d’y aller avec le chef électro pour en parler. Heureusement mon chef électro américain était disponible. Donc je lui ai dit : « Ecoute tu sais comment je fais ». On a fait un plan au téléphone et quand je suis arrivé, il l’avait exécuté parfaitement et rajouté des choses qui étaient de très bonnes idées...
Vous êtes actuellement en repérage à la Nouvelle Orléans, une région dans laquelle vous avez déjà tourné…
P. R. : Oui, nous préparons Beautiful Creatures de Richard LaGravenese, le scénariste de Sur la route de Madisson ou d’Erin Brokovitch. La première fois que j’ai tourné ici c’était Interview avec un vampire. On tournait tout de nuit et donc je n’ai qu’un souvenir très sombre de cet endroit, d’autant que le film avait été éreintant à faire.
Après avoir éclairé tant de film, avez-vous encore le tract avant un tournage ?
P. R. : Ouaip ! Je crois que c’est indispensable. La seule chose qui change dans une carrière c’est la manière qu’on a de composer avec...
(Avec l’aimable autorisation du Film français et d’Anne-Laure Bell qui a recueilli les propos de Philippe Rousselot)