Camerimage 2024

Juan Palacios revient sur "As the Tide Comes In", documentaire qu’il a réalisé et mis en images

"L’île du roi Gregger", par François Reumont pour l’AFC

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Entièrement filmé sur la petite île de Mandø, située sur la côte sud-ouest du Danemark, le documentaire du cinéaste basque Juan Palacios est à la fois un portrait tendre de ses habitants, et un témoignage de la vie qui continue tant bien que mal face à la montée des eaux et au réchauffement climatique. Tourné en format 2,35 sphérique par le réalisateur lui-même, le film oscille résolument entre le documentaire pour le fond et une certaine stylisation très cinématographique pour la forme. On revient avec lui sur ce tour de force de plusieurs années depuis la période pandémique entre les premiers contacts avec les autochtones, le tournage et la finalisation du film, projeté à Camerimage en Séance spéciale Documentaire. (FR)

Les 27 habitants de l’île danoise de Mandø, dans la mer des Wadden, subissent les forces du changement climatique sous la forme de conditions météorologiques extrêmes et de risques d’inondations. Pourtant, ils s’accrochent obstinément à leur identité d’insulaires, comme ils le font depuis des générations.

D’où vous est venue l’idée de tourner ce documentaire sur cette petite île danoise ?

Juan Palacios : La première passerelle s’est faite grâce à mon film précédent Meseta Inland tourné au cœur de l’Espagne, sur le plateau castillan. Une sorte de voyage sensoriel à travers le territoire que j’avais eu l’occasion de montrer lors d’un festival de documentaires à Copenhague.
C’est là où j’ai eu l’occasion de rencontrer des producteurs danois (Elk Films) qui m’ont tout de suite proposé de travailler avec un ton un peu similaire sur cette fameuse île qu’ils connaissaient bien.
Je dois dire que la situation de cette île m’a immédiatement parlé. J’y ai retrouvé ces sujets que j’aime, et qui fonde une grande partie de mon travail artistique. Par exemple, les frontières entre la culture humaine et les forces de la nature. J’ai donc décidé de me lancer là-dedans avec eux.
Avec l’aide de Sofie Husum Johannesen, qui est une anthropologue et qui m’a beaucoup aidé dans la préparation et dans la fabrication du film (elle en partage d’ailleurs les crédits de co-réalisatrice et productrice exécutive), on a commencé à se rendre sur l’île et à rencontrer les gens. Bien sûr, au départ, on ne savait absolument pas ce qu’on allait trouver là-bas, et peu à peu les choses se sont lentement mises en place...

Qui est votre personnage principal, Gregger, le fermier, ou bien l’île elle-même ?

JP : J’ai toujours considéré que c’était l’île le personnage principal du film... comme d’ailleurs c’est à peu près le cas sur tous mes films. Je me rends compte que je pars toujours d’un lieu, d’un espace qui est habité, et je m’intéresse à tout ce qui s’y passe, aux différents éléments à la fois naturels et humains qu’on y rencontre. Vous savez, au début de nos visites sur place, Gregger nous a tout de suite dit qu’il était hors de question de le filmer lui et sa famille, et, peu à peu, ils sont tous rentrés dans le jeu. Le Danemark a beau être un petit pays en superficie, il y a pourtant un abysse énorme entre la partie rurale et la partie urbaine, l’une et l’autre n’ayant presque rien en commun dans leur mode de vie et se méprisant un peu. C’est petit à petit, quand ils ont constaté qu’on revenait à la charge régulièrement, et qu’on était peut-être pas exactement cette caricature des gens de la ville qu’ils nous ont peu à peu accepté. Sofie a passé elle-même plusieurs semaines sur place, à rencontrer absolument tout le monde et à les côtoyer. À la fois, quand on a démarré le tournage il y avait 27 habitants, maintenant, ils ne sont plus que 23...

Le temps qui passe, à l’image du personnage Mie, est aussi un élément central du film...

JP : Je dirais que sur le temps, il y a plus ou moins deux lignes chronologiques qui se chevauchent ou rentrent parfois en collision au cours du film. D’abord un trait linéaire qui défile avec certains des personnages, comme par exemple la vieille dame Mie qui fête son 99e puis 100e anniversaire.

Et puis une chronologie plus circulaire, qui revient régulièrement comme un mouvement sans fin, celui de la marée notamment, et des inondations. Cette chronologie de la nature, elle est plus imprévisible, c’est presque une menace. On l’observe, on tente de la maîtriser, comme un cercle sans fin.

Ce qui frappe aussi, c’est votre manière très fictionnelle de passer d’un personnage à l’autre, d’une action à une autre. Par exemple, du point de vue subjectif de l’observateur d’oiseaux, à Gregger qui fait voler son drone. Tout cela semble presque mis en scène !

JP : Je vous mentirais si je vous disais que tout était écrit et qu’on avait peu à peu obtenu tous ces plans sur place. Non bien sûr, c’est un petit travail d’aller et venue, où chaque élément qu’on observe vient influencer la mise en scène et vice-versa. Et parmi tout ce que je pouvais observer sur place, j’ai bien sûr remarqué cet entomologiste qui répertorie les oiseaux avec sa longue-vue. Ou le drone qu’utilise Gregger pour repérer les canards. Mais lui, au contraire, pour les chasser au fusil.
Tous ces petits indices visuels, ces éléments vous donnent ensuite l’idée de les combiner et d’arriver à une séquence telle que vous la décrivez. Je me souviens être parti de la longue-vue, en me disant que ça serait vraiment un outil super pour découvrir autre chose que les oiseaux, des choses qui se passent sur l’île, et qu’on ne voit pas forcément à l’œil nu... avec les allers retours du montage, on construit peu à peu une telle séquence qui peut sembler peut-être très écrite au départ... mais qui ne l’est pas !

On pense parfois à Une histoire vraie, de David Lynch. Est-ce que c’était une de vos sources d’inspiration ?

JP : J’aime beaucoup ce film mais je ne me souviens pas spécialement y avoir pensé. Même si c’est vrai, le regard sur les personnages peut avoir des choses en commun. Et puis Une histoire vraie est un Road Trip, ce qui n’est pas du tout le cas du nôtre. Ou bien une sorte de Road Trip un peu particulier qui tourne en rond ! Si je dois citer une influence, ce serait plutôt Fuoco amare, de Gianfranco Rosi. Un documentaire tourné sur l’île de Lampedusa, au sud de la Sicile lors de la crise migratoire de 2010. Le sujet est très différent mais le traitement, le fait qu’il filme une île, comme nous, nous a beaucoup parlé en préproduction.

Et ce laser rouge qu’on entrevoit mystérieusement aux deux tiers du film ?

JP : Ça pour le coup, c’est un truc très "lynchien". Vous savez, sur cette île, il y a encore une zone militaire sur laquelle ils font voler des drones et testent des armes avec des visées laser. C’est pour cette raison que vous pouvez voir sur un ou deux plans ces panneaux de mise en garde des populations au sujet du laser et des risques qu’il peut faire courir aux utilisateurs de jumelles notamment. Ça donne donc cette atmosphère très étrange où vous êtes dans un lieu très calme, et en arrière-plan sonore vous entendez ces bourdonnements de drone complètement bizarres et sortis du contexte. C’est le genre de piste que j’aime exploiter… sans vraiment les expliquer plus que ça, pour donner une couche supplémentaire sans doute un peu mystérieuse au récit.


Avec quel matériel êtes-vous parti ?

JP : En documentaire, surtout quand vous êtes amenés à tourner sur une période assez longue et qu’il faut être prêt presque n’importe quand, hors de question de faire appel à du matériel de location. Vous devez avoir la caméra avec vous 24 heures sur 24, et c’est pour cette raison qu’on a tourné avec une Amira équipée très simplement d’un zoom Angénieux 15-40 mm. Au fur et à mesure que le tournage avançait, je me suis rendu compte que je tournais presque tout au 15 mm. Bien sûr, le choix du 2,35 n’est pas pour rien car on a toujours besoin d’être un petit peu plus large en Super 35 qu’en vrai Scope en termes de focale. Mais aussi parce que je me suis habitué à être de plus en plus près des personnages. Être physiquement à leur contact, en courte focale, ça change radicalement le lien que vous avez avec la personne que vous filmez. Surtout dans ce genre de situation documentaire. Cet aspect physique du grand angle est devenu le style du film. Même si parfois ça crée un peu des distorsions en bord d’image. L’île devient aussi beaucoup plus présente dans chaque plan en courte focale. Comme je le disais au début, c’est le lieu d’abord, et les personnages qui y habitent.

Le 2,35, ça tombait sous le sens ?

JP : En fait, à ma grande surprise, j’ai découvert que l’île, en format Scope, n’était pas du tout facile à cadrer. Il n’y avait que des lignes horizontales et zéro verticales auxquelles m’accrocher.
Un endroit extrêmement plat, faisant disparaître toute sensation de profondeur à l’image. Je me souviens que j’étais en permanence en train de me poser des questions sur comment composer chaque plan. D’un autre côté, tourner sur une île, c’est aussi une bénédiction quand la lumière est bonne. Là, soudain, tout devient magnifique !

Vous parliez du temps qui passe, à l’image de ces deux séquences anniversaire de la vieille dame, on semble être hors du temps. Tout est raccord absolument d’une année sur l’autre !

JP : Ces deux scènes d’anniversaire sont tournées exactement de la même manière. Un zoom avant assez lent, très frontal, dans le même lieu. Et on a eu la chance d’avoir les mêmes conditions de lumière naturelle. Ça faisait vraiment partie des choses destinées à créer cette sensation de cycle que j’évoquais plus haut. Mais une des choses les plus compliquées à capturer à la caméra, ça a vraiment été les marées. Pour cet exercice, vous vous installez sur l’endroit sec, et vous attendez patiemment que la marée monte. Le truc, c’est que tout va d’abord très lentement, et quand le moment idéal arrive, pour par exemple faire un panoramique sur l’eau qui monte, et bien là, vous n’avez qu’une seule chance. Juste après vous vous retrouvez avec les pieds dans l’eau, et il est temps de repartir sur le rivage et d’attendre... la prochaine marée !

La mère de Gregger et la caméra - Photo Juan Palacios
La mère de Gregger et la caméra
Photo Juan Palacios

Que retenez-vous de ces gens ?

JP : Moi, j’aime beaucoup cette phrase que dit la mère de Gregger à son père un moment : « Ne t’inquiète pas, c’est juste un petit coup de vent », en évoquant l’arrivée d une tempête majeure annoncée par la radio. Une phrase que répète son fils à son chien vers la fin du film, un peu, là encore, comme une boucle. Je crois que cette phrase dit beaucoup de cette manière de voir les choses très différentes entre les autochtones et le reste du monde. Une sorte d’optimisme, malgré le pessimisme objectif de leur situation. Je crois aussi qu’on a tenté de donner une image la plus authentique possible à ces gens, sans les trahir, mais sans se censurer non plus. La séquence, par exemple où Gregger parle à son fils des femmes et des canards, est en plan-séquence. Il n’y a pas de cut ou d’effet de montage pour changer la réalité. En fait je me rends compte que la ligne directrice notamment montage a été celle de me dire : « Est-ce que je vais être capable de retourner là-bas, et de leur montrer ce film avec fierté ? ».

Ç’a été le cas ?

JP : Oui, ç’a été fait. Pour l’occasion, une petite salle de cinéma de campagne en bois avait été édifiée. Tous les habitants étaient dans la salle, et je me souviens que j’étais tellement nerveux ce soir-la ! J’attendais leur réaction avec beaucoup d’appréhension. Finalement beaucoup d’entre eux sont venus me féliciter, et même Gregger, qui n’a pas l’habitude beaucoup parler, m’a confié avec son ton bourru : « C’est pas mal ! ». Et si pour lui c’est pas mal, eh bien pour moi c’est vachement bien !

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)