L’éditorial de novembre 2022

"Les formes du visible", par Céline Bozon, coprésidente de l’AFC

par Céline Bozon Contre-Champ AFC n°336

« Regarder les choses en oubliant ce qu’on sait, c’est apprendre d’elles qu’elles nous oublieront. » Joë Bousquet, Le Meneur de lune
Nous sommes dans un moment de l’histoire où tout s’accélère, où l’économie se mondialise, où le monde et les échanges sociaux se virtualisent, sûrement à un moment de bascule. Donc ça fait peur. Peur de disparaître, peur de changer de forme, peur de se faire manger par l’économie, par le "monde".

Toutes ces questions passionnantes ont parcouru les États généraux du cinéma.
Le rapport aux plateformes, l’avenir de la salle de cinéma…, celui du cinéma dit d’auteur.
La panique arrive vite.

Peut-être sommes-nous à l’orée d’une révolution esthétique et politique.
Et je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est peut-être une bonne nouvelle.

En ce sens le livre de Philippe Descola Les Formes du visible est extrêmement vivifiant.
En effet il trace au travers des âges et des civilisations une histoire de l’art, à travers quatre mouvements : le totémisme, l’analogisme, l’animisme et le naturalisme.

Poupée (tihu) hopi figurant WupaMoKatsina, "Katsina-Longue-Bouche" - Library of Congress
Poupée (tihu) hopi figurant WupaMoKatsina, "Katsina-Longue-Bouche"
Library of Congress
Les démons enfourchent et mènent la monture de l'âme, cet éléphant composite, anonyme, école moghole, début du XVI<sup class="typo_exposants">e</sup> siècle
Les démons enfourchent et mènent la monture de l’âme, cet éléphant composite, anonyme, école moghole, début du XVIe siècle
Deux "démons" dans un jardin, tapis de laine Mohtashem, Kashan, Iran, début du XX<sup class="typo_exposants">e</sup> siècle
Deux "démons" dans un jardin, tapis de laine Mohtashem, Kashan, Iran, début du XXe siècle

« La figuration n’est pas tout entière livrée à la fantaisie expressive de ceux qui font des images. On ne figure que ce que l’on perçoit ou imagine, et l’on n’imagine et ne perçoit que ce que l’habitude nous a enseigné à discerner. Le chemin visuel que nous traçons spontanément dans les plis du monde dépend de notre appartenance à l’une des quatre régions de l’archipel ontologique : animisme, naturalisme, totémisme ou analogisme. Chacune de ces régions correspond à une façon de concevoir l’ossature et le mobilier du monde, d’en percevoir les continuités et les discontinuités, notamment les diverses lignes de partage entre humains et non-humains.
Masque Yup’ik d’Alaska, peinture sur écorce aborigène, paysage miniature de la dynastie des Song, tableau d’intérieur hollandais du XVIIe siècle : par ce qu’elle montre ou omet de montrer, une image révèle un schème figuratif particulier, repérable par les moyens formels dont elle use, et par le dispositif grâce auquel elle pourra libérer sa puissance d’agir. » Les Formes du visible

Et l’on se rend compte que l’on n’a exploré qu’une partie infime de la représentation. Ce livre m’a donné des ailes, voir inspirée.
On se rend compte à quel point l’esprit humain est borné et se nourrit que ce qu’il connaît déjà et reproduit sans beaucoup de doutes. Que d’inconnu dans ce livre… d’inexploré en termes et de perception et de représentation et de rapport au monde, humain, animal, terrestre, invisible.
Là aussi ça résonne très fort avec le monde d’aujourd’hui.
La frontière entre l’esthétique et le rituel (une forme d’action sur le monde) se resserre et nous questionne encore plus frontalement sur la fonction de l’œuvre d’art. Comment par l’art développer une puissance d’agir de l’homme ?

Que serait cette « puissance d’agir » par rapport au cinéma. La notion est complexe mais me parle très fort.
Redonner de la présence au monde, aux autres, changer de point de vue. Se situer. Agir là où on se sent d’agir par l’émotion, la présence, les creux.
Tenter de donner à voir sa réalité et la rendre présente, sensible, pour l’autre. Partager cette fonction. « Rendre visible l’intériorité. »
Tenter de partager les questions qui nous traversent ; et se laisser traverser par les questions, être présent.

Serait-ce une première clé, cette notion de présence ?

Le "flux", c’est l’absence de pensée, de sensation, de place pour le spectateur, c’est ce que j’appelle « le sucre », c’est à dire ce qui ne demande aucun effort, et qu’on oublie immédiatement et qu’on redemande immédiatement. C’est l’absence, aux autres, au monde.

Il est temps de réactiver la présence. Et le cinéma est de ce côté-là.