Kevin Laot, assistant opérateur d’Yves Angelo, parle de son travail avec les optiques Zeiss

by Zeiss AFC newsletter n°300

Dans un entretien, Kevin Laot, premier assistant opérateur auprès d’Yves Angelo depuis 2013, parle de son approche aussi sensible que méthodique de l’optique, de rythme et d’écoute, de la bonne position du premier assistant et du lâcher-prise qui vient avec l’expérience...

Comment abordez-vous les nouvelles optiques avec Yves Angelo ? Avez-vous des méthodes, un protocole d’approche, qui vous permettent de les évaluer ?

Avec Yves on a un rapport aux optiques très direct, très artisanal. La série d’optiques choisie n’aura pas des conséquences qu’en termes de rendu mais aussi sur la manière dont on va travailler avec. Comme, par exemple, pour un instrument de musique, la façon dont un objectif est conçu va induire beaucoup de choses dans notre travail de mise au point. C’est comme si on jouait avec une guitare qui a un manche très long et des frettes espacées, et tout à coup on changeait pour une guitare plus petite : les mouvements des doigts et les gestes ne sont plus les mêmes.
Aujourd’hui les commandes de point permettent de faire des bagues pré-gravées, ce qui consiste à "apprendre" à la commande la course de mise au point de l’objectif pour homogénéiser toutes les courses d’une série. Or chaque optique a sa course, et à l’usage j’aime utiliser celle de l’objectif, parce qu’elle influence la façon dont on bouge. Chaque objectif est unique de cette façon, je le reçois comme ça. Il y a des objectifs très difficiles à utiliser tels quels, comme les GO ou les zooms : à courte distance la course de la bague est très longue, et c’est l’inverse à grande distance. Là, ça peut être intéressant d’utiliser une commande avec bague pré-gravée. Les Master Anamorphic ont une course très longue, à une courte distance, ça peut être compliqué de faire tous les tours nécessaires au follow focus pour le suivi de point. Sur les Supreme en revanche j’aurais tendance à privilégier la course réelle de l’objectif.

Ce n’est pas toujours évident d’exprimer ce qu’on ressent quand on utilise un objet, et j’ai toujours trouvé ça plus facile d’utiliser les métaphores musicales pour parler de la façon dont on l’utilise. On finit par le connaître de manière automatique quand on fait la mise au point. Si je devais jouer au ralenti un morceau de musique que je connais par cœur j’aurais beaucoup de mal, si je n’étais pas dans le rythme. Suivre une partition dans le rythme, ça marche pour le cadre et à plein de niveau.

Dans un premier temps donc, la prise en mains. Et ensuite ?

Dans un deuxième temps, on regarde comment se comportent les optiques par rapport au rendu de l’image et à la texture. Pour reprendre l’analogie musicale, on sort de l’aspect mécanique et de la préhension de l’objet, pour écouter le timbre et la musique et comment sonnent les harmoniques. Le premier paramètre est l’homogénéité colorimétrique des optiques, qui peut poser problème avec certaines séries datant du 35 mm. Ensuite, on dit souvent « cet objectif est piqué et il est contrasté ou peu contrasté » alors qu’en fait le contraste et la définition de l’objectif ne fonctionnent pas forcément en parallèle.
Par exemple, un objectif très contrasté peut donner une image qui a l’air piquée et très nette, alors qu’en fait elle n’est pas du tout définie, c’est le contraste qui amène cette sensation de netteté. Au contraire, on peut avoir des optiques très définies au point de voir chaque cheveu mais au contraste très doux, qui produisent une sensation de moindre netteté, alors qu’en fait leur pouvoir de résolution est plus grand. Certaines optiques sont piquées et contrastées, bien sûr.

Par quel moyen faites-vous ces observations ? Sur un banc d’essai, avec des mires ?

Sur les mires, on voit les tendances, parce que c’est plus facile de comparer des optiques avec cet outil, surtout côte-à-côte - c’est là qu’on a un regard très objectif, le cerveau et la mémoire visuelle ne nous jouent pas de tours. Mais comme dans la vie, on ne regarde jamais de mires, il faut impérativement passer par un visage, un paysage, et inévitablement passer en nuit et en jour, parce qu’il y a des objectifs qui se comportent très bien en jour et pas en nuit, et c’est souvent lié à leur contraste. Il n’y a pas d’objectif qui fasse tout parfaitement, on choisit un rendu, une texture. On regarde aussi comment l’optique "flare", comment elle réagit aux forts contrastes. Je trouve très intéressante la possibilité sur les Master Anamorphic de chez Zeiss de modifier des frontales et l’arrière de l’objectif avec des lentilles non-traitées anti-reflet.

Comment avez-vous utilisé la texture de la série Supreme choisie pour Blanche comme neige ?

Sur Blanche comme neige, qui est l’adaptation d’un conte, Yves a utilisé les Supreme avec des trames sur tous les plans. Ce sont des bas de soie anciens (aujourd’hui ils sont en nylon, les rendus ne sont pas les mêmes), qu’on peut monter à l’avant ou à l’arrière de l’optique. Ça diffuse l’image d’une certaine façon et ça affecte aussi les flous, la façon dont ils apparaissent à l’arrière de la zone de netteté. Pour ce film, l’idée était d’utiliser les trames et donc il fallait des objectifs extrêmement précis et définis. L’autre avantage était leur contraste relativement doux. Ils encaissaient très bien cette filtration qui est quand même un parti pris fort. C’est très criant sur les plans larges, où les hautes lumières vont réagir d’une certaine façon, donner ce côté très vaporeux, et où les flous aussi vont être importants. Il y a un plan large avec une voiture qui arrive dans la forêt, on était à pleine ouverture donc peu de profondeur de champ. A cette focale on aurait dû avoir malgré tout une sensation de plan large très net, et là, on avait vraiment un certain flou qui se dégradait comme si on avait passé le pouce sur de l’encre pour « étaler » les flous sur l’image, ce qui donnait l’impression qu’on avait filmé une maquette, une sensation d’irréel qui marche très bien avec le conte. On avait déterminé le diaphragme à la fois par rapport au contraste et par rapport aux trames, parce que s’il y a trop de profondeur de champ quand elle est devant ou trop de profondeur de foyer quand elle est derrière, la trame peut apparaître sur l’image.

Ce qui m’amène au dernier paramètre que je regarde quand j’évalue une série, qui est comment elle se comporte à chaque diaph, et surtout à pleine ouverture. Quand on ouvre le diaph le contraste change, avec les Master Anamorphic, c’est assez évident et c’est souvent un parti pris d’ouvrir systématiquement, y compris en jour en extérieur, pour garder le contraste qui correspond à l’image que l’on veut. Sur d’autres séries plus anciennes, quand on ferme le diaph, d’autres paramètres interviennent. Souvent, un diaph fermé au-delà de 5,6, à partir de 8, peut engendrer des pertes de définition et c’est un phénomène que je vérifie au cours des essais. Mais il faudrait aller demander à un opticien pour obtenir des mesures, tout ça ce sont des sensations. On a beau avoir des tableaux de calcul du contraste et de la profondeur de champ, c’est la sensation qui aura le dernier mot.
Par exemple, on pourrait croire qu’en Master Anamorphic le point serait plus difficile qu’en Supreme, parce qu’on est en anamorphique par rapport au sphérique, et curieusement, la qualité, la répartition du flou des Master Anamorphic ne sont pas du tout les mêmes que celles des Supreme, il y a un dégradé du flou beaucoup plus lent et davantage de tolérance sur les Master Anamorphic que sur les Supreme. La profondeur de champ théorique est plus faible mais les premières zones avant arrière seront moins floues, moins gênantes à l’œil, et ça se sentira moins. En termes de ressenti, il y aura plus de profondeur de champ, curieusement. En 35 mm les grains d’argent n’étaient pas à la même place d’une image à l’autre, si on faisait la courbe de la netteté on avait une sorte de colline, des pentes douces vers le flou de part et d’autre de la profondeur de champ théorique. Avec le numérique, c’est vraiment un pic. On a la sensation que le flou arrive d’un coup.

Avec les dernières caméras à grand capteur et les nouvelles optiques qui demandent un diaph plus ouvert pour obtenir un contraste satisfaisant, est-ce que vous diriez que votre métier d’assistant caméra est plus difficile qu’en pellicule, et même qu’avec les capteurs de taille Super 35 ?

Je dirais que le métier a évolué. La profondeur de champ est trois fois moins grande qu’en pellicule 35 mm, en revanche on a des outils formidables pour nous assister. On a un retour direct, on n’a plus à attendre la projection des rushes le lendemain. Le moniteur est un appui mais ça ne permet pas de réussir le plan. Il faut regarder ce qu’il se passe en direct, pour moi il n’y a aucune autre façon. Je fais encore des analogies avec la musique : quand la partition défile devant soi, si on attend de voir la note pour la jouer on est en retard, alors il faut anticiper. C’est un peu pareil, si on attend de voir le comédien sur l’écran, on sera en retard, et dans certains cas de figure on n’y arrivera pas, notamment quand il faut anticiper les mouvements parce qu’on improvise, ce qui arrive de plus en plus maintenant. Mais parfois je me laisse piéger, je ne regarde plus ce qui se passe en vrai, je me fais moins confiance. Je suis admiratif de ceux qui y arrivent avec les écrans, ils les utilisent beaucoup mieux !

En 35 mm il faut accepter de connaître parfaitement l’objectif, et il y a une part de magie, on fait le point sans savoir si ça va être net sur la pellicule. On le sait si on a été formé de cette façon-là. Et inversement, quand on vient du 35 mm et qu’on arrive sur le numérique, c’est une telle difficulté sur certains plans qu’il faut savoir utiliser, en plus des méthodes qu’on connait déjà, ces nouveaux outils qui sont redoutables pour certains cas de figure, comme les Cine Tape qui envoient des ultra-sons et donnent des indications de distance - pas toujours bonne mais c’est toujours une indication. Les écrans se sont améliorés, aujourd’hui, c’est beaucoup plus précis, on a de grands écrans légers qu’on peut emmener partout, en plus d’un contrôle qui est fait par le 2e assistant sur un plus grand écran derrière, dont j’attends la validation quand le plan est difficile.

Police, le dernier film que vous avez fait avec Anne Fontaine et Yves Angelo en Master Anamorphic, se passe beaucoup en voiture. Où vous mettez-vous, dans ce cas-là, pour voir les comédiens ?

Police est un film "de voiture". On peut être dedans, et dans ce cas il faut être contorsionniste, ça m’est arrivé une ou deux fois sur le film. Dans le coffre, ça n’a pas d’intérêt parce que j’ai besoin de voir les comédiens en vrai. On était en studio donc j’essayais de trouver ma place à l’extérieur, entre les reflets et les fonds d’incrustation. Le son m’envoyait un retour pour entendre les dialogues et justement pour avoir le rythme de la scène, et quand certains comédiens étaient masqués, si j’étais dans leur regard ou dans la lumière, j’étais aussi aidé de ma deuxième assistante, Julie Angelo, qui me faisait des annonces. Son aide est très précieuse, elle va au-delà de la technique, elle est un soutien moral et m’épaule beaucoup. Je travaille aussi depuis longtemps avec Louise Blum, dont l’apport est essentiel.
Donc j’essayais de trouver ma place à l’extérieur où je pouvais voir le maximum de comédiens. Ça fait quelques années que je suis assistant et c’est quand j’ai commencé à écouter les comédiens que j’ai eu le sentiment d’avoir fait des progrès. Pendant la prise, je suis souvent tellement concentré sur la technique qu’à la fin il m’arrive de ne pas savoir si le comédien a dit ses répliques correctement, s’il a buté sur des mots. Et quand je commence à bien intégrer une scène, j’ai remarqué que souvent, j’écoute en même temps que je fais la mise au point et c’est là que ça devient extrêmement intéressant. On a vraiment l’impression d’être en phase avec la scène. Plus on se détache de la technique et plus on arrive à faire ça.

Quelles sont vos relations avec les réalisateurs et réalisatrices ? Ils sont attentifs aux problématiques de la mise au point ?

Tous les réalisateurs n’ont pas les mêmes attentes. Ce qu’il faut, c’est ne pas les paniquer avec le point. On a parfois des exigences en tant que technicien, on voudrait que tout soit parfaitement net, mais il faut penser en termes de montage : s’il est évident qu’un moment qu’on a raté ne sera pas monté, il vaut mieux éviter d’encombrer la mise-en-scène de ce stress-là pour les laisser se concentrer sur leur film. Je considère, et c’est mon avis très personnel, qu’il ne faut pas que le point devienne contraignant pour la mise-en-scène, dans la mesure du possible. Et je préfère faire des compromis, même si c’est dur pour mon égo, si je pense que ça va servir le film. J’ai mis des années à accepter qu’un plan ne soit pas réussi au point, dans la mesure où ça allait servir la mise-en-scène, ou si ça n’apportait rien au film de s’acharner. Il faut se dire qu’il n’y a pas que son département qui compte. Dans l’image, tout compte. C’est un plaisir quand un réalisateur entend ça aussi, si je vais les voir ils me disent « oui je sais mais ne t’inquiète pas, je sais que ça marchera, je ne le monterai pas comme ça, merci de me le dire », et moi je ne vais pas en faire trop. Mais c’est très personnel, j’ai appris à prendre sur moi. Par moment, par contre, je ne lâcherai pas parce que j’ai l’intime conviction que c’est indispensable et qu’au montage ils regretteront de m’avoir dit « non ce n’est pas grave, on passe à autre chose ». Parfois j’insiste, mais je ne le fais pas tout le temps, comme des jokers que je me réserve. Ça c’est vraiment un apprentissage qui prend du temps, avant d’accepter ça. Je pense avant tout au film, quitte à rentrer en me disant « j’ai mal travaillé ! » C’est bizarre de dire ça mais on ne travaille pas que pour soi. Si on a un plan à filmer avec une fenêtre de cinq secondes et que je n’ai pas mon follow, je mets la main sur la bague de l’objectif et généralement on y arrive. Ce sont les plans que je préfère ! Alors que si on dit « il faut que je prenne ma distance, il faut que je vérifie pour être sûr », on rate le plan parce qu’il n’y a plus la bonne lumière ou le comédien ne pleure plus, c’est à ce moment-là qu’il fallait tourner. C’est accepter de se lancer sans être totalement prêt aussi. J’ai cette chance inouïe d’avoir la bienveillance d’Yves et toute son expertise derrière moi, et tout ce qu’il nous transmet. Il m’a beaucoup appris sur la transmission et l’importance de donner leur chance aux jeunes, dans les meilleures conditions. »

(Propos recueillis par Hélène de Roux pour Zeiss.)