Jonathan Ricquebourg, AFC, revient sur ses choix techniques et esthétiques pour "Earwig", de Lucile Hadzihalilovic

Reflets dans une dent de verre, par François Reumont

Contre-Champ AFC n°339

Dans une maison sombre aux volets perpétuellement fermés, Mia, une fillette édentée, vit seule en compagnie d’Albert, un homme payé pour prendre soin d’elle. C’est à partir de cet argument assez épuré que démarre le nouveau film de Lucile Hadzihalilovic, dans une ambiance d’uchronie qui n’est pas sans rappeler celle des premiers films du tandem Caro et Jeunet. Marc Caro ayant apporté une petite touche de direction artistique en concevant un étrange appareil buccal chargé de recueillir la salive de la jeune protagoniste. C’est Jonathan Ricquebourg, AFC, qui signe les images de ce film fantastique presque gothique où le spectateur cherche parfois ses repères. (FR)

Dans une demeure isolée à l’abri des grondements d’une Europe hantée par la guerre, Albert s’occupe de Mia, une fillette aux dents de glace, assignée à résidence. Régulièrement, le téléphone sonne et le Maître s’enquiert du bien-être de Mia.

Photogramme | © Ant Worlds Petit Film/FraKas Productions/The British Film Institute Channel Four Television Corporation


Conçu et exécuté presque comme un huis clos, le style visuel et la narration de Earwig reposent beaucoup sur une ambiance sombre et oppressante qui donne son unité à toutes les scènes du film. Jonathan Ricquebourg insiste sur cette idée centrale : « L’appartement d’Albert avait une place prépondérante dans le script. C’est pour moi une sorte de déclinaison de son cerveau... On est pour moi dans un huis clos mental. Et même quand on sort physiquement de ce lieu en sort-on vraiment ? Cet appartement m’a donc semblé être un personnage à part entière dans le projet, et j’ai travaillé très étroitement avec la cheffe décoratrice, Julia Irribarria, pour aboutir à ces ambiances, d’autant plus que Lucile m’avait immédiatement exprimé son souhait de ne pas utiliser de projecteurs sur le plateau, et d’intégrer toute la lumière dans le décor. Une demande que j’ai pu respecter quasiment sur tous les plans, à l’exception de quelques moments car nous avons tourné ce film en hiver... C’était un travail très stimulant pour moi de penser la lumière à l’avance et de dépouiller entièrement chaque séquence en imaginant comment utiliser les quelques sources placées ça et là.
A chaque pièce décrite dans le scénario, une implantation de lumière de jeu a donc été décidée, et j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt cette phase de finalisation du décor en vérifiant à chaque page du découpage la cohérence de nos choix par rapport à l’action qu’on allait couvrir. En matière de palettes de tons, on a aussi pu faire des essais en choisissant non seulement les tonalités des murs, mais aussi les teintes des rubans LEDs LiteGear intégrées dans les appliques, ou en utilisant comme à l’étage de simples ampoules tungstène du commerce passées à la bombe de couleur ocre pour leur donner une teinte bien particulière. Le tout en dosant la balance entre les peaux et les arrière-plans. Une phase supervisée par Lucile Hadzihalilovic, qui aimait me répéter que si l’ambiance de son cinéma était résolument fantastique ou irréelle, la lumière, elle devait être quelque chose du réel. »

Photogramme | © Ant Worlds Petit Film/FraKas Productions/The British Film Institute Channel Four Television Corporation


Tourné sur 35 jours entre Bruxelles et Liège, en pleine période Covid, Jonathan Ricquebourg investit un grand appartement bruxellois avec son équipe pour filmer donc le film sans projecteurs. « Outre les différentes appliques LEDs installées aux endroits clés pour le cadre, j’ai aussi essayé de tirer le meilleur parti des entrées de lumières naturelles de cet appartement exposé plein sud, comme la verrière zénithale dans la cuisine, ou les différentes fenêtres comme celles du salon avec le vaisselier contenant les verres. A ce sujet, on a mis au point avec Julia, la cheffe décoratrice, un système de volets persiennes orientables à 3 sections modulaires en hauteur qui me permettait selon le cadre d’obstruer ou au contraire de carrément tout ouvrir pour laisser passer plus de lumière hors champ selon les heures de la journée ou les conditions de lumière extérieure. En définitif, très peu de choses ont été sorties du camion, une diffusion parfois. Quasiment aucun réflecteur par exemple, et très peu de drapeaux, ou de tissus noirs, tout comme le son n’utilisait pas de moquette ou d’accessoires complémentaires. Un dispositif allant vers l’épure, avec une seule focale (un 35 mm Summilux), l’Alexa Mini étant souvent installée sur un simple Bazooka sur roulettes, ce qui me permettait d’être extrêmement rapide sur toutes les mise en place. Seuls quelques rares mouvements dans les couloirs étant faits au Steadicam. Un film tourné en majorité sans machiniste, par choix, un renfort venant ponctuellement, par exemple pour le top shot de la séquence avec le dentiste, ou pour le train pour quelques installations plus délicates. D’avoir pu penser les choses avant me permettait au tournage d’être à l’intérieur des choses, là où les installations techniques peuvent parfois nous placer à l’extérieur du monde qui se joue là, devant la caméra. »


Questionné sur les affinités visuelles avec l’univers des premiers films du tandem Caro et Jeunet, le directeur de la photo reconnaît : « C’est certain que ces ambiances très chaudes et sombres rétro font penser à la direction artistique de Marc Caro. Il fait partie du cercle d’amis de Lucile et de Gaspar Noé, et il s’est occupé lui-même de concevoir l’appareil buccal qu’on découvre dans la scène d’ouverture.

Photogramme | © Ant Worlds Petit Film/FraKas Productions/The British Film Institute Channel Four Television Corporation


Mais pour autant ce ne sont pas ses films qui nous ont nourris en prépa.
Je citerais plutôt Jeanne Dielman, de Chantal Akerman, pour le côté très répétitif des cadres, et de l’action dans cet appartement. Au départ, le script était même réparti sur trois journées. Finalement c’est au montage que les choses s’en sont un peu éloignées, car l’aspect répétitif des actions se suffisait presque à lui-même. Autre influence à l’image, les films de Koji Wakamatsu, un cinéaste japonais qui osait beaucoup de choses en Scope, notamment avec les amorces. C’était pour moi une vraie découverte, et c’est là où on se rend compte combien on est influencé par les cadres en Scope issus du cinéma américain ! Aller vers une autre manière de concevoir le format large, dans cette énergie d’un tournage rapide, c’est quelque chose de très singulier et puissant.

"Quand l'embryon part braconner" de Koji Wakamatsu (1966) - Photogramme
"Quand l’embryon part braconner" de Koji Wakamatsu (1966)
Photogramme


Enfin, d’un point de vue plus poétique et moins frontal au découpage, je peux citer aussi le cinéaste arménien Artavazd Pelechian dans sa relation au non dit, et au son, ou pour ces intérieurs blafards, le peintre danois Hammershøi, dont la rétrospective à Paris en 2019 m’avait marqué.

"Intérieur. Strandgade 30" de Vilhelm Hammershøi - Städel Museum, Francfort
"Intérieur. Strandgade 30" de Vilhelm Hammershøi
Städel Museum, Francfort


Et puis je pense que c’est aussi ce côté hors du temps qui marque beaucoup l’ambiance. A part la petite ligne de dialogue de l’inconnu dans le bar faisant référence à la guerre (oui, mais laquelle ?), le film peut se passer aussi bien dans les années 1930 que 1950. La direction artistique et les costumes brouillent un peu les pistes. Tout comme la langue anglaise des personnages qui ne semble pas vraiment convenir avec les quelques extérieurs, évoquant plutôt l’Europe de l’Est... Ce côté « N’importe où hors du monde » ramène du trouble à l’histoire et force le spectateur à se chercher des repères. A créer cet espace mental que je mentionnais au début…
Je crois que le film nous permet de nous troubler… de sortir sans avoir tout compris, c’est vraiment beau, car le film de Lucile est un film de signes et non pas de sens… On sort du film en se demandant ce qu’on a vu… Le film fantastique c’est à mon avis le trouble en tant que trouble… Qui reste en suspend… Albert existe-t-il ? Je ne sais pas. »

Photogramme | © Ant Worlds Petit Film/FraKas Productions/The British Film Institute Channel Four Television Corporation


Si le film se déroule principalement dans cet appartement sombre, pourtant quelques scènes prennent place à l’extérieur. C’est le cas de la rencontre avec l’inconnu au pub. Une scène centrale dans l’histoire qui va peu à peu faire basculer le film vers son dénouement. « L’idée en lumière était pour moi de peu à peu faire basculer l’ambiance de base du lieu dans une tonalité de plus en plus rouge, notamment sur les arrière-plans, pour transformer ce bar en une sorte d’antichambre de l’enfer à la Dario Argento. C’est grâce à une série d’ampoules Astera, dont la colorimétrie était contrôlée par console, que l’on passe très progressivement du doré au rouge profond tandis que le dialogue avec l’inconnu avance. Une tonalité affinée ensuite en étalonnage en ramenant un peu de couleur dorée. Autre défi pour nous, la scène du parc, qui devait se faire obligatoirement par temps gris pour raccorder en ambiance avec le reste. Fumée et VFX nous ont aidés à conserver ce côté très sombre et gris, en jonglant avec les apparitions inattendues du soleil lors de cette journée hivernale. » 

En parlant de soleil, si on peut dire qu’il n’est pas souvent présent dans l’image, pourtant le tout dernier plan du film le met presque au premier plan dramatique... « Cette fausse teinte est entièrement naturelle », explique Jonathan Ricquebourg. « Je me souviens très bien de ce jour, on était en train de préparer cette séquence, et on sent tout d’un coup que le ciel change, que le soleil va peut être apparaître. Avec Lucile on a appelé en vitesse les comédiens, qui étaient à peine arrivés, enfilant leurs costumes à la va-vite et s’installant devant le bâtiment pour immédiatement commencer la scène. Le soleil est alors apparu, comme par magie et on a réalisé combien ce plan large non prévu à l’origine et ce baiser prenait soudain sa force. Un des rares plans du film tourné à 8 ou 11 de diaph, avec un côté hyperréaliste dans l’image, qui ramène au tableau montrant ce même bâtiment qu’on voit régulièrement dans l’appartement tout au long du film. »

Comme souvenir de ce tournage, le directeur de la photo garde en mémoire d’abord la rencontre avec la réalisatrice : « Notre entente a été totale. C’est rare de se sentir complètement en adéquation avec une réalisatrice, tant pour ce qu’on doit raconter que la façon dont nous voulions le faire... Lucile, il faut le souligner, est une réalisatrice très agréable humainement, avec beaucoup de charisme qui sait fédérer toute son équipe. C’est une artiste qui nous entraîne, tous et toutes, autour d’elle, pour une déambulation rêvée, une sorte de délicieux cauchemar commun… Dont elle serait la démiurge. Elle nous disait souvent vouloir aller à la rencontre de son film. Faire ce film pour savoir ce qu’il raconte… ou pas ! »

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

Earwig
Réalisation : Lucile Hadzihalilovic
Scénario : Lucile Hadzihalilovic & Geoff Cox
Directeur de la photographie : Jonathan Ricquebourg, AFC
Cheffe décoratrice : Julia Irribarria
Costumes : Jackye Fauconnier
Montage : Adam Finch
Son : Bruno Schweisguth
Musique : Augsutin Viard, produite par Warren Ellis