Kate McCullough, ISC, explique ses choix pour la mise en images de "The Quiet Girl", de Colm Bairéad

Sage comme une image
Sélectionné dans la compétition "Premiers films", The Quiet Girl, de Colm Bairéad, est un drame dans l’Irlande rurale des années 1980, qui met en scène la vie d’une jeune fille dont les parents en difficulté l’envoient passer l’été chez un couple de cousins. Un film qui joue beaucoup sur les non dits et sur une fausse apparence de distance pour mieux révéler au cœur du récit beaucoup de secrets. Ce portrait très touchant du début de l’adolescence est interprété par la jeune Catherine Clinch qui irradie de talent sur l’écran. C’est aussi le deuxième film en gaélique pour la DoP irlandaise Kate Mc Cullough après le très beau Arracht, de Tom Sullivan (à Camerimage 2020). Notons que Kate a également un lien particulier avec la Pologne, puisqu’elle a fait ses études à l’école de cinéma de Łódź... (FR)

Questionnée sur sa découverte du projet et sur les premières images qui ont pu lui venir en tête, Kate McCullough confie qu’elle avait déjà lu la nouvelle de Claire Keagan dont est tiré le script : «J’avais beaucoup aimé ce livre, et j’avoue que j’appréhendais un peu ce que Colm Bairéad allait en tirer... Voire même dans le cas inverse, si l’adaptation était à la hauteur, de ne pas l’être à mon tour ! Chaque œuvre littéraire déclenche forcément des émotions et des images très personnelles et ce n’est jamais quelque chose de facile de se glisser dans cet univers en tant que cinéaste. Quoi qu’il en soit, j’ai été bouleversée par la lecture du scénario, me surprenant moi-même à échapper quelques larmes sur les dernières pages. Une chose qui n’est pas courante quand on lit un script en tant que technicienne, avec une certaine distance clinique et les émotions qui peuvent être cachées par la tâche. Les films interprétés en langue irlandaise n’étant pas légion, c’est le deuxième que j’ai la chance de filmer (après Arracht, déjà en compétition "Première cinématographie" il y a trois ans) bien que ma maîtrise de la langue ne soit pas parfaite. J’arrive à comprendre le sens des phrases, et les dialogues... Mais le parler couramment dans le cadre d’une conversation m’est malheureusement très hasardeux... L’équipe travaillait donc en anglais la plupart du temps, l’irlandais étant plus réservé au réalisateur notamment pour diriger ses comédiens.»

Cait (Catherine Clinch) studies the man of the Sean house
Cait (Catherine Clinch) studies the man of the Sean house


Parmi les références citées en préparation, Kate McCullough cite le travail de la réalisatrice britannique Lynne Ramsay : «Colm Bairéad, le réalisateur, n’avait fait que des courts métrages et un peu de documentaires. The Quiet Girl est son premier projet d’ampleur. Quand nous nous sommes rencontrés, il m’a parlé de Lynne Ramsay, en citant notamment Gasman, un de ses courts métrages qui met en scène des enfants d’une dizaine d’années dans une famille écossaise défavorisée. Je me souviens également de Ratcatcher, le premier long métrage de la même Lynne Ramsay, dont le protagoniste est aussi un jeune garçon vivant dans les quartiers populaires de Glasgow en 1973. Quelques ambiances glanées ici et là qui nous ont servi pour construire l’univers de notre film. L’un des enjeux pour moi étant de combiner cette sorte de point de vue d’observateur très naturaliste qu’on ressent dans ces deux exemples, et des touches de réalité plus stylisée sur certains moments-clés. Comme par exemple la scène où Eibhlin accompagne la jeune Cait jusqu’au puits...»

Cait (Catherine Clinch) sees the well for the first time
Cait (Catherine Clinch) sees the well for the first time


Comme hors du temps, la campagne et les paysans irlandais semblent dans le film tout droit sortis des années 1960... Kate McCullough détaille : « Le film est censé se dérouler dans les années 1980, mais vous savez, l’Irlande rurale n’a pas beaucoup évoluée entre les années 1960 et les années 1980. Avec des décors naturels à l’écran qui sont à peu près exactement ceux qu’on a choisis lors des repérages. Par exemple, la maison de Sean et Eibhlin, dans laquelle Cait vient s’installer à la fin du premier acte n’a quasiment pas demandé de retouches. Seul un petit coup de peinture dans le hall d’entrée pour redonner un peu plus de définition aux arrière-plans, et un papier peint dans la chambre à l’étage. Sur le premier décor du film, celui la maison des parents de Cait, je me souviens encore de la réaction absolument subjuguée du propriétaire qui voyait tout d’un coup débarquer tout le cirque du cinéma dans sa vie très simple... Les déjeuners avec lui se transformant soudain en une avalanche de questions sur notre métier !

Avec un premier plan-séquence très composé, le film se place d’emblée sur le dit et le non dit...
Kate McCullough détaille : «Notre idée, sur ce plan d’ouverture, était de retarder la découverte du personnage de Cait. Ne pas voir son visage tout de suite, l’isoler du bruit permanent de la famille, et la déconnecter de ce monde. Au début, nous avions prévu de faire toute une série de plans rapprochés montrant des parties de son corps allongé au milieu des herbes. Proposer une vision fragmentée d’elle à travers des plans sur ses pieds, ses mains, ses cheveux... etc. Mais les contraintes de tournage liées à son âge, notamment le nombre d’heures très restreint de travail qu’un enfant peut effectuer sur un film nous a poussés à simplifier cette ouverture. On a donc trouvé une autre manière de faire, comme souvent au cinéma ! Un long plan-séquence, qui, je trouve, s’inscrit parfaitement dans la thématique du film : comment on passe lentement en dessous de la surface tranquille des choses, des gens, pour découvrir la réalité qui s’y cache...»

Autre constante dans les plans, la présence de la nature comme lien entre tous les lieux...
« Je me souviens, lors d’un de nos premiers repérages, en visitant la maison de Sean et Eibhin, combien la présence de la nature était importante même à l’intérieur des pièces. Le soleil rentrant par les fenêtres et créant de délicates ombres en mouvement des arbres balayés par le vent... Bien sûr on ne voulait pas tomber dans des effets d’ambiance comme on en trouve parfois dans le cinéma fantastique, mais il nous semblait que jouer avec cette présence des arbres participerait à faire ressentir une autre force de vie plus spirituelle dans cet espace. On a donc pu exploiter cette particularité du lieu, et faire vivre les découvertes, ou jouer parfois ce ballet d’ombres portées. Je pense notamment à la scène où Eibhlin coiffe Cait et où la vue sur les arbres à travers la fenêtre est très présente. »

Kate McCullough
Kate McCullough


Questionné sur son choix d’optiques, Kate McCullough répond avec un sourire que presque tout a été fait avec un 35 mm et un 50 mm Zeiss Compact Prime CP3. « Je sais que ça peut surprendre, car ces optiques en plein format ne sont pas souvent mises en avant, mais je trouve qu’elles ont un très beau rendu, neutre et simple. Montées sur une Sony Venice, le fait de les utiliser en format 1,37 permet d’exploiter surtout le centre de l’image, et de limiter par conséquent les éventuelles imperfections. Pour quelques séquences seulement, comme celle de la cuisine de nuit (qui suit l’interrogatoire de la voisine) j’ai été amenée à utiliser un 14 mm. Je peux vous assurer que ça fait soudain tout drôle à l’œilleton... Le plan surgit tout d’un coup avec beaucoup de force. Mais c’était juste pour ce moment, où on voulait signifier un changement dans la relation entre les personnages.
Renforcer la solitude sans doute... Une autre idée qu’on a eue au départ était d’envisager une évolution du format au cours du film. Passer du 1,37 au 1,85 ou carrément au 2,4 comme par exemple Xavier Dolan l’avait fait sur Mommy. Mais l’idée a été abandonnée, l’effet nous paraissait trop dans la manipulation. Et puis les différences importantes de tailles entre Cait et les adultes ne plaidaient pas en la faveur du 2,35... »


Si l’Irlande n’est pas forcément réputée pour son temps azuréen, pourtant The Quiet Girl est résolument un film solaire... Kate McCullough explique : «La décision de tourner le film sur cinq semaines en plein cœur de l’automne nous a permis d’obtenir ces ambiances. C’est, je pense, la période idéale pour filmer en extérieur. Les journées sont encore assez longues, et surtout vous pouvez tirer le meilleur parti des incidences solaires presque toute la journée. D’un point de vue narratif, c’était quelque chose qui me semblait évident. D’abord l’histoire se déroule en été, et même si la météo irlandaise n’est pas souvent rayonnante, on voyait mal comment filmer la majorité des scènes extérieures sous un temps plombé ou sous la pluie. L’arrivée de Cait chez ses cousins, par exemple, se devait d’être au soleil. C’était déjà décrit comme ça dans le livre, et ça rajoute une intensité spéciale à l’atmosphère de ces scènes...»

Cait (Catherine Clinch) is welcomed by the woman of the house Eibhlin, Carrie Crowley, after a long journey
Cait (Catherine Clinch) is welcomed by the woman of the house Eibhlin, Carrie Crowley, after a long journey


Autre séquence où la jeune fille commence à se détendre est la première course vers la boite aux lettres... « C’est la première fois où on la voit sourire, et c’était très touchant à la caméra. Pour moi, il fallait transmettre cette énergie qu’elle a en elle, gardée comme un secret depuis le début, et qui explose soudain dans la scène. Pour filmer ce moment, j’ai utilisé un stabilisateur Ronin embarqué sur un cart de golf. Comme à chaque fois, j’aurais sans doute aimé tourner encore plus… Pas forcément pour multiplier les axes, mais pour obtenir certains plans plus longs, justement pour éviter des cuts.
L’autre scène-clé qui voit Cait se faire interroger par Oona au retour des obsèques est filmée avec le même dispositif. Le décor est différent, on est sur une route de campagne, encore au milieu d’une sorte de voûte formée par les arbres. C’est plus une ambiance de fin d’après-midi, un peu plus contrastée... Sur cette scène, on a réussi à tout faire quasiment en un plan séquence, avec seulement deux prises. Seul à la fin de la scène un plan un peu plus serré sur Cait vient conclure cette scène de révélations. La lumière naturelle vient rajouter un peu de tension, tout comme le léger mouvement de la caméra. Pas de sources sur cette scène, juste des simples réflecteurs. »

Parmi les défis techniques du film, la scène nocturne de la plage entre Cait et Sean marque un autre tournant dans le film... Kate McCullough détaille : «Ce n’était vraiment pas une scène facile ! D’abord le fait de tourner cette unique scène de nuit avec notre jeune interprète, sur une plage, avec la marée et l’éventualité d’un bon coup de vent irlandais ! Une séquence qui devait mettre en évidence la complicité des deux personnages, tout en restant très simple et délicate. Comme un petit moment volé entre eux... On reste volontairement dans leur dos, pour bénéficier de la vue sur la mer. Une manière de filmer qui m’a aussi fait penser à la scène de la plage entre les deux garçons dans Moonlight, de Barry Jenkins. Pour éclairer ces plans, j’ai pu faire installer une nacelle de 10 m avec deux boules chinoises équipées de sources 6 kW dirigées sur la plage, en exploitant le bon créneau (la mer recouvrant l’intégralité du décor à marée haute, et le temps d’installation et de tournage était compté).
Je dois reconnaître que la chance était avec moi, car la nuit a été très calme, avec une authentique pleine lune dans un ciel sans nuages. Filmé à 4 000 ISO avec la Venice, on récupère toutes les brillances sur la mer, et les lumières des bateaux qu’ils observent au loin. C’est toujours difficile en tant que directeur de la photo de savoir jusqu’où éclairer ce genre de lieu immense... Comment justifier la lumière, où s’arrêter pour le spectateur... Là, c’est vrai que la présence de la vraie lune et la très haute sensibilité de la caméra m’ont bien aidée !»

Questionnée sur ce dont elle est la plus fière sur ce film, Kate McCullough répond immédiatement : « J’ai ressenti beaucoup de choses très fortes sur le plateau. Non pas que mon enfance se soit déroulée comme celle de Cait, mais j’ai retrouvé vraiment une partie de moi-même dans son personnage. La manière dont les gens se parlent, sans vraiment oser se regarder dans les yeux... La manière dont Sean dit bonne nuit à Cait chaque soir... Parfois j’ai revu certaines images de ma vie. Et les transmettre à travers ce film, ça c’est une choses dont je suis très fière ! »

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)