John Christian Rosenlund, FNF, revient sur les défis pour éclairer "The Emigrants", d’Erik Poppe

Une saga historique en lumière naturelle
En prenant la décision de produire une nouvelle adaptation du plus grand classique de la littérature suédoise, le cinéaste norvégien Erik Poppe (Utoya, 22 juillet) s’affaire à un travail délicat. Déjà porté à l’écran en 1971 par Jan Troell, avec en tête de casting Max Von Sydow et Liv Ullman – les deux plus grandes stars scandinaves du moment - on peut dire qu’un remake n’est pas forcément chose aisée... Force est de constater à la vision du film que la mission est plutôt réussie, proposant à l’écran une version moderne d’une histoire classique, où les thématiques actuelles du migrant, de la condition de la femme et de la religion infusent chaque scène. C’est John Christian Rosenlund, FNF, qui s’occupe d’éclairer cette saga, avec un dispositif de mise en scène souvent minimaliste. (FR)

Le film est une adaptation d’un roman très populaire en Suède. Était-ce un défi pour vous ?

John Christian Rosenlund : Le roman d’origine (en 9 parties) est effectivement un des piliers de la littérature suédoise. On l’étudie dans les écoles, et je pense qu’à peu près tout Suédois l’a lu ou au moins en a entendu parler... C’était donc un vrai défi pour nous, surtout vu de Norvège ! Et puis, comme toute œuvre littéraire majeure, chacun a pu mettre ses propres images en lisant le livre. C’est forcément compliqué d’aborder un tel travail, de condenser toute histoire en un film sans laisser sur le côté trop de choses, et surtout de proposer une version plus moderne de celle produite il y a 50 ans... Soit dit en passant, nous avons reçu la bénédiction de Jan Troell et de Liv Ullman, qui nous ont beaucoup encouragés à se lancer dans l’aventure. Finalement, je crois que demander à un réalisateur d’un pays voisin de s’accaparer l’histoire a participé profondément au fait de ne pas refaire pour refaire. Proposer une vision différente, par exemple en restant le plus possible du point de vue de Kristina (Lisa Carlehed), et intégrant cette dimension hors norme de destin féminin.
Vous savez, à cette époque, la Scandinavie traverse des temps très durs. Les gens n’ont vraiment rien à manger, et presque la moitié de la population décide de fuir vers l’Amérique. Des familles entières qui n’ont jamais vu la mer embarquent dans des bateaux faits pour le bétail et s’engagent dans une traversée extrêmement risquée vers le Nouveau Monde. Arrivés sur place, comme tous les migrants, ils sont confrontés à une culture, une langue qu’ils ne connaissent pas, se font exploiter... Le destin des femmes qui survivent ressemble beaucoup à celui des migrants d’aujourd’hui. Cadenassées par les coutumes et la religion dans leur rôle de mère, elles ne peuvent apprendre la langue, et restent en retrait de la société. C’est vraiment toutes ces similarités avec ce qui se passe aujourd’hui sur notre vieille Europe qui m’a fait comprendre l’intérêt de proposer non pas une nouvelle version plus épique du livre, mais bien une adaptation où chaque scène dois rentrer en résonance avec ce que nous connaissons actuellement.

John Christian Rosenlund
John Christian Rosenlund


Quelle est votre relation en tant qu’opérateur avec le film d’époque ?

JCR : Le danger, c’est que quand vous vous lancez dans un film d’époque, c’est d’un certain côté assez facile de pouvoir faire le malin avec les costumes, les décors et la lumière... Comme vous partez presque d’une page blanche, et vous contrôlez à peu près tout, la tentation est grande d’aller vers la beauté.
C’est pour cette raison qu’on s’est creusé la tête avec le réalisateur pour aboutir non pas à une nouvelle splendide recréation, mais surtout à un film où vous êtes intimement lié aux personnages, aux situations. D’où l’idée de tout faire en caméra épaule, en essayant à chaque scène de ne pas couper les prises. Non pas pour garder une sensation de temps réel (car la plupart des prises ont été montées par la suite), mais pour conserver une sorte de rythme et de dynamique entre la caméra et les comédiens. Ce dispositif validé dès la préparation m’a amené à complètement reconsidérer la manière traditionnelle d’éclairer un film. Comme la caméra allait être extrêmement libre sur le plateau, avec des angles couverts très grands, et des mouvements par exemple entre l’intérieur et l’extérieur, j’ai tout de suite compris qu’il faudrait bannir toutes sources de lumière de cinéma. Seule la lumière naturelle et des sources de figuration (bougies, torches ou lampes à pétrole...) seraient utilisées sur le film, avec à la clé un vrai défi pour lister et mettre au point tous ces outils....


Où avez-vous tourné ?

JCR : Nous avons tourné le film principalement en Suède, que ce soit pour la première partie qui s’y déroule pour de vrai, ou la seconde où presque tous les décors américains y ont été trouvés. Seule la séquence du village de pionniers et celle de l’arrivée dans le port de New York ont été recréées en Roumanie, aux studios de Buftea et Castle Film à Bucarest. Pour la petite histoire, cette séquence d’arrivée du bateau aux États-Unis était à la toute fin du plan de travail. C’était bien sûr la séquence la plus chère du film, avec près de 200 figurants réels, et plus d’un milliers de doublures numériques qui allaient être incrustées dans les arrière-plans. Le tout tourné dans un splendide décor construit à l’origine pour une série télé américaine et qui était conservé là-bas. C’était très important pour nous que cette séquence plonge littéralement le spectateur dans l’événement, exactement comme cette famille suédoise qui n’avait sans doute jamais vu de sa vie plus de 20 personnes à la fois et qui se retrouve au milieu de cette fourmilière de gens ! Cette scène a été un vrai cauchemar de production, notamment à cause du Covid qui m’a touché la veille, tout comme le producteur, nous obligeant à quitter le plateau et laisser les autres se débrouiller sans nous. Une tempête de neige se rajoutant aux obstacles, et ne laissant que quelques heures à l’équipe pour filmer la scène. Mon cadreur me confirmant par la suite que les derniers plans ont été tournés à la nuit tombée, à 10 000 ISO !
Heureusement le film était dans la boîte, et quelques jours plus tard tout le monde était rapatrié car les cas se multipliaient !

Comment avez-vous abordé le choix des lieux principaux ?

JCR : Comme nous avions décidé de quasiment tout tourner en lumière naturelle, il y a eu un énorme travail de préparation à la fois avec l’équipe des décors et l’assistant réalisateur pour optimiser chaque lieu en fonction de la lumière naturelle. Tous les décors, comme les différentes maisons qu’occupent les protagonistes, ont été construits en fonction de la course du soleil sur chaque lieu choisi. Seul contretemps, le tournage a été décalé de deux mois, passant de la fin de l’été au milieu de l’automne, avec des journées bien plus courtes que prévu à l’origine. C’est pour cette raison que sur quelques décors j’ai dû avoir recours à quelques sources extérieures HMI pour tricher le soleil. C’est le cas par exemple sur les intérieurs du village de pionniers car ces scènes ont été tournées à quelques jours de Noël, avec une durée du jour très réduite...

C’est très dans l’esprit des Moissons du ciel, non ? Il y a même un plan sur le train qui pourrait être extrait du film de Malick !

JCR : Oui on peut dire ça. De toute façon ce plan est un hommage tout à fait conscient à ce film...

Martin Otterbeck
Martin Otterbeck


Vous tenez vous-même la caméra sur ce film ?

JCR : Non, bien que je sois réputé depuis mes débuts dans le documentaire pour cadrer à l’épaule, je trouvais que sur ce projet, c’était vraiment trop complexe de gérer à la fois le cadre et la lumière. C’est pour cette raison que j’ai confié la caméra à Martin Otterbeck, FNF, avec qui je travaille souvent en deuxième caméra et à qui je fais entièrement confiance. Au départ, les producteurs n’étaient pas forcément rassurés par notre idée de travailler de la sorte et de n’utiliser que de la lumière naturelle et des sources de figuration... Mais au fur et à mesure de la préparation, et des nombreux tests qu’on a pu faire le concept les a convaincus. J’en profite aussi pour insister sur l’importance du partage des images dès les premiers jours du tournage. Pour cela, j’utilise le système DryLab, auquel j’ai participé pour la mise au point. C’est un service de gestion des rushes dématérialisés, et qui permet de partager sur iPad avec tous les membres de l’équipe l’intégralité des rushes étalonnés, répertoriés, et d’une simplicité d’accès redoutable. Ainsi, en quelques minutes, on peut retrouver telle ou telle prise sur le plateau, par numéro de scène ou de prise, par meilleure prise... et vérifier le raccord, et en permanence échanger avec la prod ou le reste de l’équipe technique pour anticiper et prendre les bonnes décisions artistiques. Pour moi, filmer n’est pas l’affaire d’une seule image ! Tout l’enjeu du cinéma repose sur une ligne temporelle, comme sur le banc de montage incluant chaque plan en contexte avec l’autre. J’ai vraiment besoin sur le plateau de voir le film progresser en tant qu’objet narratif... Et Drylab me permet de le faire, en distribuant automatiquement les rushes sur la timeline du scénario, selon chaque scène, plan et meilleure prise seulement.

Martin Otterbeck à la caméra
Martin Otterbeck à la caméra


Parlons un peu de la préparation, et comment vous êtes-vous débrouillés pour les scènes de nuit ?

JCR : Comme c’est un film d’époque, on se retrouvait avec comme sources disponibles soit des bougies, soit des torches éventuellement en extérieur, ou des lampes à pétrole – mais seulement à partir du moment où il arrive aux États-Unis. En effet, dans toute la première partie en flash-back qui se déroule en Suède, les protagonistes n’ont pas du tous les moyens d’avoir des lampes à pétrole, et ce sont de simples bougies qui éclairent leur petite maison. C’était d’ailleurs intéressant de doser visuellement ces éclairages nocturnes, en partant du dénuement le plus strict, avec grosso modo une seule bougie qui éclaire la pièce, pour peu à peu multiplier les sources (comme dans le bateau, beaucoup de gens sont réunis) et ensuite dans les intérieurs du Nouveau Monde, où on sent plus d’aisance, plus de profondeur dans l’image grâce au nombre de sources croissant.
Pour les bougies, je n’avais pas vraiment d’autres options. Mais pour les lampes à pétrole je me suis mis à faire des recherches très concrètes. Surtout à cause de la séquence du bateau dans la tempête, pour laquelle on allait se retrouver avec une vingtaine de sources de ce type sur le décor... impossible pour des raisons de sécurité d’utiliser de vraies lampes remplies de liquide inflammable !
La première idée a été d’utiliser de petites lampes halogènes qu’on pourrait dissimuler dans les accessoires, et dont la température de couleur me semblait la plus proche de celle de la flamme. Mais je me suis vite retrouvé confronté au manque de puissance par rapport à l’autonomie, sachant que ce type d’ampoules ne peut être alimenté de manière autonome sur plus d’une dizaine de minutes. Au-delà, il faut obligatoirement faire passer un fil d’alimentation dans le costume du comédien, et le raccorder un transformateur basse tension, ou un pack de batteries suffisamment conséquente. J’ai donc demandé à mon ami Henrik Moseid (Softlights) de mettre au point une sorte d’ampoule à LEDs spécialement étudiée pour imiter la lumière de la flamme, tout en conservant une autonomie réaliste en étant alimenté par une batterie de petite taille dissimulable dans une lampe tempête. Après plusieurs essais avec des LEDs données entre 1 800 et 2 200 K, on s’est aperçu que dans ces températures de couleur très basses, on perd beaucoup de nuances sur la peau des comédiens. Notamment quand on les compare avec une source incandescence (bougie ou lampe tungstène sur rhéostat). On a donc dû mettre au point un mélange assez pointu entre des éléments rouge profond, ambre, lime et blanc 2 200.

L'élément source du Flame (petit modèle)
L’élément source du Flame (petit modèle)


Détail de l'installation du Flame dans une lampe tempête
Détail de l’installation du Flame dans une lampe tempête


Après un test en situation, sur un visage éclairé d’un côté avec une bougie et de l’autre avec le "Flame", on a convenu avec mon coloriste qu’il était quasiment impossible de faire la différence entre les deux. J’ai donc donné le feu vert à Henrik pour qu’il produise suffisamment d’éléments pour le film, la plupart étant des éléments de toute petite taille destinés à être intégrés dans les sources de figuration, plus quelques versions un peu plus grosses, plus puissantes qui nous permettraient d’être utilisées hors champ (en arrière-plan dans des maisons, ou sur une simple boule chinoise Ikea perchée hors champ).

Les Flames en action
Les Flames en action


Y a-t-il un moyen avec ce "Flame" de faire vaciller éclairage et imiter le mouvement d’une flamme ?

JCR : Le Flame est effectivement équipé d’une solution de contrôle de lumière multivoies sans fil, ce qui permet non seulement de régler son intensité, mais aussi pourquoi pas l’équilibre chromatique si besoin. On peut aussi l’utiliser pour effectuer des variations, des vacillements. Même si dans la pratique sur ce film on n’a pas tant que ça joué la carte des flammes qui bougent. En fait, une bougie ou une lampe à huile ne vacille pas tant que ça, naturellement. À moins qu’il y ait du vent, la flamme est très stable, il n’y a pas lieu comme sur un effet feu de camp de faire varier la luminosité.

Une des premières scènes de nuit aux États-Unis est aussi l’une des scènes-clés du film, avec la discussion entre Katharina et Ulrika dans le wagon qui les emmène vers le Minnesota...

JCR : Cette scène est un bon exemple. D’abord, c’est un plan-séquence qui n’a pas été coupé au montage. Tout y est éclairé avec les Flames. Tandis qu’on faisait la répétition dans le wagon avec les deux comédiennes, je me suis aperçu sur le retour qu’il manquait un petit effet dynamique au cœur de la discussion entre les deux femmes. J’ai demandé à l’accessoiriste si on pouvait faire passer un personnage en arrière-plan sur le quai, avec une lampe tempête dans les mains. Comme toutes les lampes que nous avions préparées était déjà utilisées sur ce plan, il a réussi en quelques minutes grâce à un des modules Flame qu’on avait en plus dans le stock à équiper une lampe nue, et à faire passer le figurant dans le plan. C’est l’avantage du système, car il est très compact, autonome et contrôlables à distance via Bluetooth.

À quelle sensibilité avez-vous tourné ?

JCR : La grande majorité du film est tournée en Alexa LF à 1 200 ISO avec seulement trois optiques assez larges de la série Signature Prime de Zeiss. (14, 18 et 24 mm). Mais pour certaines séquences de nuit, j’ai aussi utilisé mon propre boîtier Panasonic S1H, en le poussant jusqu’à 10 000 ISO, et en enregistrant les images sur un recorder externe Raw Atomos Ninja 5 en 4K. Par exemple, la séquence où Katharina rejoint la communauté de nuit après sa rencontre avec les Indiens a été tournée dans cette configuration. Les torches sont les seules sources. Il y a juste une boule chinoise perchée avec un gros module Flame pour contrôler un peu le contraste sur les visages. C’est tout...

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)