La cheffe opératrice Mandy Walker, ACS, ASC, échange sur son travail à propos d’"Elvis", de Baz Luhrmann


Candidat à la Grenouille d’or de la compétition principale, le film Elvis est aussi l’occasion pour Camerimage de remettre à son réalisateur Baz Luhrmann le "Special Award for Outstanding Director". Pour sa seconde coopération avec la cheffe opératrice Mandy Walker, ACS, ASC, (sa quatrième si l’on inclut deux publicités réalisées pour Chanel), le réalisateur renoue avec le film musical, qui avait rythmé le début de sa carrière. Qu’il adapte un roman (The Great Gatsby), une pièce de théâtre (Roméo + Juliette) ou qu’il s’appuie sur des faits historiques (Australia), Baz Luhrmann a toujours su emmener les histoires dans son univers unique, chatoyant et sensible à la fois. Elvis ne fait pas exception à la règle : bien plus qu’un simple biopic, le film est une véritable exploration des États-Unis du milieu du XXe siècle, en tension constante « entre le show et le biz », selon les propos de Baz Luhrmann, à travers un personnage que le réalisateur tente de dépouiller de son aspect iconique, pour lui rendre son humanité et sa sensibilité. (MC)

Hélène de Roux : Que connaissiez-vous d’Elvis avant le film ?

Mandy Walker : Il est mort quand j’étais petite mais je me souviens de sa musique que mes parents écoutaient, et ses films. C’est un personnage spécial, qui a influencé l’Amérique et réciproquement.
Baz et moi nous connaissons depuis 20 ans donc on a développé des automatismes. C’est une collaboration très importante pour moi. Il m’a impliquée très tôt sur le projet et nous avons commencé immédiatement à faire des recherches avec les autres départements, les costumes, le maquillage, etc. Il m’a d’abord parlé de l’histoire, des émotions qu’il voulait que le public ressente, des sentiments des personnages...
J’étais aux auditions d’Austin (Austin Butler, interprète du rôle-titre), avec mon Leica, et j’ai commencé à chercher des angles de caméra pour sa performance, sa façon de bouger, je cherchais sous quels angles il ressemblait le plus à Elvis. Baz prenait aussi des photos et je me souviens que parfois on se rendait compte qu’on avait pris exactement les mêmes ! C’est le genre de relation artistique qu’on a.

HdR : Comment avez-vous navigué parmi toutes ces images qui pré-existaient d’Elvis, ces heures de vidéos et de musique ?

MW : Nous avons tout regardé. Baz voulait qu’Austin soit une réplique exacte de ces modèles, ce qu’Austin a réussi à faire, et il voulait que ce soit aussi le cas de la photographie du film. J’ai donc étudié l’émission connue sous le nom de "68 Comeback Special", produite par NBC, et les deux films documentaires qui avaient été tournés sur ses spectacles dans les années 1970 pour savoir quelles caméras avaient été utilisées, avec quels objectifs. Avec l’équipe caméra, pendant la construction des décors, nous avons cherché les positions exactes des caméras. Puis j’ai étudié la lumière. Il y a notamment des projecteurs de studios de TV et de salles de concerts des années 1960. J’ai demandé au département décoration de trouver ces vieilles lampes, et j’y ai intégré des projecteurs LED plus flexibles que je pouvais contrôler depuis la console DMX. Il y a eu 4 mois de préparation et 85 jours de tournage, ce qui est plutôt rapide pour plus d’une centaine de décors. Une des salles de concert était énorme, on l’a construite en studio.

Austin Butler dans "Elvis" - © Warner Bros
Austin Butler dans "Elvis"
© Warner Bros

On faisait beaucoup de répétitions, avec les caméras sur scène avec Austin, pour réussir à reproduire exactement les images existantes, et pour l’habituer à avoir la caméra très proche de lui. Les caméras devaient danser avec lui. Je connaissais la musique, les chansons, les paroles, je pouvais bouger avec lui parfaitement. Certaines images sont aussi directement extraites des documentaires de l’époque, et ont été étalonnées pour raccorder avec les autres.

Mes parents de 87 ans ont vu le film trois fois, parce qu’ils avaient vu les films d’Elvis et écouté sa musique, et ils l’aimaient ; les gens de mon âge le connaissent à peu près mais surtout pour ses chansons ; et les adolescents ne savent pas qui c’est, pour eux, c’est simplement un costume d’Halloween. Donc je voulais que ça soit accessible et moderne, en parallèle de la partie orientée sur les archives. On retrouve cette idée aussi dans la musique, avec des chansons originales – chantées par Austin – et des morceaux contemporains. Beaucoup d’adolescents sont allés voir le film, et ils ont beaucoup appris sur ce personnage iconique, et la façon dont il a changé la culture américaine, en y intégrant sa musique. Il a été précurseur dans plein de domaines, et nous tenions non seulement à le montrer aux plus jeunes, mais aussi à leur faire ressentir ce que ça représentait à cette époque.

Mandy Walker, entre, de dos, Hélène de Roux et Pascale Marin - Photo Katarzyna Średnicka
Mandy Walker, entre, de dos, Hélène de Roux et Pascale Marin
Photo Katarzyna Średnicka

HdR : Concrètement, comment avez-vous traité ces parties plus modernes à l’image ?

MW : Par la façon dont s’imbriquent les séquences reproduites à partir d’images d’archives, et celles qui intègrent plus son histoire personnelle, ses relations avec le colonel Parker, avec Priscilla et toutes les personnes qui ont fait partie de son entourage. Très tôt pendant la préparation, Baz m’a dit : « Quand il danse, la caméra danse avec lui, et quand il s’envole, nous aussi. Mais quand il est au cœur du drame, nous allons être plus élégants et observateurs, avec une caméra plus statique ». J’ai travaillé à intégrer ces différents styles pour obtenir un langage visuel qui reste homogène, toujours en accord avec l’émotion de la scène.

Helen Thomson et Austin Butler - © Warner Bros
Helen Thomson et Austin Butler
© Warner Bros

Sans jamais perdre de vue ces intentions, et parce que nous étions extrêmement bien préparés, nous avons pu aussi nous adapter à ce que nous ressentions face aux propositions des comédiens. Par exemple, la scène de la rupture, qui commence dans la chambre et se poursuit dans les escaliers devait être tournée en deux temps car les décors n’étaient pas communicants. Mais pendant la répétition, il y avait une telle émotion, j’ai eu un échange de regard avec Baz et nous avons décidé de tourner la scène en entier. Donc on a tourné la première partie, avec trois caméras, puis on a couru tous ensemble sur l’autre décor pour continuer la scène.

Pascale Marin : Vous avez utilisé plusieurs séries d’optiques, sphériques et anamorphiques. Elvis a été filmé en anamorphique à Las Vegas en 1970, est-ce que c’est ce qui a motivé ce choix ?

MW : Oui, exactement. C’était toujours dans cette idée d’être précis dans notre reproduction de ces images, qui sont dans l’imaginaire collectif. Quand vous regardez un film des années 1970, il va être tourné en anamorphique, et un film des années 1950 en sphérique.
J’ai fait fabriquer sur mesure les objectifs de ce film, à partir de ceux qui avaient été utilisés pour Lawrence d’Arabie, desquels nous avons conservé certaines lentilles. Il a fallu plusieurs allers-retours entre nous et Panavision pour trouver l’image parfaitement adaptée à ce que nous cherchions à créer. Les optiques anamorphiques aujourd’hui sont plus exactes et réalistes, elles ont ces flares bleutés horizontaux dont je ne voulais pas car ça ne correspondait pas à l’époque. Je ne voulais pas non plus qu’on voit la découpe du contour de l’iris dans les bokehs. Je suis allée voir Dan Sasaki, à Panavision, et il a remis les aberrations, il a rendu les bokehs plus doux et ovales, recoloré les flares, resaturé et reconstrasté les optiques. Je voulais que ce soit plus organique comme en pellicule donc j’ai fait ajuster des petites choses comme ça.

PM : Et vous avez personnalisé toutes vos séries d’optiques ?

MW : Oui, trois fois chacune, pendant les tests. J’étais en Australie et Dan à Los Angeles. La première itération, je suis allé chez Panavision avec Baz pour voir Dan, et nous avons parlé de l’histoire, des images, des sentiments qu’on voulait créer. Il a suggéré quatre types différents et moi je suis venue avec une optique Petzval, basée sur un objectif de projecteur du 19e siècle. Il ne fait le point qu’au centre, et donne un effet de vortex sur les bords. Dan l’a retravaillé pour qu’il soit adapté au tournage, et notamment qu’il couvre le grand capteur de l’Alexa 65, et il a servi pour la séquence où Elvis s’évanouit, et pour les moments de rêves et de flash-back. Je ne sais pas comment Dan fait tout ça, je dialogue avec lui moins techniquement que comme avec un artiste. Je lui montre des images et des peintures, et il interprète mes intentions de manière optique. Il dit que son travail avec les objectifs est de recréer la troisième dimension. La pellicule en a deux, et la troisième se fait avec la mise au point, le bokehs, les contours émoussés, etc. J’ai travaillé avec lui sur tous mes films de puis 15 ans, depuis que je suis arrivé aux USA.

Tom Hanks et Austin Butler - © Warner Bros
Tom Hanks et Austin Butler
© Warner Bros

PM : Vous avez dit à la conférence d’hier que vous ne vous sentiez pas comme une « femme cheffe opératrice », mais simplement comme une cheffe opératrice, sans notion de genre. Mais ça vous fait quoi d’être un modèle pour de jeunes cheffes opératrices ?

MW : Je ne me vois pas comme ça, mais je peux comprendre en restant très humble, il n’y a que 5 à 9 % de femmes cheffes opératrices. J’étais une des premières, en particulier en Australie. Je crois qu’on était deux et l’autre a fini par abandonner. Je me rends compte qu’il a fallu que je passe par toutes ces difficultés, me faire accepter par les équipes, etc. Mais une fois que je suis sur le film, ça n’a plus d’importance.

PM : Le problème, c’est de réussir à pouvoir faire un film !

MW : Exactement, c’est pour ça que je fais toujours attention à avoir une équipe diversifiée. Il y a autour de nous des gens avec des couleurs de peau et de milieux sociaux différents et je veux voir ça sur le plateau. Donc je fais un effort pour aller chercher de bons techniciens, qui sont des femmes et des gens d’origines différentes. Et si je ne trouve personne, je prends deux stagiaires, une femme et une personne de couleur.

Photo Katarzyna Średnicka

PM : Baz Luhrmann dit que vous êtes une vraie cheffe mais que vous traitez votre équipe avec respect.

MW : Je n’ai pas fait d’école de cinéma, j’ai commencé en bas de l’échelle, comme seconde assistante caméra, et j’ai vu comment marchaient les relations sur un plateau, comment j’étais traitée. Parfois très mal. Je me suis rendu compte que personne ne respectait un chef opérateur qui hurle sur son équipe. Personne ne va se donner au maximum si vous ne vous comportez pas bien avec eux. Donc j’essaie toujours que mon équipe soit une zone où on se respecte, et que ce soit le cas dans les autres départements, pour qu’on puisse collaborer tous ensemble en harmonie. C’est très important.
Baz est comme ça aussi. Il est comme un chef d’orchestre, il s’implique auprès de chaque membre de l’équipe, il leur parle de l’émotion, du jeu, de comment travailler, danser avec les acteurs. Et ils adorent ça, car ils font partie du processus collaboratif de création. Sur beaucoup de films, les techniciens n’ont pas l’occasion de parler au réalisateur, c’est du gâchis. Là, ils savent qu’ils font leur travail parce que Baz leur a demandé. On s’est bien amusé sur le tournage, c’était un gros challenge mais on s’est beaucoup préparé, en impliquant tout le monde.

PM : Je trouve dommage que vous soyez la seule femme nommée en compétition principale de Camerimage cette année, mais je suis très heureuse que ce soit vous !

(Article rédigé par Margot Cavret, pour l’AFC, à partir de propos recueillis par Hélène de Roux et Pascale Marin, AFC, et retranscrits par Clément Colliaux)