L’éditorial de la Lettre de janvier 2010

par Caroline Champetier
Durant ces derniers mois, nous – membres du bureau et initiateurs des " dialogues actifs " – avons été saisis par la justesse et la profondeur des contributions à ces " dialogues actifs " entre les membres de l’AFC. Nous choisissons, en ce début 2010, de laisser place à l’un d’entre eux, dont la distance, tant dans l’expérience que dans la situation géographique, permet de comprendre que nos préoccupations doivent nous permettre d’échanger sans relâche, pour construire un avenir à notre métier.
Voici un extrait de la contribution de Philippe Rousselot, AFC, ASC à ces " dialogues actifs ".

« J’ai suivi tous les débats avec un très grand intérêt, et oui, c’est vrai, ce débat prouve à quel point l’AFC est bien vivante. Par ailleurs, malgré les avis très divergents de chacun, j’ai du mal à faire la part des choses, et j’ai à chaque fois l’impression que le dernier qui parle a raison, car chaque point de vue résonne de préoccupations et de raisonnements tous justifiés, non pas seulement par la justesse de simples opinions, mais grâce aux angles de perception qui varient suivant la position de chacun des interlocuteurs.
Plus qu’un débat, je vois des intérêts et des sensibilités dispersés aux quatre coins d’un paysage cinématographique extrêmement varié, chaque position justifiant un point de vue particulier. Merci à chacun, j’ai en fait, grâce à vous, appris beaucoup de choses.

J’ai commencé à travailler dans les années soixante quand le métier connaissait une fracture importante, léguée par la nouvelle vague. Les Nuyten, Lafaye, Robin, moi-même, et bien d’autres, se sont engouffrés dans cette brèche avec une arrogance et un mépris des règles que nos aînés nous ont certainement reprochés, et avec juste raison sans doute. Chaque génération casse les règles et parfois, ce qui est moins sympa, les prix.
Et, tout doucement, cette nouvelle génération reconstruit des règles, des manières d’être et, peu ou prou, rétablit des salaries (à ce sujet, il serait urgent d’avoir un débat sur le rôle du syndicat et de notre participation à son activité !).

Une sorte de paix s’installe alors, avec des gagnants et des perdants mais, pour ceux-là, une façon d’être au monde (celui du cinéma) se construit et dessine des modes de participation, des règles de conduite et de communication ; et si le monde (celui du cinéma comme le monde en général) reste en flux constant, cette façon d’être au monde ralentit les vitesses des transformations qui ne cessent de vouloir le changer, le plier aux diverses contraintes du marché. C’est au prix de ces ralentissements que les choses artistiques se font, dans des moments de calme apparent où les règles sont respectées et les talents reconnus. Mais là où les vitesses ont été freinées, des tensions se sont crées, comme des élastiques que l’on tend à l’excès, jusqu’à des points de rupture et, un beau jour, une nouvelle fracture se produit, un nouveau chaos s’installe.

Les nouvelles technologies ne sont pas nécessairement la cause de ces fractures mais elles émergent quand une fracture se produit (une nouvelle technologie ne réussit à s’imposer que quand une demande se manifeste, jamais du fait de sa seule disponibilité sur le marché). La crise actuelle est une manifestation d’un de ces moments de rupture. Le fait qu’elle se conjugue avec une crise économique d’un autre ordre et plus générale, rend ces bouleversements d’autant plus douloureux et dramatiques.
Et s’il est difficile de se faire à un " Être au monde ", il est encore plus difficile de le quitter sans déchirements, sans la perte de certitudes, sans pleurer la perte d’un être cher. Il est normal que chaque génération vive fort mal le glas de son époque et la fin de son monde. On n’imagine pas demander à un Van Gogh de faire de l’art abstrait ou à un Schoenberg d’écrire de la pop music.

Nous avons vécu avec les ambitions les plus nobles et parfois les plus mesquines mais, heureusement, les choses que nous avons faites restent et peut être vont-elles servir d’exemple, comme les films vus à la cinémathèque de la rue d’Ulm l’ont étés pour moi dans les années soixante. Et je voudrais répondre humblement à Ricardo Aronovitch, en ce qui concerne son enseignement, pour lui dire qu’il suffit qu’il ait posé la question et que s’il abandonnait son cours, à qui enseignerait-on maintenant et quoi ? Que le talent qu’il possède, son amour du cinéma (et j’en suis un des ses nombreux admirateurs) sont les meilleurs choses qu’il puisse transmettre, indépendamment des techniques, des modes et des fluctuations aléatoires de ce métier et qu’il est nécessaire, sinon indispensable, qu’il continue.

Je voudrais trouver un peu de consolation dans la croyance qu’une nouvelle génération trouvera sa façon d’être au monde et sera à même de rétablir les règles d’une possibilité de faire encore du cinéma, et d’en vivre. (Il est aussi possible qu’elle retrouve des règles identiques à condition de les avoir faites siennes)
Je n’en suis pas moins attristé de voir la situation présente et il faut que notre réflexion continue. Nous devons étendre notre action vers une action politique et syndicale, d’une manière ou d’une autre, afin que ces ruptures soient vécues de la manière la moins douloureuse possible, pour nous, et pour tous ces jeunes gens et jeunes filles qui veulent et qui vont nous remplacer. »
(Philippe Rouselot)