Jeanne Lapoirie, AFC, parle de ses choix sur "Le Retour", de Catherine Corsini

"Les Mauresques", par François Reumont pour l’AFC

Avec Le Retour, la réalisatrice Catherine Corsini revient elle-même sur ses terres d’origines (s’inspirant également de son passé) et propose un film qui mêle beaucoup de personnages autour d’une mère de famille d’origine sénégalaise et ses deux filles adolescentes. Secret de famille, rivalités entre sœurs, découverte de la sexualité se télescopent dans cette histoire ciselée. Le film met également en scène l’Île de beauté et ses habitants sous un angle sensible, loin des caricatures monolithiques. C’est Jeanne Lapoirie, AFC, qui en prend les commandes à l’image après La Fracture (également en compétition cannoise en 2021). (FR)

Le soleil corse, ça vous plaît ?

Jeanne Lapoirie : Je suis à moitié espagnole. Dans mon enfance j’ai passé beaucoup de temps chez mes grands-parents qui habitaient entre Barcelone et Tarragone. J’ai donc une vraie connexion avec le Sud, et ce truc avec le soleil ! Dans beaucoup des films que j’ai tournés il a une grande importance, comme, par exemple, sur mon premier succès en tant que directrice de la photo (Les Roseaux sauvages, d’André Téchiné, 1994) où je me souviens avoir construit l’image autour de lui. Donc la Corse, ça me parle évidemment ! Personnellement, j’y avais tourné il y a très longtemps. Argie, un film étrange de Jorge Blanco, qui avait d’ailleurs été sélectionné à la Semaine de la critique. Jorge était un personnage haut en couleur qui organisait des stages de formation à la technique de cinéma à des aspirants cinéastes tout en profitant pour réaliser ses propres films. Ce film oublié est d’ailleurs indiqué en 1984 comme mon premier long métrage à l’image sur IMDb... Même si, à l’époque, je n’étais encore qu’étudiante. Certains réalisateurs me contactant par la suite étant alors interloqués par ma vingtaine d’années !

Dans quelle période le film a été tourné ?

JL : Pour une question d’organisation, le film a démarré en septembre 2022, quelques plans larges ayant été tournés préalablement au mois de juillet. Tourner l’intégralité du film en plein été, comme le scenario le suggérait, n’était pas envisageable sur l’île, spécialement pour les scènes autour du camping et en bord de mer vu l’affluence touristique. Les prises de vues se sont réparties entre l’Île-Rousse et Calvi, le village de Castifao en Haute-Corse servant pour les scènes chez la grand-mère. Ce village est d’ailleurs celui de la famille de Catherine Corsini, la maison utilisée dans le film étant celle du frère de son grand-père, où le père de Catherine a vécu. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que Catherine voulait transmettre une image un peu brute de l’île. Avec le bord de mer, mais aussi l’intérieur avec son côté sauvage. Le vent qui nous a souvent accompagnés en cette fin d’été participe un peu à cette sensation. Quand on voit les vagues incroyables en arrière-plan parfois dans certaines scènes, on se croirait presque sur la côte atlantique !

© CHAZ Productions


Quelles ont été vos choix techniques ?

JL : Le film a été préparé assez vite. Nous avions beaucoup de scènes de nuit, j’ai donc opté pour l’Arri Alexa 35, j’ai pu obtenir l’un des tout premiers modèles arrivés en France en début d’été. C’était assez excitant de pouvoir bénéficier de cette nouvelle caméra, d’autant que j’ai presque toujours tourné en Arri depuis l’avènement du numérique.
Deux contraintes sont néanmoins apparues. D’abord le fait que je ne pouvais pas utiliser la LUT habituelle de l’Alexa Mini avec laquelle je tournais tous mes derniers projets car la nouvelle caméra utilise un nouveau Log... On a essayé d’en fabriquer une nouvelle version avec M141 qui suivait le film, mais ils n’étaient pas encore équipés avec les updates nécessaires pour traiter correctement ces nouvelles images. L’étalonneur, Serge Antony, n’avait lui aussi jamais tourné avec cette caméra, et on a dû faire plusieurs séries d’essais pour réussir à se caler et fabriquer une nouvelle LUT. Autre constat sur cette nouvelle caméra, la sensation de ne pas vraiment voir l’image en condition de basses lumières comme j’en avais l’habitude sur les autres Alexa. Une situation qui m’handicapait dans ma méthode de travail sur les nuits. En effet, j’ai pris l’habitude depuis de nombreux films de tout juger à l’œilleton, et d’effectuer moi-même mes changements de diaph en direct sur ma poignée de diaph selon ce que je vois dans le viseur. Arri, à qui j’ai parlé de la situation, a finalement reconnu la chose, en m’assurant que ce problème de jeunesse serait vite réglé. Comme on n’avait bien sûr pas le temps d’attendre sur le film, j’ai dû demander à mon chef électro de garder un œil en permanence sur le retour externe à l’affichage, lui, très fidèle...

Comment avez-vous trouvé le rendu de la caméra ?

JL : J’ai trouvé la caméra extrêmement définie, avec un rendu en basse lumière très supérieur à ce dont j’avais l’habitude. Le gain en sensibilité est évident, avec un ISO de l’ordre de 3 200 vraiment très propre. Mes séquences préférées dans le film sont ainsi celles de nuit, comme cette soirée sur la plage qui commence au coucher du soleil entre Jessica et Gaia. Ou celle sur la terrasse du mobile home, tandis que les trois femmes dînent. Les nuits sortent tout de suite très bien, et je me suis sentie immédiatement en confiance dans ces conditions avec ce nouveau capteur. Même si les trois comédiennes sur ces scènes de dîner avaient, par exemple, des carnations assez différentes. Suzy (Jessica) avec une peau très foncée qui très vite peut prendre des jolis reflets bleus. Esther (Fara) avec une peau plus claire, avec des reflets ambrés. Aissatou (Khedija, la mère) elle encore un peu plus claire, ramenant les tons vraiment chauds de la lumière. Leurs visages ressortent très bien, et ça marche à merveille à l’image.

Photo Emmylou Mai | © CHAZ Productions


Avez-vous pu exploiter les nouvelles textures d’images vantées par Arri sur cette caméra ?

JL : Je n’ai malheureusement pas eu le temps de tester cette option. J’aurai bien envie de le faire prochainement mais le temps de prépa des films est souvent trop court pour se lancer dans de tels essais. En plus, comme ces textures sont implémentées directement dans le RAW de la caméra, il n’y a pas vraiment moyen de revenir en arrière par la suite. C’est donc une décision forte qu’on doit forcément assumer ensuite.

Parmi les nuits, il y a aussi cette séquence étrange pleine de violence contenue quand le gérant du camping, également dealer de drogue, entraîne la sœur cadette au bord de la plage pour tirer au pistolet...
Cette scène était à l’origine prévue en nuit américaine, Catherine souhaitant voir assez loin dans les arrières-plans. Le décor choisi était, il faut le reconnaître, magnifique avec à la fois la mer et la montagne au fond. L’idée aussi de ne pas avoir à emmener de moyens d’éclairage était séduisant, tout comme le fait d’enlever une nuit du plan de travail. Mais je ne sentais pas du tout le rendu trop artificiel d’une nuit américaine au milieu de ce film. Ça impliquait aussi que les comédiens qui n’en étaient pas aurait dû jouer la nuit, marcher sans trop y voir, ne pas plisser des yeux à cause du soleil, cela faisait beaucoup de paramètres privilégiant un tournage en vraie nuit. En discutant avec Catherine, j’ai réussi à la convaincre d’utiliser le lieu de manière très simple, sans éclairer volontairement la mer. Cette plage très sombre fonctionne mieux de la sorte, les acteurs tâtonnant dans l’obscurité. Il y a un coté à la fois dangereux et plus secret, qui va bien avec ces coups de feu tirés au ciel. J’ai éclairé la scène assez froide sur le moment, pour finalement l’étalonner un peu chaude après le montage. Simplement pour jouer le contrepoint. La crique devient alors une sorte d’amas rocailleux avec la lune justement qui crée un halo étrange dans les nuages au fond de l’image.

Comment mettez-vous au point le découpage de chaque scène ?

JL : Le découpage se fait souvent sur le moment. Je me souviens que sur La Fracture, le film précédent, presque tout était tourné à l’épaule, et je me plaçais au fur et à mesure de l’action, et des prises en proposant différentes choses à Catherine. Sur ce film, c’est un peu pareil, l’omniprésence de la caméra portée en moins, souvent remplacée par un grand slider pour garder une liberté de mouvement, ne pas trop imposer à nos jeunes comédiennes trop de contraintes de placement. Les scènes se mettent peu à peu à vivre à l’image en fonction de ce que nous donnent les acteurs, et des possibilités de la lumière du décor. Je me souviens que Catherine m’a demandé au départ de faire plus de plans larges, sans doute pour faire vivre le paysage et exister les décors. Mais rapidement, on est revenu à ce qu’on a l’habitude ensemble de faire. A savoir beaucoup de plans assez serrés, et beaucoup de couverture en axes différents. C’était aussi parce que nos acteurs n’étaient pas des comédiens professionnels, il nous fallait donc se couvrir pour pouvoir au montage garder le meilleur de leur jeu. Son cinéma repose dans le fond beaucoup sur les comédiens et le rythme du jeu. Son monteur, Frédéric Baillehaiche, ayant toujours besoin de pas mal de matériaux pour y arriver. Tourner les scènes en plan large limite forcément les possibilités du monteur, et fait reposer le rythme sur celui seul de l’interprétation.

© CHAZ Productions


Parlons justement des comédiennes, la jeune Esther Gohourou crève l’écran avec sa franchise et sa gouaille...

JL : J’ai été enthousiasmée par Esther. C’est vraiment une actrice débutante et j’espère qu’elle va continuer. Je pense sincèrement qu’elle a beaucoup de potentiel. Dans le film elle a effectivement beaucoup de répliques qui font mouche, parmi lesquelles beaucoup ont été complètement improvisées. La séquence où elle retrouve sa sœur de nuit dans le mobile home et la questionne sur son homosexualité présumée est un bon exemple. C’était très touchant de voir comment elle entraînait Suzy, qui est une comédienne beaucoup plus réfléchie, sans débordement dans son jeu et qui correspondait parfaitement au personnage plus carré de Jessica. Une intelligence de jeu surprenante que j’ai vraiment adoré filmer.

Terminons avec votre point de vue en tant que chef de poste sur la polémique qui entoure le tournage du film et qui a enflée dans la presse au point de suspendre un moment sa participation au festival...

JL : Je trouve ça très injuste pour Catherine Corsini et Elisabeth Perez qui produit le film.
C’est le cinquième film que je fais avec Catherine, c’est une relation de travail riche et j’ai eu autant de plaisir à travailler avec elle sur ce film. On se connaît bien, on n’a pas besoin de beaucoup de mots pour se comprendre. On a eu énormément de plaisir, mon équipe et moi, à filmer ces acteurs, ce récit, ces lieux, à construire des ambiances avec Catherine, à filmer ces décors, ce territoire. Je n’ai pas vu les violences morales, verbales, physiques, dont Catherine est accusée. Je suis sidérée par ces rumeurs et tous ces mensonges que j’ai pu lire à droite et à gauche. C’était un tournage concentré et joyeux. Il y a eu quelques tensions, et sans doute des gens qui ont plus ou moins mal vécu ce tournage ou pas compris notre méthode de travail, mais ni plus ni moins que sur d’autres tournages. Avec le son, ce n’était pas toujours simple mais la grande liberté laissée aux jeunes acteurs, les conditions climatiques (en particulier le vent) et le bruit de la mer étaient difficile à gérer pour eux.
Pour le reste, je ne suis pas au courant, à mon poste, de tout ce qui se passe. Mais j’aurais quand même été informée si quelque chose de grave s’était passé.
Pour ce qui est de la scène non autorisée, Élisabeth et Catherine ont déjà expliqué les choses. On a tourné avec toutes les précautions. Jamais je n’ai senti les jeunes gens mal à l’aise. Tout était entièrement simulé, et respectueux. Jamais ils n’ont été contraints à quoi que ce soit. Je peux attester qu’Esther à très bien été traitée sur ce tournage, qu’elle était heureuse et épanouie.
Toute mon équipe est sidérée par les différents articles de presse.
Que la CGT extrapole sur des mensonges véhiculés par certaines personnes toxiques pour nos films qui vont jusqu’à envoyer des lettres anonymes, c’est consternant.
C’est vraiment le monde à l’envers quand on sait combien Catherine et Élisabeth se sont investies dans le mouvement d’égalité des sexes et la diversité, engageant depuis toujours beaucoup de femmes sur leurs films, par exemple pour celui-ci 65 % de femmes dans l’équipe, et les trois comédiennes principales africaines. C’est pour moi une sorte de lynchage médiatique.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

Khédidja travaille pour une famille parisienne aisée qui lui propose de s’occuper des enfants le temps d’un été en Corse. L’opportunité pour elle de retourner avec ses filles, Jessica et Farah, sur cette île qu’elles ont quittée quinze ans plus tôt dans des circonstances tragiques.
Alors que Khédidja se débat avec ses souvenirs, les deux adolescentes se laissent aller à toutes les tentations estivales : rencontres inattendues, 400 coups, premières expériences amoureuses. Ce voyage sera l’occasion pour elles de découvrir une partie cachée de leur histoire.

Le Retour
Réalisation et scénario : Catherine Corsini
Production : Elisabeth Perez (Chaz Production)
Directeur de la photographie : Jeanne Lapoirie, AFC
Décors : Emmanuelle Duplay, ADC
Costumes : Virginie Monteil
Son : François Abdelnour
Montage : Frédéric Baillehaiche