L’éditorial d’avril

Par Gilles Porte, président de l’AFC
« L’ombre est noire toujours même tombant des cygnes. » (Victor Hugo, La Fin de Satan, 1886)
Étrange de constater que le retour officiel de l’AFC à IMAGO*, début mars, coïncide avec la fermeture de frontières d’un grand nombre de pays… Eric Gautier - représentant de l’AFC pour les questions internationales - et moi-même, présents à l’Assemblée générale annuelle d’Imago, à Bruxelles, nous nous doutions que l’AFC allait être désignée comme un vilain petit canard par quelques-uns pour avoir claqué la porte d’Imago en 2013…

Impossible, en revanche, d’imaginer qu’un autre volatile allait renvoyer d’urgence dans leurs pays respectifs une assemblée de directeurs et directrices de la photographie représentant 53 nationalités…
Alors que les épidémiologistes pointent du doigt la chauve-souris ou le pangolin - voire une combinaison des deux - les économistes parlent plutôt aujourd’hui d’un cygne noir, théorisé par le statisticien Nassim Nicholas Taleb**
Dans le langage des marchés, le « cygne noir » est un événement inattendu, d’une portée exceptionnelle dont l’ampleur des conséquences - heureuses ou malheureuses - est énorme.

Aujourd’hui, l’existence de cygnes noirs n’a rien de surprenant. Mais au XVIe siècle, l’ancien monde était convaincu que tous les cygnes, sans exceptions, étaient blancs. Ce n’est qu’en 1667, en Australie, que des explorateurs allemands découvrent des cygnes noirs.
Et voilà comment les mots « cygne noir » désignent aujourd’hui l’idée qu’une impossibilité théorisée peut ensuite être réfutée.

L’importance de la métaphore est qu’elle constitue une analogie montrant la fragilité des systèmes de pensée.
Talbeb illustre son propos en prenant l’exemple d’une dinde que l’on nourrit chaque jour de son existence dans le but de la manger à Noël… Du point de vue de la dinde, l’idée de sa vie se résume à : « On va me nourrir tous les jours jusqu’à ma mort naturelle, et cela ne changera jamais. » Si chaque journée qui passe semble confirmer cette prévision, elle rapproche la dinde paradoxalement du « cygne noir », c’est-à-dire de son exécution la veille de la fête, sans qu’elle s’y attende.

Alors qu’il m’arrive de me lever la nuit pour aller vers le réfrigérateur de peur d’être cette dinde, Syrine (17) me fait lire ses lettres de motivation qu’elle doit remettre aujourd’hui, jeudi 2 avril, à différentes universités… Voilà au moins un signe tangible que la vie continue alors que nos tournages sont toujours à l’arrêt…
Entre ses vœux, elle me montre des images qui circulent actuellement sur les réseaux sociaux, non pas sur le ballet de Tchaïkovski mais sur le tube My Everything, de Barry White***. Elle me cite les propos du chorégraphe Medhi Kerkouche, qui les a mis en ligne : « On nous a dit qu’on ne pouvait pas sortir… Pas qu’on devait arrêter de danser… ».
Et voilà comment des albatros qui refusent de marcher chassent immédiatement le chant d’un cygne !

Alors, avant de se serrer à nouveau autour d’une caméra sur l’épaule, d’un projecteur qui bat, d’un comédien qui postillonne, d’un perchman qui grimace, d’un accessoiriste qui court, d’une directrice de production qui transpire, d’une maquilleuse qui retouche une ride, d’un coiffeur qui rectifie une mèche, d’un chef opérateur du son qui ajuste un HF, d’une scripte qui replace un objet, d’un assistant réalisateur qui lance un « Moteur », d’une assistante caméra qui mesure une distance, d’un réalisateur qui fait tomber son scénario, continuons surtout de danser, de dessiner, de photographier, d’écrire, de chanter, de composer, sans avoir peur du silence qui nous permet de mieux écouter mais aussi de mieux regarder…

Car, à l’heure où le temps semble arrêté, où des Italiens s’interrogent légitimement sur le bien-fondé d’une Europe, la créativité et la solidarité ne seront-elles pas des atouts majeurs pour vaincre une pathologie qui révèle une société bien au-delà de ses services hospitaliers ?

* www.imago.org

** www.lesbelleslettres.com/livre/1407-le-cygne-noir

*** www.leparisien.fr/culture-loisirs/confinement-la-video-de-cette-choregraphie-a-distance-fait-un-carton-31-03-2020-8291310.php