L’"ombre éclairée" d’Agnès Varda

Par Hélène Louvart, AFC
Agnès, voila ces quelques lignes.
Notre dernière conversation date de ce janvier, tu m’as appelée vers les 23 heures, ainsi que le lendemain aussi, il était quasi minuit. J’ai de suite décroché et je n’ai pas osé te dire qu’il était tard. Tu paraissais à ta voix en pleine forme, me demandant ce que je faisais, où j’étais, et si je pouvais te conseiller un ou une étalonneuse en qui j’avais confiance pour ton dernier film.

« C’est comme un entretien de moi, où, tu comprends, je réponds à toutes les questions que l’on m’a déjà posées, mais là, je ne serai plus obligée de me déplacer pour y répondre… tu comprends, … je me sens un peu fatiguée là… »
Et de visu, c’était en mars dernier (2018), aux Spirits Awards. La cérémonie te paraissait un peu longue, tu attendais Rosalie et J.R. On était très contente de se parler, « … les deux seules Françaises à attendre leur prix ». Que tu as eu d’ailleurs juste après, et que je n’avais pas eu. « Tu sais, ce n’est pas très important, … on ne fait pas du cinéma pour avoir des prix… regarde, moi, j’ai dû attendre d’être vieille pour en avoir… ». Tu te plaignais de ne plus bien voir, tu ne comprenais plus très bien l’anglais, et je te racontais ce que l’on voyait de notre place. Quel film, quel prix, qui parlait au micro … et tu m’as dit : « Je suis fatiguée, je me sens fatiguée, je n’ai plus trop la force tu sais… »

Et pourtant de la force, tu en avais en 2007, quand nous avons tourné Les Plages d’Agnès. Tu voulais que ce soit un documentaire léger mais en même temps « fictionné ».
Beaucoup de plans fixes, de travellings et d’épaule, mais j’avais la caméra quasi sur mon avant-bras, afin d’être un peu en contre-plongée vis à vis de toi, car comme tu me le disais souvent : « Qu’est-ce que tu es grande, qu’est-ce que tu es grande ! »
Tu attendais de moi que je fasse mon maximum dans les cadres et dans la lumière. Tu voulais une lumière soignée, lorsque nous avons recréé la cour de ta maison en studio. Avec un effet jour que tu voulais quasi parfait, et tu me faisais confiance. Et tu ne voulais pas ressembler à « une vieille bonne femme toute flétrie » - je reprends bien évidemment ton expression- , et pour cela tu m’as demandé de « l’ombre éclairée », c’est-à-dire que tu sois dans l’ombre (surtout pas de lumière en direct) mais éclairée, surtout pas terne, on allait « poser une lumière qui va éclairer le mur, que l’on mettra hors champ, qui va éclairer le visage, pour qu’il soit lumineux et adouci » … « et surtout, hein, pas des lumières de trop haut ! Cela fait moche, ça durcit et ça vieillit ! »
Il y a d’ailleurs dans le film un plan large, dans ta cour reconstituée en studio, où l’on te voit entourée par « une montagne de matériel », tout en cherchant « quelque chose de naturel », mais tu ne voulais pas tricher, tu souhaitais que cette image soit dans le film, tu voulais que l’on filme notre dispositif, et tu étais ravie de tout cela. Cela te donnait une énergie d’enfer, une façon de « fabriquer le cinéma ».
Et les montagnes de sable devant chez toi, à reconstituer les bureaux de Tamaris dans ta rue (le week-end forcément pour des problèmes d’autorisation), à passer notre temps à déplacer ce bureau à droite, « euh... non finalement un peu plus à gauche », « et cette lampe-là, elle est trop moche, allez on l’enlève ! ».
Tu étais très précise, très exigeante, le sens du détail, et à nous deux réunies, cela faisait plus du double car je suis pire que toi, et tu étais pire que moi... « toujours aller de l’avant, jamais se contenter du peu, toujours un peu plus ».
Comme un peu plus haut sur la tour de six mètres installée dans le sable, pour filmer les acrobates, un peu plus haut pour la ligne d’horizon, « tu la vois là-bas, et bien mets-là en bas du cadre, plus bas que les personnages, alors monte, monte encore un peu avec la caméra, si tu peux, monte encore un peu ! »
J’ai même fait un plan à Noirmoutier en haut d’une échelle, la caméra sur l’épaule, pour que l’on ait à nouveau l’horizon en bas du cadre : « Tu fais attention, hein, Hélène ? Tu fais attention ! »
Et sur la scène où tu me parlais par signes, où tu étais sur un bateau sur la Seine et moi sur un autre, et on ne te comprenait pas, tu n’appuyais pas sur le bouton du talkie-walkie pour parler, alors tout par geste, « panote à droite, panote par ici, non plutôt par là ».

Tu m’as tout de même avoué un jour que je t’avais vraiment vexée. Tu m’as rappelé que tu m’avais téléphoné pour Les Glaneurs et les glaneuses, pour que l’on fasse le film ensemble, et que je t’avais répondu assez froidement : « Non je ne peux pas Agnès, je ne suis pas disponible », sans m’attarder dans la conversation. Sans même te remercier pour ta proposition. Et cela t’avait vraiment vexée, tu m’as avoué que tu avais été fâchée par mon attitude. Alors que moi, je ne souviens pas du tout de cela, je m’était sentie "normale". Et tu sais Agnès ô combien je fais très attention à l’attitude et au comportement de chacun d’une manière générale ! Alors je te présente à nouveau mes excuses pour cet incident, qui avait été donc une "véritable ombre" entre nous.
Nous avions revu ensemble le making-off / bonus de Daguerréotypes, où tu commentes avec Nurith Aviv tes souvenirs de tournage en renvoyant en direct les images, et pour moi, ce genre de conversation m’avait paru essentiel.
Et tu sais Agnès, je continuerai à m’appliquer, à faire mon maximum, surtout dans le domaine de « l’ombre éclairée », je te promets que je vais encore progresser,
Tu peux me faire confiance pour cela.

En vignette de cet article, les bureaux de Tamaris reconstitués rue Daguerre pour Les Plages d’Agnès (Photo Ciné Tamaris).