"La Femme sur la Lune"

La Lettre AFC n°263

Les éditions Terre de brume, installées en Bretagne, travaillent depuis près d’un quart de siècle sur les littératures de l’imaginaire. Elles publient Une femme dans la Lune, le roman de Thea Von Harbou qui est à l’origine du film de Fritz Lang La Femme sur la Lune (1929). En couverture de l’ouvrage, figure une image du film où l’on voit l’actrice Gerda Maurus tourner la manivelle d’une caméra Akeley dans un paysage lunaire.

C’est en 1920, à Berlin, que Thea Von Harbou rencontre Fritz Lang. Ils travailleront ensemble, entre 1922 et 1933, sur neuf films dont Docteur Mabuse, le joueur (1922), Les Nibelungen (1924), Metropolis, La Femme sur la Lune et M le Maudit (1931).

Terre de brume a déjà publié dans la collection Terra Incognita, qui redonne vie à des œuvres oubliées, Metropolis, qui n’avait jamais été traduit en français. Frau Im Mond a été publié en allemand en 1928 et Une femme dans la Lune est reprise d’une adaptation réalisée en 1929 par Mathilde Zey et jamais rééditée. Adapté au cinéma la même année par Fritz Lang, Une femme dans la Lune reste un roman particulièrement visionnaire sur l’avenir de la conquête spatiale.

L’éditeur Dominique Poisson s’explique : « Thea von Harbou participe tout à fait de ce que je cherche, à savoir un modernisme désuet, un avant-gardisme révolu et toujours nimbé d’une intense poésie. Ces récits nous offrent la vision que l’on avait de la Babylone future et de la conquête spatiale dans les années 1920, ils sont à la fois révolutionnaires et merveilleusement datés, resplendissants et un peu fanés. Ce sont des concepts narratifs avant d’être des textes, des objets littéraires dont la structure a su rester moderne, mais dont l’écriture vieillit plus difficilement. »

« Un style proche de la déclamation théâtrale, quasi shakespearien, souvent biblique, avec des formes répétitives, des personnages exaltés et des métaphores saisissantes », écrit quant à lui dans sa préface Jean-Claude Heudin, spécialiste de la robotique et des créatures artificielles.

Extraits d’Une femme dans la Lune
« Le 24 juin n’était pas seulement un jour mémorable dans l’histoire des études astronomiques ; il devait prendre aussi une place importante dans les statistiques des moyens de locomotion, des ambulances de Croix-Rouge, des bookmakers et des pompiers, des marchands de coco, de glaces et des loueurs de chaises, des photographes et des tourneurs de films, des femmes nerveuses, comme aussi des marchands de journaux, des pickpockets, des orchestres, de la police, des hauts-parleurs, des enfants perdus, des chiens hurlants, de la poussière, des mots aigres-doux échangés, des calembours, comme des mauvaises plaisanteries, des mesures d’ordre, des dépenses d’argent, de l’enthousiasme et de la patience et de l’endurance humaines. [...]

La mer, d’une transparence de cristal, buvait les rayons du soleil jusqu’en ses profondeurs. Des mouettes la survolaient en tous sens et lorsque parfois, d’une aile rapide, l’une d’elles effleurait la surface des eaux, elle faisait jaillir des myriades d’étincelles et de paillettes dorées. (...) Dans le hangar d’aviation du poste d’expérience III, toutes les lampes de cinq mille bougies jetaient une lumière crue. Les quelques personnages qui allaient et venaient auprès de la masse gigantesque du double appareil de vol avaient l’air de mouches qui se promènent autour d’un monstre endormi. [...]

Il s’écarta d’eux et regarda le ciel devenu obscur. Il vit se refléter dans l’eau la chaîne des lampes à arc disposées tout autour de la plage ; il vit la piste, le monstrueux indicateur de la route, élever obliquement sa double ligne – direction et fin de l’ascension que l’avion-pilote devait aiguiller. (...) Et tandis que l’astre des nuits montait à l’horizon, une coulée d’argent glissait sur la mer jusqu’à la rive où se trouvait le hangar aux portes hermétiquement fermées. Ce fut comme si d’une main magique, elle venait frapper à ces portes car elle s’ouvrirent au même instant. Tous les phares placés alentour s’allumèrent soudain. Leurs puissants faisceaux de lulière était d’un blanc bleuté et froides comme de la glace. A la lueur projetée, on apreçut au fond du hangar un colosse frémissant, l’avion qui, dans son double corps puissant, transportait l’aéronef. (...) Les photographes, les opérateurs de cinématographes, qui s’étaient précipités hors du hangar, entouraient le géant comme un essaim de mouches. [...]

Comme un poisson qui glisse entre la clarté blanche du jour et la noire obscurité de la nuit, inconscient du mouvement parce qu’il ne le perçoit point, l’aéronef intersidéral précipitait depuis cinquante, depuis soixante heures et plus, sa course vertigineuse dans la direction de la Lune, avec le Soleil à sa gauche et la nuit à sa droite, et la Terre toujours plus loin derrière lui, tandis que la Lune apparaissait de plus en plus proche. (...) Des merveilles d’immensité, de beauté, d’épouvante avaient surgi et disparu tour à tour. L’univers, tout à coup, s’était entrouvert, offrant aux yeux des passagers de l’astronef un spectacle terrifiant d’éruption cosmique. De profondeurs inconnues, fermées depuis des éternités aux regards terrestres, il s’était effrité en cascades grandioses se déversant dans l’obscurité du firmament, miséricordieux envers la créature humaine et lui montrant seulement sa magnificence, sans le toucher pour l’anéantir irrémissiblement. » [...]

Les appareils automatiques à cinématographier tournaient sans relâche les bobines de films qui se remplissaient les unes après les autres. [...]

Non, le Soleil ne se présentait point comme un simple demi-cercle brillant. Il irradiait l’orient de la lune d’une merveilleuse lumière. Il la faisait scintiller, l’inondait de faisceaux de rubis, d’émeraudes et de saphirs, il faisait chatoyer les pierres de ses montagnes comme des topazes, des tourmalines, des améthystes, des opales au-dessus des déserts terrestres, et dans cet effrayant ciel de soufre, le Soleil encore visible poussait des protubérances enflammées. [...]

Frida, qui n’avait point été appelée à participer aux recherches, avait pendant ce temps passé des heures brûlantes à travailler avec les appareils photographiques et cinématographiques afin de réunir la documentation nécessaire à illustrer les notes prises par Hélius. Epuisée de fatigue, les nerfs mis à fleur de peau par les événements précédents et par son inquiétude au sujet de Manfeld, elle leva les mains qu’elle porta à ses oreilles pour ne plus entendre ces cris d’appel auxquels on ne répondait point. [...]

Une femme dans la Lune (Frau im Mond), de Thea von Harbou, traduit de l’allemand par Mathilde Zeys,
Editions Terre de brume, "Terra Incognita", 192 pages.