Festival de Berlin 2025

Jonathan Ricquebourg, AFC, "La Tour de glace", de Lucile Hadzihalilovic

Contre-Champ AFC n°364


Avec La Tour de glace, Lucile Hadzihalilovic s’engage sur l’adaptation d’un conte pour enfants d’Andersen (La Reine des neiges) dont une version – au demeurant assez éloignée de l’œuvre de départ – a été popularisée par les studios Disney en 2013. Reste bien sûr le merveilleux et le féérique sur lequel Jonathan Ricquebourg, AFC, a travaillé à l’image. Un film original qui mélange notamment plusieurs strates narratives et qui prend comme contexte celui d’un tournage de film... En compétition officielle à la Berlinale 2025, ce film a obtenu l’Ours d’argent de la Meilleure contribution artistique, qui consacre le travail de toute une équipe. (FR)

Années 70. Depuis son village de haute-montagne, Jeanne, 15 ans, rêve de quitter l’orphelinat de son enfance et découvrir le monde. Fuguant vers la ville de lumières, elle trouve refuge dans un hangar. Au matin, lui apparaît la Reine des Neiges, éblouissante. Le hangar se révèle être un studio où se tourne un film adapté du conte. Cristina, la star, qui incarne la Reine, règne sans partage sur le plateau. Fascinée par cette femme cruelle au charme trouble, à la fois puissante et vulnérable, Jeanne devient sa protégée et sa confidente alors que le piège se referme sur elle.

Aimez-vous les contraintes ?

Jonathan Ricquebourg : Cette question se pose toujours. Je trouve que sur le papier on a trop d’outils à notre disposition au cinéma. Un choix énorme et peu de metteurs en scène arrivent à utiliser l’ensemble de tous ces paramètres techniques. Fixer certaines de ces variables, pour moi, donne un cadre à l’intérieur duquel s’exprimer, et libère une certaine créativité. Avec Lucile, par exemple, c’est sa manière de filmer qui fixe beaucoup de choses : d’abord on est toujours en plan fixe. Aucun panoramique ni recadrage possible. La caméra est donc à chaque fois verrouillée sur un cadre, au 35 mm qui est l’unique focale utilisée. Et sans projecteurs, enfin sans source extérieure qui n’est pas intégrée au décor. À l’exception que ce nouveau film avait un aspect un peu particulier car l’action se déroule pendant un tournage de film. On s’est donc autorisé à utiliser des sources puisque le studio de tournage et l’environnement du film dans le film nous permettait de les montrer. J’ai tout de même décidé de conserver une certaine logique m’interdisant de rééclairer entre les plans, ou d’intervenir sur les gros plans. Ainsi, la méthode de travail de Lucile n’était pas remise en cause par ce contexte particulier. J’ai donc utilisé uniquement les sources qui étaient installées sur les passerelles, sans jamais placer quoi ce soit au sol. Un moyen de tourner à la fois deux films fondamentalement différents, mais avec le même esprit.

Certains plans du film peuvent faire penser à l’univers de Peau d’Âne, de Jacques Demy...

JR : Ça n’était pas une référence du film, que je trouve beaucoup trop kitch mais en tournant, on a trouvé que Marion ressemblait un peu à Delphine Seyrig (la fée des Lilas du film de Jacques Demy).
Le merveilleux de Lucile est d’avantage issu du cinéma des années 1930 et 1950. Avec en particulier cette adaptation du Songe d’une nuit d’été, par Max Reinhardt, en 1935, dont la photographie est incroyable. Ce film nous a par exemple donné l’idée de la robe de la reine, toutes ces magnifiques brillances sur les toiles d’araignée qu’on y voit m’ont aussi beaucoup inspiré. Les autres grands modèles, c’étaient les deux films mythiques de Powell et Pressburger (Le Narcisse noir et Les Chaussons rouges) notamment pour leur utilisation des toiles peintes en arrière plan, qu’on a décidé de reprendre. Et puis Lucile m’a fait découvrir Mishima, un biopic de Paul Schrader consacré à l’écrivain japonais dans lequel le réel et la reconstitution se mélangent. Un film qui joue sur un certain nombre de scènes volontairement tournées en studio et montrées comme telles. Un pari visuel extrêmement audacieux.


Un hommage au cinéma ?

JR : On voulait vraiment éviter l’hommage trop appuyé ou la copie. On n’est plus à la même époque, ces films ont déjà été faits... L’idée de départ était plutôt d’ouvrir l’imaginaire visuel. Certes je me suis parfois autorisé à utiliser des Fresnel, ou des grands bols tungstène très doux pour le visage. Mais on a en revanche complètement laissé tomber les contre-jours bien ajustés... Ça faisait juste trop appliqué, trop scolaire. Une manière d’affirmer aux spectateurs, regardez, c’est vraiment comme à l’époque ! Sans doute aussi la meilleure manière de les faire sortir du film… On a choisi un équilibre plus incertain, avec une époque difficile à cerner...

Avez-vous traité différemment la partie réelle de la partie film dans le film ?

JR : Pour créer une rupture entre ces deux dimensions de l’histoire - et garder un des marqueurs à l’image des années 1970 -, j’ai décidé d’utiliser l’anamorphique pour tout ce qui est relatif au film dans le film. La lumière était pensée différemment, on a filtré d’une autre manière aussi. Tout le reste étant filmé en sphérique, toujours cadré en 2,39 mais avec un 35 mm Summilux. Bien entendu, on a conservé cette contrainte de la focale unique avec le Scope, et on a équipé pour les besoins de ces scènes l’Alexa Mini d’un Ultra Scope 75 mm.

Comment avez-vous donc éclairé les scènes d’extérieur jour en studio ?

JR : Pour tout ce qui s’est tourné en studio, j’ai cherché un dispositif lumière le plus naturaliste possible. Soit ramener du réel dans le contexte du studio, et parallèlement ramener de l’artificiel dans le réel quand on tournait en décors naturels. Lucile aime les histoires très complexes, et elle travaille encore plus cette complexité au montage – comme avec des personnages qui vont se ressembler, ou des raccords qui vont rompre la linéarité. C’est donc, je pense, capital en contrepoint d’offrir une sorte de simplicité, de réalisme à l’image. Je suis donc parti sur une installation avec 180 tubes Astera au plafond, ce qui m’a permis de recréer une lumière du jour assez réaliste. Un style d’image d’extérieur jour en studio qui m’est venue en regardant La Belle et la bête, de Juraj Herz. Avec ce plafond tapissé de tubes, on obtient une ambiance extrêmement douce, très proche de celle d’un ciel sans soleil direct comme l’affectionne Lucile.


Et le doute ? C’est important pour vous ? Quand on se lance dans une telle installation, par exemple...

JR : Le doute, c’est très important sur un plateau. C’est-à-dire que quelqu’un qui doute dans l’équipe va venir vous exposer sa question, et va souvent vous aider vous-même à faire des choix, à trouver le passage judicieux. Ce qui est intéressant dans le doute, c’est ce que ça provoque en quelque sorte. Par exemple, quand le ou la metteuse en scène vous dit non à une idée ou une suggestion, ce n’est pas ce refus qu’il faut encaisser, mais plutôt penser aux choses que ça peut provoquer par la suite. Parfois on se trompe, mais comme il y a une vraie confiance, c’est ce processus qui fait avancer le film. Je me souviens par exemple d’une scène nocturne au tout début du film où notre protagoniste regarde un collier de perle juste devant une fenêtre ouverte... Comme à son habitude, Lucille me décrit le plan comme dans une pénombre indéterminée, un peu comme si le plan était réellement tourné de nuit, sans ajout de source. Et puis, après la mise en place, cette dernière vient me voir en évoquant finalement un rayon de lune... Là, un rire a parcouru l’équipe à qui j’avais bien sûr annoncé un tournage sans projecteurs. On a dû trouver un pied suffisamment haut pour percher un Fresnel, et contourner, le temps d’un plan, la directive principale qu’elle nous avait fixée au départ. Comme quoi les contraintes sont belles et bien faites pour être parfois contournées.

Une séquence dont vous êtes particulièrement fier ?

JR : Tout le début du film se déroule sous la neige, à la montagne. Et Lucille est très exigeante sur le rendu des extérieurs. On doit toujours garder une ambiance grise, sans soleil et plutôt en demi-teinte. Une continuité sur laquelle elle veille beaucoup, et qui m’est d’autant plus compliquée à gérer car je n’ai pas de projecteurs...

Clément Clop, machiniste, et Jonathan Ricquebourg à la caméra
Clément Clop, machiniste, et Jonathan Ricquebourg à la caméra


Pour ces scènes tournées dans les Hautes-Alpes, j’ai dû beaucoup préparer avec l’assistante réalisatrice pour indiquer des créneaux horaires précis sur chaque décor afin d’éviter à chaque fois le soleil ; et profiter des versants qui passaient à l’ombre.
Une scène en particulier, celle de nuit au bord du précipice était particulièrement complexe à réaliser. Entièrement story-boardée, elle a fait appel à plusieurs lieux pour en recréer un, entre le col du Lautaret et la région de Gap. Le studio a aussi été employé sur cette scène, le glacier étant recréé en VFX par Mac Guff. Je me suis vraiment interrogé sur comment voir la montagne tout en donnant l’impression de la nuit, mais sans les astuces habituelles de la nuit américaine. Un moment en prépa je me souviens m’être intéressé aux scènes nocturnes de Nope (directeur de la photo Hoyte van Hoytema) où des caméras infrarouges avaient été utilisées...


Et puis j’ai finalement choisi l’option crépuscule qui avait le mérite de fournir quand même suffisamment de niveau, sans avoir à rééclairer ni pousser trop sur le capteur de la caméra. Tourner en décor réel, comme on le faisait en studio, et traiter ces découvertes alpines un peu comme des fonds peints. Une configuration qui s’y prêtait d’autant plus que les arrière-plans dans les Alpes peuvent vite partir sur des aplats très 2D.
Une sorte de dispositif à la Michael Powell, mais contemporain !

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)