Journée d’études Éclair à la Cinémathèque, 14 juin 2007

Extraits d’un compte rendu rédigé par Frédérique Berthet (*)

AFC newsletter n°170

Le 14 juin dernier, la Cinémathèque française réunissait historiens du cinéma et responsables du groupe Éclair, des laboratoires GTC et du concepteur des caméras Aäton pour retracer la trajectoire d’Éclair (1907-2007).

La première rétrospective Éclair remontait à la 11e édition des Giornate del Cinema Muto de Pordenone, en 1992. En rappelant en ouverture cet ancrage, Laurent Mannoni, directeur scientifique du patrimoine à la Cinémathèque française, inscrivait la journée d’études dans une perspective historiographique bienvenue. Les 46 heures de programmes montrées au public du 6 au 25 juin 1992 donnaient, d’un côté, la mesure des avancées réalisées dans la reconstitution d’une collection fragmentaire et la disparition brutale des négatifs entreposés par la Cinémathèque française durant la dernière guerre. Quand à la journée du 14 juin 2007, elle permettait de mieux apprécier – par sa capacité essentielle à réunir chercheurs et professionnels pour écrire l’histoire d’une même firme – le renouvellement du champ des études cinématographiques, voire de dégager des chantiers pour l’avenir puisqu’il fut annoncé in extremis en fin d’après-midi que Jean-Pierre Beauviala avait commencé de verser plusieurs milliers de plans, calques et archives au 51, rue de Bercy.

Le cadre des vingt premières années de la société avait été dessiné dans ses grandes lignes au début des années 1990 par ceux-là même qui étaient invités à intervenir : Marc Sandberg (" Éclair 1907-1944, un panorama en quatrième vitesse "), Francis Lacassin (" Victorin Jasset et le mythe Protéa "), Laurent Le Forestier (" Écarts et similitudes entre la stratégie Éclair et le mode de production Pathé ") et Thierry Lefebvre (" Éclair et la vulgarisation scientifique : la série Scientia "), Valérie Vignaux (" Émile Cohl, pionnier du cinéma d’animation ") étant la nouvelle venue dans cette histoire, le travail sur Cohl étant jadis porté par Donald Crafton. Les cinq chercheurs auront donc précisé, et parfois corrigé, le canevas d’une trame aujourd’hui bien connue. La journée se proposait donc de rééditer les débuts d’une société très rapidement hissée à la troisième place du cinéma mondial et de prolonger l’histoire jusqu’à aujourd’hui ; il faut que la Cinémathèque « redevienne un lieu où l’histoire a sa place et les historiens également », où les « pôles critiques et historiques » font bon ménage, un lieu qui soit « un conservatoire des techniques du cinéma », expliquait Serge Toubiana, directeur de la Cinémathèque.

L’histoire d’une progression fulgurante
Sous l’impulsion de l’ambitieux Charles Jourjon, la Société Française desFilms l’Éclair connaît une « progression fulgurante » liée à « trois opportunités » : l’achat de la « propriété de Lacépède et de son parc arboré d’essences rares et exotiques » qui servit de décor naturel aux films et abrite aujourd’hui des laboratoires modernes ; l’embauche d’une « personnalité artistique de tout premier plan », Victorin Jasset, « le premier à adapter la littérature américaine dans le cinéma français » ; et l’exigence d’être « à la pointe de la technique cinématographique ». Après seulement cinq ans d’existence en 1912, Éclair partage l’effervescence des toutes nouvelles sociétés généralistes de cinéma (...). Une phase d’expansion aux États-Unis – où Jourjon installa agences, studios et laboratoires – est suivie d’un revers de fortune lié à la mort subite de Jasset en juin 1913 et à l’incendie des studios de Fort Lee en mars 1914, tout autant qu’à la récession qui frappe alors l’industrie cinématographique française.

Selon Frantz Delbecque, directeur recherche et développement des laboratoires Éclair, ce rapport au marché américain fait d’ailleurs retour aujourd’hui. Chargé en fin de matinée d’une très technique présentation sur la diffusion numérique, dont une vingtaine de salles sont à l’heure actuelle équipées en France, cet intervenant compara la qualité des formats de compression du MPEG 2 HD au JPEG 2000 et détailla la fabrication d’un master. (...)

Initiateur de la journée et commissaire d’une exposition organisée à Épinay-sur-Seine, Marc Sandberg dressa en début de matinée un panorama d’Éclair jusqu’au rôle joué, après la Grande Guerre, par son grand-père Serge Sandberg (« personnalité en vue du cinéma et exploitant de salles ») dans la relance des productions Éclair. (...)

Spécialiste de Jasset et premier enquêteur sur le " mythe absent ", Francis Lacassin montra avec précision et humour comment il s’était lancé à la poursuite de l’athlétique espionne Protéa et des cinq films de la série éponyme (1913-1918). (...)

Posant les jalons d’un ouvrage à paraître, Valérie Vignaux – dans un souci affiché de réhabilitation – entendait transmettre les traits d’une singularité mal comprise en pointant la cohérence de l’oeuvre d’Émile Cohl des deux côtés de l’Atlantique, de Gaumont à Éclair, par ses Fantasmagories (1908) et autre Avenir lu par la ligne des pieds (1914). Les deux interventions historiennes de l’après-midi tranchèrent. Laurent Le Forestier fut ainsi le seul à insister sur l’importance du tissu économique dans lequel se développe une firme. (...)

Thierry Lefebvre proposa, lui, un échantillonnage truculent des films pédagogiques tournés dans les aquariums et vivariums du parc Lacépède : les scrupuleux Rotifères, Vers marins et autre Amblystome de la série Scientia.

Éclair aujourd’hui, par ceux qui y travaillent
L’histoire reprit en 1945 présentée par le nouveau directeur général du groupe Éclair, Thierry Forsans, lequel assura à lui seul l’après-midi le récit inédit des soixante dernières années d’une entreprise désormais recentrée sur ses 3 300 mètres carrés de studios et ses activités de post-production (« Éclair aujourd’hui, stratégies »). Depuis le début des années 1990, le groupe Éclair connaît une nouvelle croissance marquée par des rapprochements avec d’autres firmes ou leur rachat (Télétota, Télécipro, Tectis, GTC, etc.), et la possibilité de traiter les images de la haute définition au 4K. Le laboratoire a ainsi « réussi sa mutation numérique » en 2002. Selon Pascal Laurent, directeur du département VFX, les trucages représentent d’ailleurs un tournage à l’intérieur du tournage, si bien que l’on peut considérer qu’il existe à nouveau chez Éclair un pôle de production pour doubler la fabrication.

D’une manière didactique, appréciable pour les profanes, cet ancien truquiste lista les procédés optiques et mécaniques servant à truquer le réel lors des tournages ou en postproduction (« Effets spéciaux numériques »). (...) Lorsque Frantz Delbecque présenta les Key Delivery Messages (KDM) conçus pour parer au piratage des disques destinés aux salles, Jean-Pierre Beauviala interrogea quant à lui, depuis la salle, les absurdités du système. Que faire d’un type de codage si complexe si l’on ne pose pas d’emblée la question de son archivage ? (...)

Le problème de l’archivage et du stockage avait, en fait, été soulevé par la plupart des intervenants d’Éclair et placé au rang des axes de développement interne. (...) Pour Jean-Pierre Neyrac, directeur général adjoint de GTC et chargé de la sauvegarde de nombreuses archives européennes, les premiers usages du numérique sur les films d’Étienne-Jules Marey en 2000 posèrent par exemple la question des limites à se donner avec l’outil (éviter les rafraîchissements trop anachroniques), ou de la conservation sur support argentique des versions restaurées à partir d’un télécinéma. L’Armée des ombres (Jean-Pierre Melville, 1969) servit d’illustration à un « atelier de restauration pensé dans la continuité de l’esprit de coopération entre étalonneur et chef opérateur » : Ronald Boullet, responsable restauration chez Éclair, insista sur le travail effectué avec Pierre Lhomme car « le restaurateur numérique ne doit pas juger de la qualité de l’image : il faut que le chef opérateur participe à la restauration ». (...)

Secousses dans [ le marché des ] les industries techniques
Le chef opérateur Pierre Lhomme fut au demeurant le seul, et encore sur un mode allusif, à dire quelque chose des secousses liées au retrait de la famille Dormoy qui venait tout juste, en avril 2007, de céder Téléclair (43 % du capital d’Éclair) à Tarak Ben Ammar, après plusieurs années de désaccord avec le fonds d’investissement ETMF2 (majoritaire) sur les stratégies à conduire. Après la démission de Bertrand Dormoy en septembre 2005, la cession de la holding mettait donc fin à l’exception française d’Éclair. (...)

Beauviala, inventer politiquement
La question esthétique, les termes de " réalisme " ou de " belle image " avancés à propos du numérique auraient également pu susciter débat, mais les échanges prirent en fait la forme inattendue et profitable d’un long dialogue avec Jean-Pierre Beauviala, directeur de la société Aäton et seul fabricant français actuel de caméras professionnelles. Son trajet avait été en quelque sorte introduit par Laurent Mannoni dans une présentation très illustrée de « la Collection des appareils Éclair de la Cinémathèque française » : placé très vite par ses ingénieurs « à la pointe des techniques cinématographiques », Éclair conserva cette place après que Pathé et Gaumont eurent « lâché prise dans les années 1930 », en continuant d’inventer des caméras de renommée (Caméflex 35 mm, Éclair 16, KTM, etc.) pour le Cinéma direct ou la Nouvelle Vague.

" Dernière figure historique d’Éclair " après les ingénieurs Jean Méry ou André Coutant, Jean-Pierre Beauviala a donc commencé par raconter sa rencontre avec Jacques Mathot (« amoureux de cinéma », « très honnête »), qui lui fit un brevet pour le synchronisme au quartz « bidouillé » avec une caméra Arriflex d’occasion et un Nagra, puis lui demanda de quitter l’université pour devenir directeur du bureau d’études d’Éclair : « J’ai accepté à condition de rester à Grenoble. » « Viré six mois après » par les financiers anglais de James Bond (Harry Saltzman), il « lance la caméra Aäton, avec brevet marquage du temps », lié au besoin d’un outil « pour faire son film » et au désir d’en « découdre avec les Anglais » : « C’est avec le capital virtuel de 600 000 francs, la valeur de l’invention, que je crée Aäton. Je n’aurais pas monté ma boîte si je n’avais pas été viré ! » Et lorsque Éclair met fin à ses activités de fabricant d’appareils dans les années 1980, c’est Aäton, devenu entre temps son principal concurrent en France, qui rachète la branche Eclair international et rembauche le personnel.

Ingénieur électronicien, mais également architecte-urbaniste au départ, Jean-Pierre Beauviala raconta la visite des réalisateurs intrigués par ses expériences (et autres recherches pour reculer le poids de la caméra) : Jean Rouch, Michel Brault ou Louis Malle, etc., et revint sur l’installation de Jean-Luc Godard à Grenoble pour qu’ils créent ensemble « de nouvelles attitudes ». (...) Aujourd’hui encore – avec la conception et la fabrication de caméra 16 et 35 mm, de matériel d’enregistrement du son et d’outils de synchronisation et de postproduction –, il y a chez Aäton une manière singulière d’accorder gestion rentable d’une entreprise et échappées poétiques (« rien ne revient, rien ne se répète, puisque tout est réel »), comme en atteste le site Internet du constructeur (citations de Fernando Pessoa et de Sénèque, tableau de Turner). (...)

Cette conclusion ouvrait de surcroît des perspectives à une Cinémathèque envisagée comme « conservatoire des métiers techniques » – un conservatoire qui puisse laisser libre le mouvement, en arrimant à lui l’histoire des idées et des attitudes politiques, et les effets structurants des lieux ou des territoires.

Ce compte-rendu dans son entier, largement illustré et agrémenté de nombreux liens cliquables, se trouve sur la page Actualité du patrimoine du site de la BiFi : http://www.bifi.fr/index.html?id=2266

* Frédérique Berthet est maître de conférences. Elle enseigne le cinéma à l’UFR Arts de l’université de Bordeaux III