L’éditorial d’avril 2022

"Éloge de la lenteur", par Céline Bozon, coprésidente de l’AFC
Je suis au cinquième jour de jeûne et je ne bois que de l’eau. C’est la cinquième fois que je fais un jeûne à l’eau de cinq, sept, neuf jours. Ce matin, en me levant de mon lit, je me suis demandé ce que j’aimais tant dans le jeûne… il y a plusieurs réponses.

La première est le réapprentissage de la lenteur, je me lève doucement, je me déplace doucement, je nage doucement. Dans nos vies très rapides, ça fait du bien, à vrai dire on n’a pas le choix, le corps impose cette lenteur.
L’autre chose, c’est la réponse émotionnelle et mentale du corps.
Le cerveau s’affole, lui, pour le coup, va beaucoup plus vite, les pensées se précipitent, les idées s’enchaînent. J’imagine que cela correspond à des données physiologiques (parce que le corps n’est pas juste occupé à digérer ?) mais c’est très impressionnant, il y a une sorte de clairvoyance dans ces moments-là.
Une précision.
Une clairvoyance précise. De l’avenir, de là où l’on en est. C’est un état très introspectif. Parallèlement on a une grande capacité à se regarder de l’extérieur, à s’éloigner de son être physique (quasi totalement au repos).
L’état est un peu suspendu, c’est un état second, où l’on a l’impression de flotter. (Comme la drogue ?, je ne connais pas.)
C’est très dur de s’endormir le soir, de plus en plus au fur et à mesure du jeûne, comme si l’esprit est toujours en éveil, et la fatigue du corps étant très élevée, il y a une sorte de contradiction, le corps et l’esprit luttent ; c’est comme si le cerveau refusait de se débrancher parce que lui est en pleine forme. Et puis l’état de veille et l’état de sommeil se confondent un peu, c’est pourquoi je rêve beaucoup pendant le jeûne. Même le jour on a parfois l’impression d’être retiré du monde, comme "endormi".
Ce n’est pas un hasard si jeûne a historiquement rimé avec méditation. Je viens de finir un très beau livre de Jacques Lacarrière qui s’appelle Les Hommes ivres de Dieu (un des dix livres emmenées par Sylvain Tesson quand il se retire six mois dans une cabane en Sibérie, seul).

Page 201 : « L’ascète porte en lui, en lui seul, les créatures cauchemardesques qu’il rencontre au désert, ce désert est bien, en cette époque plus qu’en aucune autre, ce lieu d’illusions d’optique qui nous enseigne qu’il faut d’abord voir clairement en soi avant de voir clair au dehors. »
L’époque étant le quatrième siècle après Jésus-Christ et le désert, celui d’Egypte.
Page 216 : « Les âmes ont leur odeur comme les corps… mais tout le monde n’est pas à même de le sentir, comme en témoigne ce passage des Apophtegmes des Pères du désert :
« Un saint vieillard raconta qu’un jour où il marchait dans le désert, il aperçut deux anges qui le suivaient. Après quelque temps ils rencontrèrent un cadavre. Le vieillard se boucha le nez à cause de la puanteur et les anges en firent autant. "Avez-vous donc senti aussi cette puanteur ?", leur demanda-t-il. "Non", répondirent les anges, "nous ne sentons pas l’odeur des corps mais nous pouvons sentir la puanteur des âmes. " »

Alors voilà, est-ce que je parle ici de mon âme, de ma conscience, ma pensée, de mon cerveau ?
C’est la question que pose le très beau film de Jean-Stéphane Bron Cinq nouvelles du cerveau, dont l’opératrice est Eponine Momenceau.
Résumé du film :
« Pourrons-nous répliquer le cerveau humain sur ordinateur ? Le connecter à des machines ? Envoyer des robots coloniser l’univers ?
En ce début de 21e siècle, la science-fiction est entrée dans les laboratoires. Aux recherches qui visent à comprendre le fonctionnement de notre cerveau biologique répondent des progrès spectaculaires dans le développement de l’intelligence artificielle.
Le film s’ouvre sur l’histoire d’un père et de son fils. Leur confrontation nous entraîne vers d’autres histoires qui dessinent la carte d’un Futur à la fois fascinant et inquiétant. »

Image extraite de "Cinq nouvelles du cerveau"

Il y a une scène absolument déchirante où l’un des cinq scientifiques, Niels Birbaumer, grâce à des interfaces cerveau-machine, entre en contact avec la conscience de patients totalement paralysés atteints du "locked-in syndrom".
Et le patient à qui on pose des questions sur son passé répond.
Tous les visages de la famille autour sont tendus vers la réponse. L’attention est à son comble. Et le cerveau se souvient.

L’oncle Fulvio habitait-il au Brésil ?
Non.
Nourissais-tu les carpes avec un bateau téléguidé ?
Oui.

Et puis après il y a une scène où la mère (qui ne voulait pas assister à la scène précédente) s’approche de son fils, elle dit communiquer avec lui par d’autres moyens, elle guette les signes qu’il lui envoie, d’imperceptibles mouvements ; elle lui prend les mains, l’embrasse.

Image extraite du film

Ce qui fascinant dans le film, c’est à quel point on retombe toujours sur une question philosophique : où est-ce que cela se situe, la conscience, l’être ?
Oui, robots, intelligence artificielle, etc., mais au fond il est surtout question de mystère et de spiritualité.

J’aime beaucoup le passage où Alexandre Pouget (qui est convaincu qu’on pourrait répliquer l’intelligence et la conscience sur des systèmes artificiels) parle avec son fils et lui explique que, énergétiquement, le cerveau est d’une efficacité redoutable, il consomme 20 watts, ce qui est la puissance nécessaire pour alimenter une ampoule pour toujours : ce n’est rien.

Surement un début d’explication à mes sensations de jeûne.

Christof Koch, chercheur en neurosciences, de son côté, parle d’une culture très orientée sur le cœur (cardio-centrée), on le voit dans le langage, dit-il ; on devrait dire non pas « sacré cœur » mais « sacré cerveau » et « je t’aime de tout mon cœur » devrait être « je t’aime de tout mon hypothalamus ». Merci à lui.

Dessin de Marc Paufichet, pour La Flibuste, avec son aimable autorisation