L’éditorial de mai

Par Gilles Porte, président de l’AFC
Cela fait donc plus d’un mois et demi que nous sommes confinés chacun d’un côté… Nous - ma fille, son chat et moi - avions débarqué au milieu de cerisiers en fleurs, dans une vieille maison familiale, au cœur d’un petit village agricole du sud de la France… Nous venons aujourd’hui de manger nos premières cerises… Ces simples constats n’auraient sans doute pas accompagné mon édito si le contexte avait été différent mais la situation imposée a déplacé mon regard et tous mes sens.

Cependant, les points que j’ai posés à l’intérieur de cette parenthèse ressemblent plus aujourd’hui à des immenses points d’interrogation qu’à des points de suspension… Ici, dans ce petit village du Gard, les anciens ont un dicton par jour mais à l’épicerie, ce matin, personne ne m’a dit qu’« en mai, j’allais pouvoir faire ce qui me plairait ! »
Les premières consignes commencent à circuler pour que nous envisagions de continuer à faire nos métiers. Continuons à réfléchir ensemble, associations, syndicats, écoles, étudiants et partenaires, malgré le respect des gestes barrières et les règles de distanciations physiques car je crois que ce n’est que collectivement que nous pourrons sortir de cette crise…

Lors de ma sortie journalière, je rencontre Roger, 84 ans. Un poil plus âgé que ma mère, Roger était agriculteur quand ma mère se lançait dans des études de médecine… Les vignes et les asperges, c’était son truc, à Roger… D’ailleurs il suffit de bien regarder ses mains pour comprendre que ce qu’il me raconte, c’est tout sauf de la littérature ! Roger me désigne cette fameuse deuxième ligne que constituent les agriculteurs, aujourd’hui cités en exemple. Passant le bonjour à ma mère, à 200 kilomètres d’ici, et à ma sœur, infectiologue à Toulouse, il se félicite du comportement exemplaire de « la première ligne »…
Pourtant Roger, à 20 heures, n’applaudit pas à sa fenêtre… Roger, à 20h, il peint… Il a commencé à l’âge de 17 ans ! Sa peinture n’est pas figurative et encore moins naïve, elle est abstraite…. Et Roger le revendique ! Son univers se déploie sur de larges et très minces supports de papier… Sa matière, c’est l’acrylique ! Pas de grandes trajectoires ni d’éléments "dominateurs" mais des trames subtiles où les taches s’affrontent et parfois communient. Son métier de la terre ne lui a pas permis de se consacrer beaucoup à sa peinture dans sa vie active alors aujourd’hui, il s’y plonge.

Roger me raconte comment il a, un jour, décidé de vendre certaines de ses terres viticoles pour acheter une toile. Il en était tombé amoureux lors d’une exposition. Au village, beaucoup le prenaient pour un fou. En plus, la toile qu’il avait choisie n’avait pas de couleurs ! Fier, Roger me la fait découvrir dans un coin de son atelier et je remarque une tache sombre entre deux photos noires et blanches... Il a eu le nez creux Roger, ce noir est de Soulages ! Puis le visage de Roger s’assombrit. Il me demande comment ça va dans le cinéma aujourd’hui avec cette histoire de virus… Je grimace… Il me confie que, bien qu’étant un admirateur de Soulages, il a toujours aimé se retrouver face à un immense écran blanc avant que le rayon du projecteur ne le prenne à revers et il me guide dans son immense potager….

Il me cueille des salades et me fait sentir une plante que je ne connais pas : « C’est de la menthe poivrée, tu en mets une feuille ou deux dans la salade et tu vas voir, elle va te relever tout ça que tu n’as même pas idée ! »… En me glissant les salades dans un sac en papier, il rajoute : « Si j’ai de la menthe poivrée dans mon jardin et si, toi, tu as un euro dans ta poche et que tu m’achètes ma menthe poivrée, tu auras la menthe poivrée et moi j’aurai un euro… Tu verras alors dans cet échange un équilibre parfait : tu as un euro et moi la menthe poivrée, et dans l’autre cas, tu as la menthe poivrée et moi un euro… Mais si tu as un sonnet de Verlaine ou le théorème de Pythagore et que moi, je n’ai rien, et si tu me l’enseignes, à la fin de cet échange-là, j’aurai le sonnet et le théorème mais tu les auras gardés. Dans le premier cas, il y a équilibre, c’est la marchandise, comme ma menthe poivrée… Dans le second, il y a accroissement, c’est la culture… C’est peut-être cela qu’il faut rappeler à notre président en ce moment parce que ce ne sera jamais vrai que le domaine dans lequel tes collègues et toi exercez doit être moins considéré que l’agriculture et la santé… »

Rarement, je crois, il ne m’était arrivé de voir, dans un noir si opaque, un tel rayon de lumière… Roger m’avoue que ces propos ne sont pas de lui mais de Michel Serres…
Puissent les mots du philosophe et le regard pétillant de Roger retrouver celles et ceux qui sont aujourd’hui actuellement plongés dans l’obscurité car, comme dans la peinture de Soulages, apparaîtra alors cette lumière secrète qui nous animait hier et nous animera encore demain.

En vignette de cet article, deux toiles de Pierre Soulages exposées à la Fondation Gianadda de Martigny - Photo Thierry Chesnot / Getty Images / Le Temps.