"La Vie d’Adèle", au chapitre témoignage

AFC newsletter n°232

Dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde du 28 décembre 2012, Vincent Maraval, fondateur de la société Wild Bunch, s’indignait de la rémunération exorbitante des acteurs français. Cette même société vient d’avoir le bonheur de décrocher la Palme d’or à Cannes comme coproducteur du film La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche. Voici le témoignage de l’un des salariés de ce film qui préfère garder l’anonymat pour préserver sa tranquillité. On y découvrira que le salaire des équipes semble poser beaucoup moins de problèmes de conscience à ce producteur que celui des stars.

Si " l’affaire Kechiche " a été dénoncée par l’Atocan, association des techniciens et ouvriers du cinéma et de l’audiovisuel du Nord Pas-de-Calais, c’est probablement que cette structure était la plus proche du tournage, dès lors plus directement accessible qu’un syndicat national. Mais les faits dénoncés depuis quelques jours le sont de la part de très nombreux techniciens issus de toute la France, qui ont été relayés dans deux récents articles du journal Le Monde. Et, chose rare, des chefs de poste parmi lesquels des collaborateurs de la première heure ont quitté le tournage en cours de route.

Lorsque les techniciens ont été contactés pour participer au projet Le Bleu est une couleur chaude (devenu depuis La Vie d’Adèle, chapitres 1 & 2), c’est sans hésiter qu’ils ont accepté les conditions d’engagement qui leur ont été proposées. Car tous ont conscience de la difficulté de financer de pareils projets dits " d’auteur ", et tous revendiquent le droit d’exister de ce genre de cinéma. Ce fut donc un acte militant de participer au projet, en acceptant des conditions d’engagement allant de 20 % (pour les premiers salaires) à 50 % (pour les chefs de poste) en dessous du barème minimum syndical, ainsi qu’une rémunération forfaitaire par jour. En retour, il n’a pourtant jamais été question de quelconques contrats de participation.

Mais ce qui a été imposé par la production est allé bien au-delà, à savoir une disponibilité totale 7 jours sur 7, sans aucune possibilité de prévoir quoi que ce soit en dehors du tournage : durée du plan de travail officiel délibérément sous-estimée, feuilles de service du jour suivant envoyées par e-mail 4 à 5 heures après la fin de journée, voire simple convocation par SMS dans la nuit pour le lendemain, journées de repos transformées en journées de tournage en dernière minute… Il y a même eu plusieurs tentatives de supprimer la diffusion de toute feuille de service et des périodes de 13 jours de travail consécutifs.

Que le réalisateur ait besoin de temps pour trouver la meilleure manière de tourner une séquence, et que ceci prenne parfois 8 heures de réflexion alors que l’équipe est convoquée et attend n’est pas un problème en soi : les techniciens sont au service d’un projet artistique et celui-ci n’est pas toujours facile à mener à bien ; leur mission est de se tenir disponibles et de donner le meilleur de leurs compétences à la réalisation de ce projet. Mais lorsqu’au terme de cette journée d’attente, que l’idée se concrétise enfin et que l’on démarre dans la foulée une deuxième journée à enfin tourner, cela commence à poser question, surtout lorsque cette méthode de travail devient une systématique de tournage. Et pour maintenir la pression sur la réactivité de l’équipe, voire sa loyauté envers le réalisateur, ce dernier commande sur-le-champ de tourner dans un nouveau décor imprévu, qu’on lui trouve tel ou tel accessoire…

Abdellatif Kechiche ne cache pas que depuis les récompenses reçues de l’Académie des César il n’avait aucunement l’intention de se presser pour tourner, et qu’il prendrait tout le temps dont il aurait besoin pour tourner ses films. Mais lorsqu’on porte la double casquette de réalisateur et de producteur, il faut trouver des moyens de réduire les coûts pour y parvenir.
C’est ainsi qu’au moment de reconduire les contrats mensuels en fin avril 2012, les conditions ont été modifiées par la production : le forfait journalier s’est vu transformé unilatéralement en forfait hebdomadaire de 5 jours travaillés 6 (sans évolution de salaire) – à prendre ou à laisser. Par ailleurs, la figuration était autant que possible recrutée à l’instant sur place, contre paiement d’un café ou d’un hamburger, avec pour argument de recrutement que les personnes choisies avaient la chance de tourner sur un film d’Abdellatif Kechiche. Ceci n’exemptait évidemment pas ces personnes de signer une déclaration de cession de droits à l’image, soigneusement récoltée par les assistants de production.

Idem sur la constitution de l’équipe de tournage, en déficit chronique de techniciens, compensé par de (très nombreux) stagiaires, utilisés indistinctement à toutes tâches, et un refus systématique de renfort d’équipe pour des journées plus lourdes à gérer (figuration plus nombreuse…). Mais le cynisme n’a pas de limites : dans une telle adversité, lorsqu’il s’agit de quitter un décor de tournage, tout le monde se prête main-forte et participe au rangement. Et lorsque le réalisateur-producteur remarque, à 5 heures du matin après 15 heures de travail, qu’un des collaborateurs essentiels à la bonne suite du tournage se trouve en haut d’une échelle à démonter quelque chose, il l’invective de descendre sur le champ et de faire effectuer ce travail par quel qu’un de " remplaçable ".

En général, lorsque des difficultés d’organisation, des journées qui s’éternisent trop fréquemment ou des questions financières surviennent, le directeur de production est la personne à trouver pour rechercher ensemble des solutions. Mais ce dernier a très rapidement été écarté du plateau, dès après deux semaines de tournage, et la seule personne en charge de ces questions de production devenait le réalisateur, à qui il était forcément impossible d’évoquer de tels problèmes annexes. Les coproducteurs de Wild Bunch, alertés de plusieurs problèmes rencontrés en tournage, n’ont rien eu de particulier à constater lors de leur visite sur le plateau au Lycée Pasteur de Lille : sur ordre de la réalisation-production, nous avons tout simplement refait le même programme que celui tourné la veille, dans une salle de classe calme et studieuse rassemblée autour de La Vie de Marianne de Marivaux.

Compte tenu de tout ce qui précède, il devient difficile de lire les propos de François Maraval (Télérama, 18 mai 2013) qui se félicite de voir que La Vie d’Adèle a coûté deux fois moins cher que les films français semblables, alors que sa durée de tournage a été doublée. Quant aux conditions de tournage, à la durée de disponibilité des techniciens, elles furent largement plus souples que toute proposition d’un texte alternatif de convention collective du travail suggérée par Brahim Chioua (Le Monde, 23 mai 2013).

Ce genre " d’efforts " consentis par une équipe le sont généralement faits de bonne grâce pour des projets réputés difficiles à monter. Si les langues se délient depuis peu, c’est probablement que les propos publics récemment tenus par le réalisateur-producteur sur son souci d’humanité de progrès social ont été en totale contradiction avec son comportement sur toute la durée du film.

Le film a été projeté à Cannes sans génériques, sans doute par manque de temps pour le finaliser. Nous ne manquerons cependant pas de nous assurer, voire de faire en sorte, que toutes les personnes qui ont participé à ce tournage particulièrement douloureux soient précisément mentionnées aux postes qu’elles ont assumés.

Une compensation financière aurait été proposée par Wild Bunch aux techniciens de la région Nord Pas-de-Calais en échange de leur silence. Ce n’est évidemment pas acceptable en tant que tel, parce que tous les techniciens du film sont concernés sans distinction, et parce que ce genre de pratiques est d’un autre âge.

Si ce long métrage devait devenir une référence artistique, nous espérons vivement qu’il ne devienne jamais un exemple en terme de production.

(En vignette de cet article, illustration de Julie Maroh pour la couverture de sa bande dessinée, Le Bleu est une couleur chaude, dont La Vie d’Adèle est une adaptation)